Truandailles 1890 : Jean Richepin, aux éditions du Vampire Actif

Hormis les quelques « grands » noms de cette époque qu’ils semblent avoir phagocytée et s’être, pour ainsi dire, appropriée, quel « honnête homme » d’aujourd’hui pourrait citer ceux des autres romanciers ou auteurs de nouvelles des années 1890 ? C’est qu’ils appartiennent, pour la plupart, à cette génération des auteurs nés aux alentours de 1850, qui n’est plus celle du romantisme, ni celle du réalisme ou de son avatar, le naturalisme. De quel mouvement pourraient-ils bien se prévaloir ? Le symbolisme n’a guère, que l’on sache, franchi les limites de la poésie et du théâtre : on est, en 1890, dans un de ces entre-deux que l’histoire littéraire ne reconnaît qu’après coup : la génération précédente a donné ce qu’elle a pu, la brillante génération des natifs de 1870, encore à la fleur de l’âge, n’a guère eu le temps de produire – si l’on met à part le précoce Jean de Tinan, mort trop jeune pour que son œuvre courte pût s’inscrire dans notre patrimoine littéraire – et dont certains procédés, en particulier dans Penses-tu réussir ? (1897) sont proches de ceux décrits ci-dessous. Émergent, parmi nombre d’oubliés, Zola, le dernier Maupassant, Mirbeau, Verne, France, Bloy – ce dernier sans doute le plus fortement typé de cette petite clique, qui publie d’ailleurs, dans le domaine narratif, en 1893 son magnifique Sueurs de sang.

Dès lors : qu’écrire, et comment, en 1890, qui ne soit une resucée, un prolongement des écritures antécédentes, qui ne s’inscrive dans les courants répertoriés de l’époque, et qui manifeste donc une originalité qui surprenne le lecteur, si le lecteur a envie d’être surpris, et lui apporte, peut-être, cette nouvelle vision du monde que lui donnera la lecture de Proust, mais plus tard, ou celle d’un Paul Morand – dont le même Proust, dans Le Temps retrouvé, soulignera, sans le citer nommément, le regard novateur, au point de lui faire oublier celui de France-Bergotte ? L’heure n’est pas encore aux convulsions du langage – pensons à Cendrars ou à Tzara –, ni même à cette introspection convulsive timidement amorcée dès 1888, avec le recours au monologue intérieur, par un Édouard Dujardin, dans Les Lauriers sont coupés.

Donc: qu’écrire ? Mais Truandailles, bien évidememnt, quand on a quarante ans, et qu’on s’appelle Jean Richepin.

***

Les marginaux, de ceux qui font trembler le bourgeois, n’ont pas manqué d’empreindre de leur présence une part non-négligeable de la littérature du 19ème siècle (Hugo, bien sûr, mais aussi Murger, etc.) ; ils constituent même un excellent fond d’édition, si on en juge par les succès d’un Eugène Sue, par exemple (Les Mystères de Paris), ou d’un Vidocq (dans ses Mémoires).

La recette de leur exploitation littéraire est simple – que Zola d’ailleurs, et les Goncourt, reprendront pour partie à leur compte : en gros, faire vivre ces milieux interlopes, et faire parler ces gens comme ils parlent réellement, dans l’étrangeté de leur langage, autant que sont étranges leurs codes et leur façon d’être – en un mot, montrer, exhiber, leur a-normalité, en ceci qu’il s’agit de « monstres », si on s’en tient à l’acception antique du terme[1].

Exhiber, oui, des monstres, écrire une littérature de Foire du Trône (qu’évoque d’ailleurs Richepin, dans Truandailles, lui donnant son ancienne appellation de foire au pain d’épice).

Chez Sue, cela donne ceci : un projet ; une exécution (les citations sont tirées des toutes premières pages des Mystères de Paris) :

Projet : Ce début [des Mystères de Paris] annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes ; s’il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues ; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais. […] Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. […] Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à eux, langage mystérieux, rempli d’images funestes, de métaphores dégouttantes de sang. 

Exécution : La nuit était profonde, l’eau tombait à torrents, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.

Dix heures sonnaient dans le lointain à l’horloge du Palais de Justice.

Des femmes embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient à demi-voix quelques refrains populaires. […]

— Eh ! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l’eau d’aff ?

— Toujours! j’aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d’être sans eau d’aff dans l’avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde, dit le jeune homme d’une voix cassée, sans changer de position et en lançant d’énormes bouffées de tabac.

Une narration, donc, en parfait français de code civil, pour reprendre l’expression de Stendhal, et qui contraste avec des dialogues ponctués d’un argot typographiquement indiqué, dont l’insistance pourrait sembler risible. C’est qu’il faut montrer que l’on sait écrire, qu’on est, comme on dit à l’époque, un écrivain de race, et prendre donc un peu de distance avec le « bas langage », insister sur le pittoresque tout en s’en démarquant : donner à voir ce qui détone, faire entendre les dissonances tout en se gardant l’œil propre et l’oreille scrupuleuse.

En bref : une tradition comme une autre.

***

C’est là que survient Richepin, bien oublié lui aussi de nos jours, même si dans les anthologies, les manuels de littérature, résonne encore à l’occasion sa Chanson des gueux, sans aucun doute son texte le plus connu.

Là que survient Richepin et son originalité, dans Truandailles : bas-fonds, certes, et langage coloré, comme chez Sue, comme chez d’autres encore. Mais – et c’est là toute la différence : si les dialogues épousent le langage de ceux qui les profèrent, le narrateur (toutes les nouvelles constitutives du recueil sont à la première personne), qu’on ne peut soupçonner d’appartenir à la famille des bateleurs et autres monstres de foire, écrit aussi comme ils parlent.

Autrement dit, on assiste, avec Truandailles, à l’intrusion du français, sinon argotique (quoique parfois), au moins populaire dans la narration ; à un lissage, au niveau de l’expression, entre parties dialoguées et parties narratives, l’ensemble ainsi écrêté s’inscrivant dans un continuum tonal, dans un même flux verbal – qui en cela préfigure Céline, et se démarque (même si, à l’occasion, Richepin en fait usage) du style indirect libre d’un Zola.

C’est là, me semble-t-il, que se situe la plus grande originalité stylistique de ce texte remarquable à plus d’un titre : en ceci qu’il anticipe, en ces mornes années 1890, une autre façon d’écrire cette narration française dont la forme – semble-t-il épuisée –, doit impérativement se renouveler, tant dans sa structure (et ce sera, quelques années plus tard, À la recherche du temps perdu) que dans son registre.

Les origines de cette trouvaille ? Richepin, de ce point de vue, n’est en fait l’héritier que de lui-même, qui dans sa Chanson des gueux inaugure le procédé qu’il va systématiser dans Truandailles, passant avec brio du vers à la prose, en gardant en prose – et ce n’est pas la moindre de ses caractéristiques – la même tonalité que fait entendre son recueil de 1876.

Qu’on en juge sur pièces :

La Chanson des gueux :

La viscope en arrière et la trombine au vent,
L’œil marlou, il entra chez le zingue, et levant
Sa blouse qui faisait sur son ventre une bosse,
Il en tira le corps d’un chat : « Tiens dit le gosse
Au troquet, tiens, voici de quoi faire un lapin. »
Puis il prit son petit couteau de goussepain,
Dépouilla le greffier, et lui fit sa toilette
Avec le geste d’un boucher de la Villette.
Et l’on riait. Car nul ainsi que ce crapaud
Ne sut déshabiller un matou de sa peau.[2]

Truandailles :

Han ! Aïe donc ! Quelle masse à arracher du sol ! Du cœur ! Ça grouille. Ça s’ébranle. Ça roule. Elle jure. Il halète. Les commères piaillent. Le couple bousculant et bousculé les heurte. On s’empêtre les pieds dans les fagots, les sacs. On tombe sur du charbon qui s’effondre et s’écrase. Il fait noir. Une poussière de ténèbres ! Qui est dessus ? Qui est dessous ? Micmac ! Cris et gnons !

Oh ! gnon, en particulier dans la caboche même du vicomte. Et quel gnon ! (La Vengeance de Polyte)

Transposition, donc, en prose, de ce qui a fait le succès (hors le scandale ayant suivi sa publication) de La Chanson des gueux ; et transposition, faut-il le dire, parfaitement réussie, suffisamment marquante, originale, pour imprégner les jeunes esprits de l’époque, qu’elle va féconder (je pense en particulier à Jean de Tinan, que j’ai cité plus haut).

***

Sans doute n’est-ce là qu’un des aspects du style bien caractéristique de Richepin, dans Truandailles : il resterait à parler de l’humour, constant dans tout l’ouvrage, et de ce ton d’empathie gouailleuse – de ce point-de-vue, Richepin se situe aux antipodes d’un Eugène Sue – pour tous les traîne-misère dont sont faits les portraits. Toutefois, c’est, me semble-t-il, un aspect essentiel, dans la mesure où, pour me répéter, il inaugure certains procédés que reprendra la littérature du début du 20ème siècle – je pense en particulier à ce que, outre Céline, mais plus tard, fera, dans les années 1910, un Francis Carco, et, après la grande guerre, dans un tout autre contexte, un Henri Barbusse.

Il faut donc savoir gré aux éditions du Vampire Actif d’avoir tiré de l’oubli ce texte initiateur – et Richepin, par la même occasion –, publié dans un ouvrage de très belle facture (une des marques de cette maison d’édition lyonnaise) et accompagné d’un appareil critique fourni et de grande pertinence.


[1] « Le monstre est celui dont l’aspect nous est inhabituel par la forme de son corps, sa couleur, ses mouvements, sa voix, et même les fonctions, parties ou qualités de sa nature. » (Saint Augustin, in La Cité de Dieu).

[2] La Chanson des gueux : « Autre eau forte » (partie : « Au pays du largonji »)

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