
Psautier (vers 1180)
En l’absence de taille, le cep se transforme en arbuste sauvage. La vigne, en effet, délicieux présent de la nature munificente, s’est accordée avec bonheur aux besoins des hommes. Du fait de leurs soins avisés et de leur industrie, elle donne à voir à l’occasion de bien belles noces, quand, courant çà, là, les sarments, noués par un engagement mutuel, s’entreprennent avec douceur, mollement étayés de tuteurs et de piquets, et deviennent, tout pareil, gros du fruit de joie, la rafle s’enrichissant de grains. Le raisin, quant à lui, recèle les pépins, et dans le grain se trouve le jus, qui par l’ingénieuse opération de la nature agissante et par la bienfaisante, contributive, chaleur de l’air, se transforme avec bonheur en une liqueur des plus délicieuses et des plus agréables, dont se réjouit le cœur de l’homme. Le pampre, par toute son ampleur, contient les assauts de l’air au moment opportun, et quand on l’effeuille laisse pénétrer la douce chaleur du soleil. Les vignerons entonnent de gaies chansons quand ils parviennent aux derniers rangs.
Sur la terre du libre arbitre, croît pareillement, généreuse, la vigne des vertus, cultivée par le Grand Cultivateur. Elle connaît de joyeuses noces, où l’âme exulte et prend époux. La bonté naturelle de l’âme – dans laquelle les vertus sont au repos – sert de support aux vertus elles-mêmes ; et de même que la vigne est fécondée par la grappe, par les pratiques méritoires de la vie l’est la vigne des vertus. Le vin spirituel est la joie spirituelle de l’âme : grâce à elle, l’âme, sobre et désenivrée, oublie l’amour de ce monde et brûle de l’amour de l’Aimé. Dans le pampre réside la protection divine, laquelle contient les manœuvres de l’Aquilon et ouvre à la douce compassion de l’Esprit Saint. Les cohortes angéliques exultent, quand par bonheur il n’est plus besoin de la garde diligente qu’ils montent afin de préserver la vigne des renardeaux – car, de même que les vignes sont entourées de murs, les âmes où fleurissent les vertus sont confiées à la garde des Esprits Supérieurs.

Taille de la vigne (XVe siècle)
On désigne ordinairement par « vigne » la Sainte Église, laquelle s’orne des sarments de la noble charité ; des pampres de la parole contrant, de leur rafraîchissant pouvoir, la chaleur des vices ; et des grappes des fructueuses méditations. Est-il bois plus racé que le sarment, plus commun que la javelle ? La javelle sert-elle à autre chose qu’à alimenter le feu ? Ainsi, tant que l’on relève de l’unité de l’Église, de son nom, de sa divinité, a-t-on la vigueur du sarment, verdoie-t-on du vert de la grâce. Mais retranché du corps de l’unité de l’Église, on devient une javelle, vouée au feu de l’enfer. Mais ô douceur de la compassion divine ! ô richesses infinies de la miséricordieuse bonté du Christ ! La javelle ligneuse, retranchée du corps de la vigne, ne retourne point au sarment racé dont est constituée la vigne : mais l’homme retranché, du fait de ses mauvaises actions, de l’unité de l’Église, reprend, grâce à la munificente bonté du Christ, sa place dans l’unité de l’Église unie.
Des javelles provient la cendre que, le jour des Cendres, le pénitent se répand sur la tête, afin que l’homme se rappelle que ce n’est que par l’humilité et le rejet de soi-même qu’il peut devenir sarment dans la vigne instituée de la Sainte Église. Le temple du Seigneur fut réduit en cendres par un incendie, mais il fut vertueusement reconstruit. À cela s’ajoute que, de même que le sarment se fait javelle et que la javelle est réduite en cendres : ainsi le corps doté d’une âme devient-il cadavre, et le cadavre, cendres. C’est cela que rappelle le pénitent, s’il fait pénitence. Et n’oublions pas que l’eau – ou pleur – de vigne, est – les médecins le savent bien – bonne pour les yeux : ainsi la dévotion à la Sainte Église illumine-t-elle les âmes.

Pressoir mystique (vers 1400)
Le Christ, pareillement, est une vigne, dont les fidèles sont les sarments. Cette vigne poussant en terre vierge a fleuri au printemps de la Conception, et a donné son fruit au temps convenu. La grappe de cette vigne est la grappe de Chypre, la grappe de la floraison. Cette noble vigne, vigne généreuse, vigne de Soreth, a sur l’autel de la croix répandu le vin le plus pur, le vin qui réjouit – d’une joie spirituelle – le corps de l’homme. De cette vigne a aussi coulé l’eau du salut, l’eau de la vraie vigne, qui illumine spirituellement les yeux du cœur. Ô doux pleur de la très douce vigne, quand notre Seigneur a pleuré sur la cité, disant : « Si tu connaissais, toi aussi ! » – ce pour dire : « Si tu connaissais, toi aussi, la raison de mes pleurs, tu pleurerais toi aussi, comme je fais. »
Ô cité que protège les remparts des vertus, c’est à toi que j’adresse ce discours : « Âme humaine, si tu te connaissais toi-même depuis tout ce temps, tu pleurerais toi aussi comme je fais. Des cieux est descendu le gnoti séauton, le connais-toi toi-même. Homme, c’est à toi que je parle. Si tu me connaissais pour être fontaine de vie, moi qui pour toi verse des larmes, Âme, tu pleurerais toi aussi. Le reflet que retourne le miroir est la copie fidèle de la personne dont il est le reflet. Qui sourit apparaît souriant, qui pleure apparaît pleurant à celui dont c’est le reflet. Dès lors, Âme, puisque tu es le reflet de ton Dieu qui a pleuré pour toi, tu pleurerais toi aussi. Ô noble créature, pourquoi, si oublieux de toi-même, pourquoi te montres-tu de même oublieux de ton Dieu ? Ô doux pleurs, encore et encore, de la vraie vigne, quand notre Seigneur a pleuré sur la résurrection de Lazare ! Notre Seigneur Jésus a pleuré sur la résurrection d’un homme mort depuis quatre jours, et qui déjà sentait ; et toi, malheureux homme, invétéré dans le mal, mort non depuis quatre, mais cent jours, et qui sens, pourrissant en puanteur de vices, tu t’abstiens de pleurer afin que de ressusciter ? »

Pressoir mystique (Kuttenberger Kantionale, 1490)
Ô encore et encore : doux pleurs de la vigne généreuse, quand priant sur le mont, le Seigneur a pleuré dans l’imminence de la Passion. Viens, toi de même, sur le mont de Haute Vie Contemplative, et avec Jésus ton très doux Seigneur, pleure : heureux qui se lamente aujourd’hui, car il sera joyeux. D’évidence, lors de la rédemption du genre humain, la vraie vigne n’a point donné de pleurs, mais, la versant, fut prodigue d’une eau rougie de sang pourpre – car [Jésus] fut prodigue de rédemption, prodigue de purification, quand il monda le monde de ses immondices. Aussi ladite vigne étendit-elle ses sarments jusqu’aux confins de la terre, mais dans son sein virginal procura quelque ombrage à la Vierge glorieuse. Doux soit-il, à l’âme aimante, d’être assise à l’ombre de cette vigne et recréée par l’agréable odeur et la suavité de sa fleur délicieuse !
Mais il me faut reprendre ma liberté d’écrivain – sans que j’aie, tant s’en faut, épuisé la matière – et, redescendant sans tomber, passer de grandes choses à de petites : la vigne t’apportera, à toi qui redoutes la malignité d’autrui, le réconfort de son verjus, de ses scions, de ses provins.
Vinea non putata in labruscam silvescit. Est igitur vitis naturae munificae deliciosum munus, quod usibus humanis laeta concessit. Quandoque vero artis humanae diligentia sollerti thalamos aspectu decoros vitis praebet, dum confoederatis nexibus errantes sese dulciter amplexantur palmites, quos virgae aut arundines leniter sustendant. Onerantur vero idem laetitiae fructu, dum botri racemis ditantur. In uva autem latet glarea, cum acino inclusa vinatio, quae quidem ingeniosa naturae operatione agentis, cooperante beneficio caloris aeris, in liquorem deliciosissimum et jocundissimum et cor hominis laetificantem mutatur feliciter. Pampinus latitudine sua excipit aeris insultus, cum res ita desiderat, et fenestra clementiam caloris solaris admittit. Laetum celeuma decantant vinitores cum ad extremos antes perveniunt.
Sic sic in terra liberi arbitrii crescit laeta virtutum vitis, quam summus agricola colit. Haec jocundos thalamos habet, quibus anima sponsum suum exultans suscipit. Sustentant autem quodammodo virtutes ipsas naturalia bona animi, in quibus virtutes quiescunt. Sicut autem vitis foecundatur botris, sic et virtutum vinea usibus meritoriis vitae. Vinum autem spirituale est spiritualis mentis jocunditas, qua mens sobrie debriata amoris rerum mundanarum obliviscitur, fervens in amore dilecti. Pampinus est divina protectio, quae insidias Aquilonis excludit, et clementiam miserationis Spiritus Sancti admittit. Exultant angelici cives, cum feliciter diligentiam custodiae suae consummant, quam vitibus observandis ne eas vulpeculae demolirentur adhibuerunt. Sicut namque maceria vineae cinguntur, sic et mentes virtutibus ornatae muniuntur custodia supernorum spirituum.
Solet item per vitem designari sancta ecclesia, quae palmitibus honestarum operationum, et pampinis verborum contra vitiorum aestum refrigerium praestantium, et botris fructuosarum meditationum decoratur. Quod autem ligni genus palmite generosius, quod sarmento abjectius ? Ad quid utile est sarmentum, nisi ut ignis pabulum fiat ? Sic sic quamdiu es de unitate ecclesiae et nomine et numine, quasi palmes viridis es, virens virore gratiae. Cum vero separaris a corpore unitatis ecclesiasticae, tanquam sarmentum effectus es, ignique gehennali reservaberis. Sed o dulcedo miserationis divinae ! O copiosae divitiae bonitatis misericordiae Christi ! Sarmentum materiale semel praecisum a corpore vineae, non redit in generositatem palmitis entis in constitutione vitis, sed homo, meritis suis malis exigentibus, ab unitate ecclesiastica praecisus, postea de munificentia benignitatis Christi revertitur in unitatis ecclesiasticae unitatem.
De sarmentis fit cinis quo caput paenitentis in capite jejunii aspergitur, ut recolat homo se non nisi per humilitatem et sui abjectionem posse fieri palmitem in constitutione vineae sanctae ecclesiae. Templum Domini in cinerem redactum est per combustionem, sed honeste reaedificatum est. Praeterea, sicut palmes efficitur sarmentum, et sarmentum in cinerem redigitur, sic corpus animatum in cadaver, quid in pulverem convertitur. Haec recolat paenitens, si paenitens est. Et vide quod aqua seu lacrima vitis, ut norunt medici, oculis confert. Sic et devotio sanctae ecclesiae mentes illuminat.
Vitis item Christus, cujus palmites fideles. Haec vitis in terra virginea crescens, verno conceptionis tempore floruit, fructumque tempore suo dedit. Botrus hujus vitis botrus est Cypri, botrus floritionis. Vitis ista nobilis, vitis generosa, vinea Soreth, effudit ex se in ara crucis vinum meracissimum, vinum spirituali laetitia laetificans cor hominis. Effluxit et ex hac vite aqua salutis, aqua verae vitis, quae cordis oculos spiritualiter illuminat. O dulcis lacrima dulcissimae vitis, cum Dominus noster super civitatem flevit, dicens « Si cognovisses et tu » ; ac si diceret « Si cognovisses causam fletus mei, et tu fleres sicut et ego. »
O civitas virtutum propugnaculis munita, ad te sermonem dirigo, o anima humana, si cognovisses jam dudum teipsam, et tu fleres sicut ego. Descendit de caelis nothis elithos, id est cognosce teipsum ; ad te loquor, o homo. Si item cognovisses me fontem vitae, qui pro te lacrimas effundo, o anima, fleres et tu. Imago resultans in speculo conformat se illi cujus est imago. Arridere videtur arridenti, flere videtur ipso cujus est imago flente. Tu igitur, o anima, cum sis imago Dei tui qui pro te lacrimatus est, fleres et tu. O nobilis creatura, cur tui nimis immemor es, cur et Dei tui immemor existis ? O iterum dulcis lacrima vitis verae, cum Dominus noster in suscitatione Lazari lacrimatus est. Lacrimatus est Jesus noster in suscitatione quadriduani jam foetantis ; et tu, miser homo, inveterate dierum malorum, cum sis non quatriduanus sed centenarius foetens et computrescens in vitiorum foetore, lacrimari desistis ut tu susciteris ?
O rursum dulcis lacrima generosae vitis, cum Dominus imminente passionis tempore in monte orans lacrimatus est. Transi et tu ad montem celsitudinis contemplativae vitae, et cum dulcissimo Jesu tuo lacrimare. Beati enim qui nunc lugent, quoniam ipsi ridebunt. Profecto in redemptione generis humani non lacrimam dedit vera vitis, sed copiose aquam effudit sanguine purpureo rubricatam. Apud quem enim copiosa fuit redemptio, copiosa etiam fuit mundatio, dum mundum mundavit munditia. Vitis itaque dicta palmites suos extendit usque in fines terrae. In utero autem virginali umbraculum praestitit gloriosae virgini. Dulce sit animae amanti sedere sub istius umbra vitis, et tam odore jocundo quam suavitate deliciarum floris ipsius recreari. Ut vero pro libertate scribentium, immo et pro lege materiae assumptae, a magnis ad minima sine praecipitio descendamus, dabit tibi qui aliorum malitiam reformidas vitis solacium, tam in agresta quam in turionibus et propaginibus.
(in De naturis rerum Chapitre CLXVII)
Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.
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