Rainer Maria Rilke : « Il faut mourir de les connaître » / « Man muß sterben, weil man sie kennt. »

Qui est Rainer Maria Rilke ?


« Il faut mourir de les connaître ». Mourir
de l’indicible floraison du sourire. Mourir
de leurs mains légères. Mourir
des femmes.

Que le jeune homme chante les mortelles,
quand le toisant elles se promènent
dans le domaine du cœur. À toute fleur de poitrine
il les fête en chantant :
Inaccessibles. Ah, qu’elles sont étrangères.
Au-dessus du faîte
de ses sentiments, elles s’élancent et versent
une nuit transfigurée doucement dans la vallée
délaissée de ses bras. Le souffle
de leur élévation bruit dans son corps feuillu. Ses rus
miroitent en se perdant.

Mais l’homme fait,
qu’il se taise dans le croît de son trouble. Lui qui a
erré de nuit sans route dans le massif
de ses sentiments :
qu’il se taise.
Comme se tait le marin, celui qui a plus d’âge,
et les frayeurs
surmontées jouent en lui comme en des cages qui tremblent.


« Man muß sterben, weil man sie kennt. » Sterben
an der unsäglichen Blüte des Lächelns. Sterben
an ihren leichten Händen. Sterben
an Frauen.

Singe der Jüngling die tödlichen,
wenn sie ihm hoch durch den Herzraum
wandeln. Aus seiner blühenden Brust
sing er sie an:
Unerreichbare. Ach, wie sie fremd sind.
Über den Gipfeln
seines Gefühls gehn sie hervor und ergießen
süß verwandelte Nacht ins verlassene
Tal seiner Arme. Es rauscht
Wind ihres Aufgangs im Laub seines Leibes. Es glänzen
seine Bäche dahin.

Aber der Mann
schweige erschütterter. Er, der
pfadlos die Nacht im Gebirg
seiner Gefühle geirrt hat:
schweige.
Wie der Seemann schweigt, der ältere,
und die bestandenen
Schrecken spielen in ihm wie in zitternden Käfigen.

(in Letzte Gedichte und Fragmentarisches)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Rainer Maria Rilke : Encore et toujours / Immer wieder

Qui est Rainer Maria Rilke ?


Encore et toujours, quoiqu’au fait de l’amour et de son paysage
et du petit cimetière avec ses noms plaintifs,
et de l’atroce, muet abîme où les autres
finissent : encore et toujours nous sortons tous deux
sous les vieux arbres, nous étendons encore et toujours
au milieu des fleurs, tournés vers le ciel.


Immer wieder, ob wir der Liebe Landschaft auch kennen
und den kleinen Kirchhof mit seinen klagenden Namen
und die furchtbar verschweigende Schlucht, in welcher die anderen
enden: immer wieder gehn wir zu zweien hinaus
unter die alten Bäume, lagern uns immer wieder
zwischen die Blumen, gegenüber dem Himmel.

(in Letzte Gedichte und Fragmentarisches)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Rainer Maria Rilke : Étoiles derrière olives / Sterne hinter Oliven

Qui est Rainer Maria Rilke ?


Très cher, que maintes choses laissent dérouté,
penche-toi jusqu’à voir dans le pur du feuillage
les espaces qui sont des étoiles. Je gage
que la terre et la nuit ont même identité.

Vois comme en la ramure à soi inattentive
le plus proche se mêle à ce qui n’est nommé ;
on nous le montre ; on ne nous tient pas pour convive
qu’on ne fait qu’accueillir, rafraichir, animer.

Quoiqu’ayant eu en route aussi bien des misères
nous n’avons épuisé tout le fruit du jardin,
et les heures, grossies plus que dans nos prières,
vont vers nous à tâtons, qui sommes leur soutien.


Geliebter, den so vieles irre macht,
neig dich zurück bis du im lautern Laube
die Stellen siehst, die Sterne sind. Ich glaube
die Erde ist nicht anders als die Nacht.

Sieh, wie im selbstvergessenen Geäste
das Nächste sich mit Namenlosem mischt;
man zeigt uns dies; man hält uns nicht wie Gäste
die man nur nimmt, erheitert und erfrischt.

Wie sehr wir auch auf diesen Wegen litten,
wir haben nicht den Garten abgenützt,
und Stunden, grössere als wir erbitten,
tasten nach uns und gehn auf uns gestüzt.

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Orphée chante / Orpheus singt

Qui est Rainer Maria Rilke ?

Alors jaillit un arbre, ô pur jaillissement !
Ô c’est, qui chante, Orphée ! Ô grand arbre en l’oreille !
Et tout se tut. Même en ce taire, cependant,
vinrent signe, avatar, prémices non pareilles.

Des bêtes faites de silence débuchèrent
du bois clair libéré des tanières, des nids ;
et s’avéra que ce n’était par ruse ni
par peur qu’il leur venait une voix si légère

mais du fait de l’écoute. Et la criaillerie
leur sembla, dans leur cœur, petite. Et où n’étaient
pour accueillir cela qu’à peine de vieux murs,

un repaire formé de désirs très obscurs
disposant d’une entrée aux montants qui boitaient,
tu fis à leur usage un temple dans l’ouïe.


Da stieg ein Baum. O reine Übersteigung!
O Orpheus singt! O hoher Baum im Ohr!
Und alles schwieg. Doch selbst in der Verschweigung
ging neuer Anfang, Wink und Wandlung vor.

Tiere aus Stille drangen aus dem klaren
gelösten Wald von Lager und Genist;
und da ergab sich, daß sie nicht aus List
und nicht aus Angst in sich so leise waren,

sondern aus Hören. Brüllen, Schrei, Geröhr
schien klein in ihren Herzen. Und wo eben
kaum eine Hütte war, dies zu empfangen,

ein Unterschlupf aus dunkelstem Verlangen
mit einem Zugang, dessen Pfosten beben, –
da schufst du ihnen Tempel im Gehör.

(in Les Sonnets à Orphée / Die Sonette an Orpheus , 1922)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Actualité 2ème semestre 2019

Sortie de ma traduction, dans le n° 77 de la revue Diérèse, de poèmes en prose de Katherine Mansfield


Sortie, aux éditions publie.net, de ma traduction (en vers français rimés) des Sonnets à Orphée de Rilke (novembre 2019)


Sortie aux éditions du Réalgar de Tout était devenu trop blanc (roman, août 2019)

Un poème de jeunesse de Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Avent / Advent

Qui est Rainer Maria Rilke ?

L’hiver dans les bois le vent soufflant mène,
Pâtre, les troupeaux que font les flocons.
Maint sapin se voit dans quelques semaines
En sainte ferveur sous les lumignons.
Et prêtant l’oreille au dehors : de tendre
Aux chemins blanchis ses branches – paré,
D’éviter le vent, croissant pour se rendre
À l’unique nuit de la Majesté.


Es treibt der Wind im Winterwalde
die Flockenherde wie ein Hirt
und manche Tanne ahnt wie balde
sie fromm und lichterheilig wird;
und lauscht hinaus. Den weissen Wegen
streckt sie die Zweige hin – bereit
und wehrt dem Wind und wächst entgegen
der einen Nacht der Herrlichkeit.

(in Advent [1897])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Cinquième élégie / Fünfte Elegie (Les Saltimbanques)


Mais qui sont-ils donc, dis-moi, ces êtres de voyage, encore un peu
plus instables que nous ne sommes, eux que tord
et pousse, pour le plaisir de qui, de qui,
un vouloir précoce et jamais satisfait ? mais qui les tord,
les courbe, les noue, les remue,
les lance et les rattrape ; comme au travers d’un air
huilé, plus lisse, ils atterrissent
sur cette dévorure, le tapis toujours plus mince
sous leurs bonds perpétuels, sur ce tapis
perdu dans l’univers.
Étalé comme un emplâtre, à croire qu’à cet endroit le ciel
de la banlieue aurait endolori la terre.
Et à peine y sont-ils
qu’ils érigent pour faire la montre l’imposante lettrine
de leur pyramide…, et aussi déjà, la constante
empoignade fait rouler pour rire les plus forts
des hommes, comme à table Auguste le Fort faisait
d’assiettes en étain.

Wer aber sind sie, sag mir, die Fahrenden, diese ein wenig
Flüchtigern noch als wir selbst, die dringend von früh an
wringt ein wem, wem zu Liebe
niemals zufriedener Wille? Sondern er wringt sie,
biegt sie, schlingt sie und schwingt sie,
wirft sie und fängt sie zurück; wie aus geölter,
glatterer Luft kommen sie nieder
auf dem verzehrten, von ihrem ewigen
Aufsprung dünneren Teppich, diesem verlorenen
Teppich im Weltall.
Aufgelegt wie ein Pflaster, als hätte der Vorstadt-
Himmel der Erde dort wehe getan.
Und kaum dort,
aufrecht, da und gezeigt: des Dastehns
großer Anfangsbuchstab…, schon auch, die stärksten
Männer, rollt sie wieder, zum Scherz, der immer
kommende Griff, wie August der Starke bei Tisch
einen zinnenen Teller.

Ah, et à l’entour de ce
mitan, la rose des spectateurs :
qui s’ouvre et se défeuille. À l’entour de ce
pilon, le pistil, atteint par son propre
pollen, fécondé derechef pour donner le fruit faux
du dégoût, de cet
inconscient dégoût qui, brillant sur sa plus fine
surface, arbore sans lourdeur un faux sourire.

Ach und um diese
Mitte, die Rose des Zuschauns:
blüht und entblättert. Um diesen
Stampfer, den Stempel, den von dem eignen
blühenden Staub getroffnen, zur Scheinfrucht
wieder der Unlust befruchteten, ihrer
niemals bewußten, – glänzend mit dünnster
Oberfläche leicht scheinlächelnden Unlust.

Là : l’hercule fané, couvert de plis,
le vieux qui n’est plus que tambour,
rabougri dans sa peau puissante, à croire qu’elle a jadis
contenu deux hommes dont à l’un
désormais au cimetière, il survivrait,
sourd et parfois un peu
confus, dans sa peau de veuf.

Da: der welke, faltige Stemmer,
der alte, der nur noch trommelt,
eingegangen in seiner gewaltigen Haut, als hätte sie früher
zwei Männer enthalten, und einer
läge nun schon auf dem Kirchhof, und er überlebte den andern,
taub und manchmal ein wenig
wirr, in der verwitweten Haut.

Mais le jeune gars, l’homme, qu’on dirait fils d’une nuque
et d’une nonne : dru, robustement empli
de muscles et de simplicité.

Aber der junge, der Mann, als wär er der Sohn eines Nackens
und einer Nonne: prall und strammig erfüllt
mit Muskeln und Einfalt.

Oh vous
qu’une douleur, alors encore petite,
a jadis reçus pour jouets, lors d’une de ses
longues convalescences…

Oh ihr,
die ein Leid, das noch klein war,
einst als Spielzeug bekam, in einer seiner
langen Genesungen….

Toi, qui avec ce choc
que seuls les fruits connaissent, dans ta verdeur encore,
cent fois par jour, chois de l’arbre de mouvement
qu’en commun l’on construit (lequel, plus rapide que l’eau, en quelques
minutes sait le printemps, l’été, l’automne) ‒
toi dont la chute impose à la tombe ton impact :
quelquefois, dans une demi-pause, voudrait sourdre de toi
un visage aimant, tourné vers ta mère ‒ elle qui est rarement
tendre ; mais il se perd contre ton corps
qui l’érode en surface, ce visage que timide
tu as à peine cherché. Et l’homme
reclaque des mains afin que tu bondisses, et avant
que ton cœur, toujours galopant, ne ressente
une autre et plus claire douleur, c’est, qui lui vient d’abord
et à son bond des origines, la brûlure à la plante des pieds, avec quelques
larmes d’une souffrance physique, vite montées à tes yeux.
Et cependant, à l’aveugle,
le sourire …

Du, der mit dem Aufschlag,
wie nur Früchte ihn kennen, unreif,
täglich hundertmal abfällt vom Baum der gemeinsam
erbauten Bewegung (der, rascher als Wasser, in wenig
Minuten Lenz, Sommer und Herbst hat) –
abfällt und anprallt ans Grab:
manchmal, in halber Pause, will dir ein liebes
Antlitz entstehn hinüber zu deiner selten
zärtlichen Mutter; doch an deinen Körper verliert sich,
der es flächig verbraucht, das schüchtern
kaum versuchte Gesicht… Und wieder
klatscht der Mann in die Hand zu dem Ansprung, und eh dir
jemals ein Schmerz deutlicher wird in der Nähe des immer
trabenden Herzens, kommt das Brennen der Fußsohln
ihm, seinem Ursprung, zuvor mit ein paar dir
rasch in die Augen gejagten leiblichen Tränen.
Und dennoch, blindlings,
das Lächeln…..

Ange ! Ô prends-la, plante-la, la simple qui est bonne à la petite floraison.
Débrouille-toi d’un vase, garde-la ! Serre-la parmi ces joies qui ne nous sont pas
encore 
ouvertes ; dans une urne charmante
célèbre-la d’une épigraphe : « Subrisio Saltat ».

Engel! o nimms, pflücks, das kleinblütige Heilkraut.
Schaff eine Vase, verwahrs! Stells unter jene, uns noch nicht
offenen Freuden; in lieblicher Urne
rühms mit blumiger schwungiger Aufschrift: »Subrisio Saltat.«.

Puis toi, Charmante,
par-dessus qui sans mot dire ont bondi les joies
les plus attrayantes. Peut-être
tes franges pour toi sont-elles heureuses ‒,
ou sur ta jeune,
ferme poitrine la soie verte, métallique,
se 
sent-elle incessamment choyée et ne manquer de rien.
Toi,
fruit précoce de l’âme égale, constamment, différemment,
ouvertement posée sur toutes branlantes balances de l’équilibre, ‒
épaulée.

Du dann, Liebliche,
du, von den reizendsten Freuden
stumm Übersprungne. Vielleicht sind
deine Fransen glücklich für dich –,
oder über den jungen
prallen Brüsten die grüne metallene Seide
fühlt sich unendlich verwöhnt und entbehrt nichts.
Du,
immerfort anders auf alle des Gleichgewichts schwankende Waagen
hingelegte Marktfrucht des Gleichmuts,
öffentlich unter den Schultern.

Où est-il, ô, est-il l’endroit ‒ je le porte en mon cœur ‒
où pendant longtemps ils étaient encore incapables, où de l’autre,
ils tombaient encore, comme font les bêtes mal
appariées quand elles s’accouplent ; ‒
où les poids sont encore lourds ;
où sur leurs bâtons tournant
encore en vain les assiettes
titubent…

Wo, o wo ist der Ort – ich trag ihn im Herzen –,
wo sie noch lange nicht konnten, noch von einander
abfieln, wie sich bespringende, nicht recht
paarige Tiere; –
wo die Gewichte noch schwer sind;
wo noch von ihren vergeblich
wirbelnden Stäben die Teller
torkeln…..

Et soudain, dans ce nulle part empli d’efforts, soudain
la place indicible, où le pur Trop-peu
se métamorphose inconcevablement ‒, fait ailleurs son bond,
dans ce Trop qui est vide.
Où plusieurs chiffres additionnés
donnent un zéro.

Und plötzlich in diesem mühsamen Nirgends, plötzlich
die unsägliche Stelle, wo sich das reine Zuwenig
unbegreiflich verwandelt –, umspringt
in jenes leere Zuviel.
Wo die vielstellige Rechnung
zahlenlos aufgeht.

Places, ô place à Paris, théâtre sans jamais de cesse
où la modiste, Madame Lamort,
enroule et tresse les voies sans repos de la terre,
ces infinis lacets dont à neuf
elle fait rubans, ruchés, fleurs, cocardes, fruits factices ‒, tous
colorés sans vraisemblance ‒ pour orner en hiver
les chapeaux à bas prix du destin.

Plätze, o Platz in Paris, unendlicher Schauplatz,
wo die Modistin, Madame Lamort,
die ruhlosen Wege der Erde, endlose Bänder,
schlingt und windet und neue aus ihnen
Schleifen erfindet, Rüschen, Blumen, Kokarden, künstliche Früchte –, alle
unwahr gefärbt, – für die billigen
Winterhüte des Schicksals.

………………………………..

Ange ! Il y aurait une place, inconnue de nous, où
sur un tapis que l’on ne peut dire, les amants feraient montre, eux
qui ne vont jamais, ici, jusqu’à le pouvoir faire, des hardies,
hautes figures de leur cœur bondissant,
de la pyramide de leur désir, de leurs
échelles tremblantes, appuyées depuis longtemps l’une contre l’autre,
là où de sol il n’y avait, ‒ et le pourraient-ils
que dans le cercle des spectateurs, des morts sans nombre et muets :

Engel!: Es wäre ein Platz, den wir nicht wissen, und dorten,
auf unsäglichem Teppich, zeigten die Liebenden, die’s hier
bis zum Können nie bringen, ihre kühnen
hohen Figuren des Herzschwungs,
ihre Türme aus Lust, ihre
längst, wo Boden nie war, nur an einander
lehnenden Leitern, bebend, – und könntens,
vor den Zuschauern rings, unzähligen lautlosen Toten:

lanceraient, de monnaie de la chance, l’ultime alors,
toujours liardée, toujours cachée, insue de nous, toujours
en cours, face au sourire, enfin
sincère, du couple sur le tapis
assouvi ? 

Würfen die dann ihre letzten, immer ersparten,
immer verborgenen, die wir nicht kennen, ewig
gültigen Münzen des Glücks vor das endlich
wahrhaft lächelnde Paar auf gestilltem
Teppich?

(in Duineser Elegien 1922)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Première élégie / Erste Elegie


Qui donc, si je criais, m’entendrais parmi les ordres
des anges ? Qu’un d’eux, à supposer, me prenne
brusquement sur son cœur : je succomberais
du croît de sa présence. Car le beau n’est jamais
que cette terreur novice qu’à peine encore nous supportons
et qui nous étonne du fait qu’impassible elle se refuse
à nous détruire. Tout ange est terrifiant.

Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel
Ordnungen? und gesetzt selbst, es nahme
einer mich plötzlich ans Herz: ich verginge von seinem
starkeren Dasein. Denn das Schone ist nichts
als des Schrecklichen Anfang, den wir noch grade ertragen,
und wir bewundern es so, weil es gelassen verschmäht,
uns zu zerstören. Ein jeder Engel ist schrecklich.

Et donc je me contiens, ravale l’appel
de sanglots sombres. Ah, de qui donc avons-
nous besoin ? D’ange : non, d’homme : non,
et les bêtes pénétrantes remarquent bien
que nous ne sommes guère à l’aise à la maison,
dans le monde expliqué. Il nous reste peut-être
quelque arbre sur une pente, que chaque jour
nous pourrions revoir ; il nous reste la route de la veille
et une habitude, fidèle et trop gâtée,
qui se plaisant chez nous y est restée sans repartir.

Und so verhalt ich mich denn und verschlucke den Lockruf
dunkelen Schluchzens. Ach, wen vermögen
wir denn zu brauchen? Engel nicht, Menschen nicht,
und die findigen Tiere merken es schon,
daß wir nicht sehr verläßlich zu Haus sind
in der gedeuteten Welt. Es bleibt uns vielleicht
irgend ein Baum an dem Abhang, daß wir ihn täglich
wiedersähen; es bleibt uns die Straße von gestern
und das verzogene Treusein einer Gewohnheit,
der es bei uns gefiel, und so blieb sie und ging nicht.

Ô et la nuit, la nuit, quand plein d’univers le vent
nous dévore le visage ‒, chez qui ne resterait-elle point, elle qu’on désire
et qui déçoit avec douceur, qui prend la peine d’envisager
le cœur solitaire. Est-elle plus facile à ceux qui s’aiment ?
Ah, ils ne font que couvrir mutuellement leur sort.
Ne le sais-tu pas encore ? Puise à tes bras pour ajouter le vide
aux espaces respirés ; les oiseaux, peut-être
auront-ils, usant de leurs vols plus intimes, la sensation d’airs élargis.

O und die Nacht, die Nacht, wenn der Wind voller Weltraum
uns am Angesicht zehrt –, wem bliebe sie nicht, die ersehnte,

sanft enttäuschende, welche dem einzelnen Herzen
mühsam bevorsteht. Ist sie den Liebenden leichter?
Ach, sie verdecken sich nur mit einander ihr Los.
Weißt du’s noch nicht? Wirf aus den Armen die Leere
zu den Räumen hinzu, die wir atmen; vielleicht daß die Vögel
die erweiterte Luft fühlen mit innigerm Flug.

Oui, de toi, les printemps avaient grand besoin. Maintes
étoiles s’évertuaient pour que tu les perçoives. S’élevait,
une vague roulant vers toi, dans le passé, ou
à ton passage devant la fenêtre ouverte,
il y avait, qui s’offrait, un violon. C’était une charge que tout cela.
Mais l’as-tu assumée ? N’étais-tu pas continûment
distrait par une attente, comme si c’était, qui t’annonçait le tout,
quelque aimée ? (Où veux-tu la cacher,
avec ces grandes étranges pensées qui chez toi
entrent et sortent et souvent passent la nuit ?)
Mais si tu le désires, chante les grandes amoureuses :
leur fameux ressentir est en peine encore d’immortalité.
Celles-là, de toi presque enviées, les abandonnées, que tu
trouvais tant plus aimantes que les satisfaites. Reprends
sans cesse la louange à jamais hors d’atteinte ;
pense : le héros se préserve, le trépas lui-même n’était
à ses yeux qu’un prétexte pour être : sa dernière naissance.

Ja, die Frühlinge brauchten dich wohl. Es muteten manche
Sterne dir zu, daß du sie spürtest. Es hob
sich eine Woge heran im Vergangenen, oder
da du vorüberkamst am geöffneten Fenster,
gab eine Geige sich hin. Das alles war Auftrag.
Aber bewältigtest du’s? Warst du nicht immer
noch von Erwartung zerstreut, als kündigte alles
eine Geliebte dir an? (Wo willst du sie bergen,
da doch die großen fremden Gedanken bei dir
aus und ein gehn und öfters bleiben bei Nacht.)
Sehnt es dich aber, so singe die Liebenden; lange
noch nicht unsterblich genug ist ihr berühmtes Gefühl.
Jene, du neidest sie fast, Verlassenen, die du
so viel liebender fandst als die Gestillten. Beginn
immer von neuem die nie zu erreichende Preisung;
denk: es erhält sich der Held, selbst der Untergang war ihm
nur ein Vorwand, zu sein: seine letzte Geburt.

Mais les amants, la nature épuisée les reprend
en son sein, comme si pour deux fois ses forces
n’y suffisaient. À Gaspara Stampa as-tu
suffisamment pensé ? et que toute jeune fille
abandonnée de qui elle aime, ressent en suivant le mode
haut de ces amants : « Ah, puissé-je lui ressembler ? »
Les maux les plus anciens, ne peuvent-ils enfin
nous donner plus de fruit ? N’est-il pas temps qu’aimant
l’on s’affranchisse de qui on aime et que, tremblant, on en triomphe :
comme la flèche triomphant de la corde, pour, massée dans l’impulsion,
être plus qu’en elle-même. Car il n’est point, pour rester, de lieu.

Aber die Liebenden nimmt die erschöpfte Natur
in sich zurück, als wären nicht zweimal die Kräfte,
dieses zu leisten. Hast du der Gaspara Stampa
denn genügend gedacht, daß irgend ein Mädchen,
dem der Geliebte entging, am gesteigerten Beispiel
dieser Liebenden fühlt: daß ich würde wie sie?
Sollen nicht endlich uns diese ältesten Schmerzen
fruchtbarer werden? Ist es nicht Zeit, daß wir liebend
uns vom Geliebten befrein und es bebend bestehn:
wie der Pfeil die Sehne besteht, um gesammelt im Absprung
mehr zu sein als er selbst. Denn Bleiben ist nirgends.

Des voix, des voix. Écoute, mon cœur, comme seuls
les saints faisaient : le cri gigantesque
les soulevait de terre ; mais ils restaient agenouillés,
les impossibles, n’y prenant garde,
ils écoutaient ainsi. Non que toi, de Dieu, tu n’endurerais
la voix, tant s’en faut. Mais écoute ce qui souffle,
la nouvelle incessante, modelée dans le silence.
Bruissent vers toi ces jeunes morts. Où que tu sois entré, dans les églises
à Rome, à Naples, leur destin ne te parlait-il pas?
Ou c’est une inscription qui, toute puissante, t’en faisait la montre,
comment le tableau naguère à Santa Maria Formosa.
Que me veulent-ils ? Il me faut sans rien dire défaire
l’apparence d’injustice qui gêne un peu parfois
le pur mouvoir de leurs esprits.

Stimmen, Stimmen. Höre, mein Herz, wie sonst nur
Heilige hörten: daß sie der riesige Ruf
aufhob vom Boden; sie aber knieten,
Unmögliche, weiter und achtetens nicht:
So waren sie hörend. Nicht, daß du Gottes ertrügest
die Stimme, bei weitem. Aber das Wehende höre,
die ununterbrochene Nachricht, die aus Stille sich bildet.
Es rauscht jetzt von jenen jungen Toten zu dir.
Wo immer du eintratst, redete nicht in Kirchen
zu Rom und Neapel ruhig ihr Schicksal dich an?
Oder es trug eine Inschrift sich erhaben dir auf,
wie neulich die Tafel in Santa Maria Formosa.
Was sie mir wollen? leise soll ich des Unrechts
Anschein abtun, der ihrer Geister
reine Bewegung manchmal ein wenig behindert.

Disons-le, c’est étrange de ne plus habiter la terre,
de ne plus avoir pratique d’usages à peine appris,
aux roses et autres choses tant prometteuses
de ne plus donner le sens d’un avenir humain ;
ce qu’on était dans des mains pleines d’une incessante anxiété,
de ne plus l’être, et de laisser jusqu’à son propre nom
pareil à quelque jouet brisé.
Étrange, de ne plus avancer dans le souhait de souhaiter. Étrange
de voir ce qui était lié voleter
sans attache dans l’espace. Être mort est usant
et plein de rattrapages, si on veut percevoir à mesure
un peu d’éternité. Mais les vivants font, 
tous, cette erreur de trop marquer la différence.
Les anges (ce dit-on) souvent ne savent pas si c’est,
qu’ils vont, parmi les vivants ou les morts. L’éternel flux
draine tous les âges à travers les deux mondes,
les entraîne sans cesse et de sa voix tous deux les couvre.

Freilich ist es seltsam, die Erde nicht mehr zu bewohnen,
kaum erlernte Gebräuche nicht mehr zu üben,
Rosen, und andern eigens versprechenden Dingen
nicht die Bedeutung menschlicher Zukunft zu geben;
das, was man war in unendlich ängstlichen Händen,
nicht mehr zu sein, und selbst den eigenen Namen
wegzulassen wie ein zerbrochenes Spielzeug.
Seltsam, die Wünsche nicht weiter zu wünschen. Seltsam,
alles, was sich bezog, so lose im Raume
flattern zu sehen. Und das Totsein ist mühsam
und voller Nachholn, daß man allmählich ein wenig
Ewigkeit spürt. – Aber Lebendige machen
alle den Fehler, daß sie zu stark unterscheiden.
Engel (sagt man) wüßten oft nicht, ob sie unter
Lebenden gehn oder Toten. Die ewige Strömung
reißt durch beide Bereiche alle Alter
immer mit sich und übertönt sie in beiden.

Ils n’ont, finalement, plus besoin de nous, ceux partis avant l’âge,
de la terre on se sèvre sans à-coups comme du sein
de sa mère. Mais nous, qui avons besoin de si grands
mystères, nous dont la douleur a si souvent
fait sourdre des progrès heureux ‒ : sans eux, pouvons-nous être ?
Est-il vain de dire que c’est jadis comme on pleurait Linos
que d’abord une musique audacieuse perça la rêche fixité ;
que dans l’espace effaré, d’où sortait pour toujours
un jeune homme, presque un dieu, le vide vibra de cette
vibration qui de nos jours nous emporte, nous console et nous aide.

Schließlich brauchen sie uns nicht mehr, die Früheentrückten,
man entwöhnt sich des Irdischen sanft, wie man den Brüsten
milde der Mutter entwächst. Aber wir, die so große
Geheimnisse brauchen, denen aus Trauer so oft
seliger Fortschritt entspringt –: könnten wir sein ohne sie?
Ist die Sage umsonst, daß einst in der Klage um Linos
wagende erste Musik dürre Erstarrung durchdrang;
daß erst im erschrockenen Raum, dem ein beinah göttlicher Jüngling
plötzlich für immer enttrat, das Leere in jene
Schwingung geriet, die uns jetzt hinreißt und tröstet und hilft.

(in Duineser Elegien 1922)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Les cadences du printemps


Tends l’oreille, entends qu’œuvrent les premiers
râteaux : de nouveau, l’humaine cadence
sur le sol en force, avant-printanier
calme et retenu. Ce qui là s’avance

te paraît goûteux. Paraît de retour,
tel du neuf, ce qui, à tant de reprises,
pour toi s’en revint. Espéré toujours,
par toi jamais pris. Mais tu fus sa prise.

C’est d’un brun futur que, sortant d’hiver,
paraissent le soir les feuilles du chêne.
Des souffles parfois font signe dans l’air.

Noirs sont les buissons. Mais l’engrais en tas
jonche de son noir plus sombre la plaine.
Plus jeune se fait l’heure qui s’en va


Schon, horch, hörst du der ersten Harken
Arbeit; wieder den menschlichen Takt
in der verhaltenen Stille der starken
Vorfrühlingserde. Unabgeschmackt

scheint dir das Kommende. Jenes so oft
dir schon Gekommene scheint dir zu kommen
wieder wie Neues. Immer erhofft,
nahmst du es niemals. Es hat dich genommen.

Selbst die Blätter durchwinterter Eichen
scheinen im Abend ein künftiges Braun.
Manchmal geben sich Lüfte ein Zeichen.

Schwarz sind die Sträucher. Doch Haufen von Dünger
lagern als satteres Schwarz in den Au’n.
Jede Stunde, die hingeht, wird jünger.

(in Die Sonette an Orpheus [II, 25] 1923)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Rainer Maria Rilke (1875-1926) : Vois les fleurs / Siehe die Blumen


Vois les fleurs, elles sont au terrestre fidèles,
on leur prête un destin sur le bord du destin, ‒
mais qui sait ! se faner : le regretteraient-elles
que ce serait à nous que leur regret revient.

Tout veut voler. Et nous, partout, sur tout, à poses
pesantes de poser, ravis de pesanteur ;
Ô quels maîtres minants sommes-nous pour les choses,
qui font de l’éternelle enfance leur bonheur.

Qui les prendrait dans son sommeil, dans son profond,
son intime sommeil, ô qu’il s’allègerait,
nouveau dans le jour neuf, né des communs tréfonds.

Ou il demeurerait, peut-être : elles, fleuries,
loueraient le converti, et il égalerait
toutes les calmes sœurs sous le vent des prairies.


Siehe die Blumen, diese dem Irdischen treuen,
denen wir Schicksal vom Rande des Schicksals leihn, –
aber wer weiß es! Wenn sie ihr Welken bereuen,
ist es an uns, ihre Reue zu sein.

Alles will schweben. Da gehn wir umher wie Beschwerer,
legen auf alles uns selbst, vom Gewichte entzückt;
o was sind wir den Dingen für zehrende Lehrer,
weil ihnen ewige Kindheit glückt.

Nähme sie einer ins innige Schlafen und schliefe
tief mit den Dingen –: o wie käme er leicht,
anders zum anderen Tag, aus der gemeinsamen Tiefe.

Oder er bliebe vielleicht; und sie blühten und priesen
ihn, den Bekehrten, der nun den Ihrigen gleicht,
allen den stillen Geschwistern im Winde der Wiesen.

(in Die Sonette an Orpheus [II, 14] 1923)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.