René Schickele (1883-1940) : Place de Potsdam / Potsdamer Platz

Qui est René Schickele ?

Une rue dorée : je marche le long,
le soleil se couche et le ciel s’y fond.

Des femmes y vont, beautés légendaires,
s’attardant devant des boutiques claires.

La Potsdamer Platz nage dans les fleurs,
rêvant de la lune, insigne faveur.


Ich geh eine ganz vergoldete Straße entlang,
Der Himmel zerfließt im Sonnenuntergang,

Da kommen Frauen, märchenschön,
und bleiben vor glitzernden Läden stehn.

In Blüten schwimmt der Potsdamer Platz,
er träumt vom Mond, dem Götterschatz.

(in Weiß und Rot, 1910)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

René Schickele (1883-1940) : Gratte-ciels / Wolkenkratzer

Qui est René Schickele ?

Voici ce que je vis. Sur les dunes désertes
où la grande ville a vomi les carcasses de monstres abjects
ressemblant nus, pelés, à des théâtres calcinés montrant
des vices tristes et confus, tout à coup s’élevèrent
de nouveaux gratte-ciels échafaudés de vingt étages
et je marchais dans une rue blafarde
et m’enfonçais dans un puits noir.

Dans le ciel vert et bleu, tout en haut,
des walkyries de pierre au sortir des pignons tendaient leurs membres,
gigantesques oiseaux, chimères d’un qui dans sa chair se croit persécuté,
pendaient inanimés et – paradisiaque bain de vapeur d’une Psyché ! –
comme je regardai une nouvelle fois, elles firent afflux, respirant lourdement,
crépuscules cléments, dans le ciel.


Dieses sah ich. An den wüsten Dünen,
drauf die Großstadt die Gerippe ekler Ungeheuer ausgespien,
die nackt und grindig stehn wie ausgebrannte Bühnen
trauriger, vertrackter Laster, ragten plötzlich
zwanzigstöckig die Gerüste neuer Wolkenkratzer,
und ich schritt auf blasser Straße
tief in einem dunkeln Schacht.

Im blau und grünen Himmel, ganz hoch oben,
reckten aus den Giebeln steinerne Walküren ihre Glieder,
Riesenvögel, Traumgebilde eines, den der fleischliche Verfolgungswahn befiel,
hingen unbewegt, und — paradiesisch Dampfbad einer Psyche! —
da ich wieder aufsah, strömten sie, schweratmend,
milde Abendröten in den Himmel.

(in Verkündigung, Anthologie junger Lyric , 1921)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Johannes Robert Becher (1891-1958) : Chant d’amour / Liebeslied

Qui est Johannes Robert Becher ?

Les rues courent parmi les pâtés de maisons :
Ciment colosse. Éclats de mercure pour tresses.
Des veines sous la peau, c’est leur comparaison.
Des nuées sont tirées par un soir sombre, épaisses.

Te voici maintenant qui coules sur des pentes
De lumière et de pierre. Es soudain visible. Oui,
Les trams font ton portrait sur alarme bruyante,
Les roues glissent. Dedans, tout à coup, plus de nuit,

Te voici ceint par le courant, place soignée
Par lui de ses rumeurs, douchée de firmament.
La poitrine au zénith en brillant s’est scindée,
Fusante hostie. Incendiant espace et vent.


Die Straßen rinnen zwischen Häuserquadern:
Koloß Zement. Quecksilberner Glast verflicht.
So scheinen sie wie unter Häuten Adern.
Ein brauner Abend zieht die Wolken dicht.

Jetzt spülest du heraus aus den Gefällen
Von Licht und Stein. Bist plötzlich deutlich. Ja,
Es schildern dich die Trams in einem gellen
Signal mit Räderrutsch. Bis steigend jäh umfah

Dich Strom aus Nacht, der von Geräuschen heilte
Den Platz, beduscht mit Sternenfirmament.
Der Schoß sich strahlend am Zenith entteilte,
Raketenhostie. Windigen Raum durchbrennt.

(in An Europa, 1916)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Georg Heym (1887-1912) : Gaieté / Fröhlichkeit

Qui est Georg Heym ?

Vacarme et sifflements sur les grands carrousels
Qu’on dirait d’éclatants soleils d’après-midi.
Et des gens par milliers regardent, ébaudis,
Des chameaux, des chevaux tourner à un train tel,

Avec des éléphants et des cygnes figés.
Levant déjà la patte, un esprit folichon
Grogne en son ventre noir comme fait un cochon,
Et tous les animaux se mettent à danser.

Tout à côté pourtant, dans la lumière pure,
S’activent les maçons, comme des poux petits,
Assemblés pleins d’ardeur autour de leurs bâtis,
Et avec leur truelle ils marquent la mesure.


Es rauscht und saust von großen Karussellen
Wie Sonnen flammend in den Nachmittagen.
Und tausend Leute sehen mit Behagen,
Wie sich Kamele drehn und Rosse schnelle,

Die starren Schwäne und die Elefanzen,
Und einer hebt vor Freude schon das Bein
Und grunzt im schwarzen Bauche wie ein Schwein,
Und alle Tiere fangen an zu tanzen.

Doch nebenan, im Himmelslicht, dem hellen,
Gehen die Maurer rund, wie Läuse klein,
Hoch ums Gerüst, ein feuriger Verein,
Und schlagen Takt mit ihren Mauerkellen.

(in Umbra vitae [1912])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Georg Heym (1887-1912) : La ville / Die Stadt

Qui est Georg Heym ?

Très vaste est cette nuit. Et l’éclat des nuées
Se dilacère avant le coucher de la lune.
Flanquant la nuit, mille fenêtres sont dressées,
Dont clignent, rouges et petites, les paupières.

Comme un réseau veineux les rues vont par la ville,
Y sont plongés, sortant, entrant, nombre de gens.
Et toujours le son mou d’une molle existence
Sort monotonement dans le silence mat.

Mettre au monde, mourir, routine tricotée,
Bredouillis de douleur et longs cris d’agonie,
Alternent à l’aveugle et passent sourdement.

Et éclat, feu, sont là, rouge torche, incendie,
Qui menacent au loin de leur main dégaînée
Et brillent au-dessus d’un mur de nuées noires.


Sehr weit ist diese Nacht. Und Wolkenschein
Zerreißet vor des Mondes Untergang.
Und tausend Fenster stehn die Nacht entlang
Und blinzeln mit den Lidern, rot und klein.

Wie Aderwerk gehn Straßen durch die Stadt,
Unzählig Menschen schwemmen aus und ein.
Und ewig stumpfer Ton von stumpfem Sein
Eintönig kommt heraus in Stille matt.

Gebären, Tod, gewirktes Einerlei,
Lallen der Wehen, langer Sterbeschrei,
Im blinden Wechsel geht es dumpf vorbei.

Und Schein und Feuer, Fackeln rot und Brand,
Die drohn im Weiten mit gezückter Hand
Und scheinen hoch von dunkler Wolkenwand.

(in Umbra vitae [1912])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Chantier (inédit)


Grue dardée. Quel Priape
dort en sous-sol membré massif
et que s’agit-il d’embrocher,
l’ultime hirondelle
a pris depuis longtemps l’envol ‒
c’est en hiver que l’on érige,
restent les merles,
restent les grives.

Les angles droits s’amusent
aux quatre coins parmi l’argile,
creusent debout l’assise,
leurs mains de boue manient la glaise,
triturent les matières,

lancent un os au ciel ‒ qui happe
la friandise : un plein
seau de mortier.

(© LEM 11 06 2018)

L’enceinte (inédit)


Lorsqu’on parle d’enceinte aux enfants,
ils pensent à gros ventre et les demeures
qu’elle resserre entre les rues étroites,
c’est cœur poumons foie rate et tous viscères.

C’est pour cela qu’on dit plutôt muraille :
pour s’éviter de vivre dans un corps
gros d’un acte amour sans contrôle,
conforme au labyrinthe de la fable

et d’en sortir, passant la porte haute,
c’est comme naître et tout à coup s’emplir
du souffle fort venu de quelque ferme
où de grands bœufs aspirent aux labours
dans l’air énorme et ferme de l’automne.

(© LEM 28 05 2018)

Les puits (inédit)


De très vieux puits aux quatre routes
à treuil, auvent, margelle,
la chaîne plonge en eau morte
maçonnée ronde en calcaire
tendre à la boucharde :

on a du coup paré les pierres
au fond du trou sans œil ‒
que le regard de qui manœuvre
la manivelle et hisse,
phréatique et taciturne :

prisant la prodigalité
du moellon que l’on ouvrage
pour les seules ténèbres
ou quelque salamandre
solitaire, aveugle et terne, 

la même ornant le contrecœur
des cheminées de maisons hautes :
alors vive et réfractaire.

(© LEM 27 05 2018)

Les statues à l’entrée des villes (inédit)


Ils sculptent à l’entrée des villes
quand le permet la roche
les effigies thérianthropes
de sphinx, griffons, chimères
pour effrayer les chemineaux
et les morts qui reviennent
troubler leurs promenoirs
en propulsant sous les arcades
de grands autans brasseurs de cendres
vers la gorge des orateurs :

la vie étant plus douce
sans morts ni pérégrins,
bue au soleil avec la bière
de l’orge proche,
le bout de tomme limitrophe ‒

en écoutant l’hypotypose
dépeindre un féroce au-delà.

(© LEM 26 05 2018)

Construction d’une ville (inédit)


La ville pousse à la façon
des dents dans une bouche
de nourrisson, chacun de ses sourires
prouve le croît de la gencive,

on l’allaite au lait de chèvre,
de pleins troupeaux par les rues,
attelées à deux parfois
tirant la voiturette
du chevrier mauresque

et dans cette croissance on trouve
argile, laine, arbres aussi,
séchoirs à viande et à fromages
et de la marjolaine à l’appui de fenêtre,
et des pinsons dans une cage.

(© LEM 23 05 2018)