Fernand rené roman (à propos de Berline, de Céline Righi, aux éditions du Sonneur)

Je ne sais pas si Céline Righi avait en tête, écrivant son roman, la belle anthologie des poèmes de Milosz intitulée La Berline arrêtée dans la nuit et publiée naguère par Jean Bellemin-Noël. Le titre, évidemment, fait écho, crée comme une continuité, mais fait, me semble-t-il, plus qu’écho, tant la Berline de Céline Righi est elle aussi arrêtée dans la nuit, non pas dans cette nuit où « l’effraie appelle ses filles dans le bocage » (Milosz) mais celle, autrement plus obscure et permanente, de la mine de charbon.

Encore une relation de catastrophe minière, dira-t-on, la mine, ce ventre !, ce gouffre qui broie les hommes !, tout cet imaginaire (un peu d’Épinal) véhiculé par les événements, les romans, les récits de vie, les médias ? Berline en parle sans doute, mais, comme toujours dans les grands romans (et Berline en est un), l’essentiel est ailleurs : non pas à la surface de la narration mais dans ses tréfonds, non pas sur le carreau mais dans les puits.

Si Berline devait se résumer en un seul mot, ce serait, ce mot, re-naissance. Le héros, Fernand, une première fois piètrement rené après le décès de son frère mort-né :

Le prénom qu’il déchiffre sur la tombe [de famille] est le même que le sien. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il est vivant et il est mort ? Vertige. Il n’ose rien demander. En lui, ça s’écroule. Au fil du temps, il comprend mieux […]. Il est arrivé au monde pour jouer les remplaçants, un an après la mort du petit. On lui a donné le prénom du mort, pour le souvenir, pire encore : pour donner une seconde vie au mort. (page 35)

le héros, donc, va, selon la belle formule du poète Guy Valensol, « accoucher de lui-même » dans le ventre de la berline renversé qui le protège / l’héberge au fond de la mine ravagée par un coup de grisou. Renaître suppose en un premier temps d’expulser tous ses chyles, de se débarrasser, comme d’un placenta, du corps d’avant :

Ça doit bien en faire deux [jours] qu’il est ici, vidé de tout, de sa pisse, de sa merde, de ses larmes. Il n’a rien pu retenir […] (page 12)

manière aussi de couper tous les cordons subsistants, comme Fernand l’a de longue date pressenti :

Un jour le père va mourir et tu seras tout seul […], Le père mourra et tu ne mangeras plus, tu ne boiras plus, rien n’entrera plus dans ton corps […] . (page 98 ; c’est moi qui souligne)

Mourir pour mieux renaître dans son individualité propre (Fernand, réveille-toi ! : telle est l’injonction répétée dans les toutes premières pages), en se nourrissant des mots que sécrètent les ténèbres auxquelles il est donné (page 10), ces mots qu’il remâche dans sa solitude non voulue mais nécessaire à son accomplissement : comme s’il s’écrivait lui-même, comme s’il écrivait lui-même le roman dont il est le sujet, comme si son corps, lavé de ses souillures internes, pouvait désormais se faire corps de mots, devenir cette berline-ventre qui le contient (comme le « chaud d’un terrier » [page 94]) et ce Berline qui se crée / s’écrit à mesure qu’il ajoute, tout au long de cette centaine de pages, à sa parole imprononcée. Fernand renaîtra corps de mots, neuf de son séjour au fond, Fernand sera roman, après la « délivrance du jour » (page 89) et l’en enfer, comme le veut l’envers de son prénom.

Écrire, si c’est faire naître quelque chose, c’est aussi toujours faire mourir. Berline n’échappe pas à ce principe. Il faut que tout meure autour de Fernand pour que Fernand puisse revivre sous forme, désormais, de roman : après le frère aîné, l’ami d’enfance,

Mario [qui] a dû s’envoler, retomber et probablement crever comme tous les autres (page 8)

le père dans une paronomase (« laminé par la mine » [page 88]), la mère qui

un jour, […] s’était levée du lit en pleine nuit, s’était écroulée, sa tête avait tapé le linoléum. Fin de l’histoire. (page 114)

Fin de l’histoire, ou plutôt début de ce qui la nourrit ? Sans les morts, y aurait-il les mots ? L’aventure de Fernand, c’est celle

[d’]une voix qui lui pousse de l’intérieur et semble le connaître mieux qu’il ne se connaît lui-même, qui lui prête des mots qu’il n’aurait jamais eus en bouche du temps qu’il était à la surface. (page 23 ; je souligne)

c’est cette voix qui, d’êtres normaux, fait des prophètes, des oracles, des personnages investis par une parole qui les dépasse et les transforme ainsi qu’il le ressent :

Avant l’extinction, il avait les pensées d’un gars simple qui n’a pas le temps de penser parce qu’il charge à longueur de journée. Mais ici, sous la chose, dans le silence des morts, sa cervelle joue à saute-mouton, fait des raccords curieux avec ceci, avec cela. Ça se découd, se recoud. Des pans de sa vie se raccommodent. (page 23 ; je souligne)

Écrire, c’est aussi cela, un travail de couture, de ravaudage, impliquant bien plus que la surface du tissu où l’aiguille s’active à boucher les trous : l’histoire de la fibre, des mains qui l’ont plantée, de la bête qui l’a portée ; tout ce qui épure la matière brute, la transforme, la transcende. Céline Righi le sait, qui se révèle d’emblée, avec ce texte magnifique et riche, un très bel écrivain, qui sait descendre au fond (page 29) : là où on aime la retrouver ; là où d’elle, désormais, nous sommes en droit de beaucoup attendre.

Pêcheur de sens (à propos de L’Herbe folle, de Jean-Jacques Marimbert, aux éditions du Cygne)

De livre en livre, on lit la poésie de Jean-Jacques Marimbert pour l’étonnement qu’elle suscite, pour sa façon d’être chaque fois « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre » et de nous faire croire qu’on la saisit enfin quand elle est insaisissable. C’est qu’elle demande qu’on s’y penche pour, au-delà des thèmes qu’elle déploie, familiers au lecteur (la mer, les oiseaux, le ciel…), en comprendre la texture, évolutive au fil des recueils (de son écriture, Marimbert dit « qu’elle bouge » – à juste titre).
Celle de L’Herbe folle, qui vient de paraître aux éditions du Cygne, laisse en un premier temps l’impression d’une prose conceptuelle (beaucoup de références à la philosophie), suivie, exécutée legato, strictement découpée, pour chaque poème, en systèmes de 16 vers partagés en quatre strophes de 6, 2, 6, 2 vers, comme un patron formel qui s’imposerait visuellement au lecteur autant qu’au poète en tant que forme où couler-mouler sa parole et en contrôler le flux. Toutefois, si l’œil la constate, c’est à l’oreille, surtout, que la poésie se fait entendre, par le rythme récurrent des vers (autour de l’octosyllabe mais sans obstination, comme rubato dans le phrasé) et surtout par un très subtil jeu d’échos et de rimes internes, comme on peut en juger dans ce court extrait :

[…] Les chevaux courent sur
la plage. Le sable à l’eau mêlé
fait de l’œil une oreille, la mer
est dans un coquillage.

Il en va d’un chant, pleinement fluide et modulé, loin de certaines écritures contemporaines hachées, heurtées, et rejetées, semble-t-il, par l’auteur :

Une phrase saucissonnée, ou un
empilage de mots banals brisent
mon échine

revenir aux choses
dites simples badigeonnées
de platitude. Agiter le mot
poésie de sa saveur le prive,

de la force de Villon

Si on ne peut pas réduire le livre à une seule réflexion sur la poésie, c’est bien quand même sur l’écriture réfléchie qu’il se focalise. Il y est question d’une méthode, de chemins parcourus sans projet, dont résulte le poème ; sans toutefois d’excès théoriques, le moi du poète, son équilibre, étant la cible de cette entreprise existentielle :  

Avancer à tâtons, quel bonheur,
quand je ne sais pas où je vais

De brouillon en brouillon, je
vais sans but, pour découvrir
ce qui sera censé m’éclairer,
une fois là. Où, quand, je ne
sais. L’action est tragique ou
n’est pas. S’écrit un journal,

sans queue ni tête.

Sans queue ni tête ? Rien n’est moins sûr, dès lors que c’est de la sorte que s’examine, dans cette logique d’exploration par le langage,

l’abyssale énigme
du sens

qui mène à s’interroger sur celui de la vie :

Vivre, n’est autre
que sans ailes voler, chercher
au sol chemin croisant le tien

quitte à puiser, pour tâcher d’en saisir le mystère, au plus creux de soi, dans une enfance obsédante, car

Accueillir le présent n’est
pas donné, sauf naïveté de
la naissance

– cela sans compter que

[…] les fleurs, même
fanées, retiennent l’origine
.

Il s’agit donc de revenir à ce

fond de soi [où] est l’enfant
immobile, recroquevillé au
milieu du vide, abandonné

où se distingue dans toute sa précision, telle une sorte de scène originelle, le souvenir très prégnant d’un accident :

Ce chien à la langue étalée
sur l’asphalte mouillé, à la
fin d’une averse de mai, tu
n’as pu le chasser de ta vie.
Tout s’est passé si vite, une
flaque dans la cour, préau
déserté. Ta première leçon

de mort, de vie accidentée.

Ici la terre, dans toute sa poignante cruauté ; ailleurs, la mémoire mène à la mer dont la surface dissimule ce gouffre, cet abîme, inquiétant sans doute, où pourtant

batifolent mille
reflets chantants, sars tigrés et
soles enfouies, rougets pétales
de mer et daurades royales

Il me semble que l’univers de Marimbert s’organise, parmi d’autres systèmes, suivant un principe de verticalité : il y a les tréfonds du souvenir, de la vie telle que vécue, qui s’impose comme thématique ; il y a l’instant présent, la perception immédiate, comme celle de cette tourterelle presque invisible dans le fouillis des cyprès, laissant à comprendre que

le corps, clos
sur lui-même, […] n’est rien
sans l’appel du cerf-volant

et couronnant le tout, se trouve ce que le poète nomme l’enfant-ciel (merveille de l’expression !) dans le poème intitulé Mastaba, ou dans l’aplomb de cette très belle évocation marine :

La mer est l’écrin des nuages,
inaccessible fluidité. Au-delà
reflété par les hauts fonds et
que le soleil dessine, rayons
célestes, traquant le poisson
du sens.


C’est cette verticalité que le poète inspecte, celle du modeste brin d’herbe qui donne son titre au recueil, de

l’herbe aimée [qui] chante la vie

et qui

face au
soleil, lanc[e] les bras griffés,
avanc[e] dans la mémoire de
vies inconnues et familières
.

Doit-on souligner qu’il s’agit là d’une poésie d’une rare beauté, très singulière dans son expression, peu sensible (et c’est tant mieux) aux canons des esthétiques contemporaines ? Il faut lire, relire, cette Herbe folle, s’en imprégner, prêter oreille et corps à ce chant original où s’exprime et s’affirme aujourd’hui toute la maturité talentueuse de Jean-Jacques Marimbert.

Le livre des visages (à propos de La Boussole des rêves, de Jean-Jacques Marimbert, aux éditions Le chat polaire)

Lire comme je le fais depuis nombre d’années Jean-Jacques Marimbert, c’est se convaincre, s’il en était besoin, qu’il est, autant que poète, philosophe. Philosophe non pas spéculatif ni descriptif :  philosophe attentif, en prise directe avec la vie, en ceci qu’il vit la vie en philosophe, que sa poésie pense l’homme dans ses rapports au monde autant qu’elle cristallise ses ressentis. Elle me rappelle, malgré de patentes différences d’écriture, celle de la chère Anna de Noailles, bien injustement dépréciée de nos jours, toute elle aussi de réflexion, d’ardeur et d’amour universel dans son appréhension fusionnelle du monde sensible – par tous ses sens, par tout son être, par tout son « cœur innombrable« . C’est pareille fusion, concentrée sur le rire essentiel, que dans son dernier recueil, La Boussole des rêves,  Marimbert exprime : comme par exemple dans ces vers d’une superbe harmonie verbale, dont la musicalité discrète crée des continuités intimes et familières, des liens cosmiques entre les « êtres et choses » unissant le grand Tout :

L’inépuisable charme des yeux rieurs, tulle nacré des
Grâces de la chair. Alors, êtres et choses, les chemins,
Les criques oubliées, les étendues de sable pur, et les
Cris des oiseaux complices, tout se met à rire, même
Le soleil, dedans, dehors. (page 54)

C’est là dire que, dans ce concert unanime (au sens fort du terme), on ne vit pas seul mais avec autrui, de quelque règne, minéral, végétal et animal, que cet autrui, que ce vivant, relève :

Les statues consultent la terre, les oiseaux, les arbres. (page 49)

En cela réside aussi la difficulté existentielle : car la vie, si elle s’identifie au monde jusqu’à s’y confondre, est, comme ce dernier, pétrie d’ambivalences, elle constitue un :

méli-mélo aussi violent 
Que doux (page 26)

formule ramassée que le poète a développée quelques pages auparavant (dans des vers quasi lucrétiens)  : en contraste avec la douceur des nuages,

Une terrible secousse fait trembler les toits,
Les arbres ploient sous la violence du choc. (page 18)

De fait, rien de ce monde n’est univoque ni stable, tout bouge, est facteur d’actions contraires. Ainsi du feu :

Quel vertige, pensant à Pompéi, sous terre le ventre
Vibre et brûle, il est le feu, la vie. Non, avant, la vie.
Elle est plus au fond, elle attend. Elle est le silence
Et va jaillir du feu, s’en nourrir, le ranimer, l’aimer (page 57)

ainsi de la pierre, « résistance et fragilité, [qui] consent à la blessure, [qui] n’humilie pas la main » (page 9).

Une telle ambivalence est toutefois nécessaire : c’est elle qui à la vie confère du sens, c’est dans les épreuves qu’on ressent le bonheur :

________________________________Être face
Au vent, noir, blanc, rouge du désert, affronter
La maladie, le gouffre, sinon exister serait vain (page 28)

_______________Un bateau racle le fond et s’échoue à
Deux encablures du sable, tu sais, où il fait bon marcher
Au matin en rêvant, mains nouées, sur une plage infinie (page 26)

« Suave mari magno« , pour le dire en termes d’épicurisme (auquel dans le texte les références ne manquent pas : cf.  « le tourbillon des atomes / Affolés de tant d’inquiétude originelle, du désordre pétri » [page 25]) : d’autant que « la mort n’a que faire de la grâce » et que « nul / N’échappe à la tempête, au soleil englouti » (page 59), sachant que c’est, malgré toutes les vicissitudes et les tribulations, la vie qui finalement l’emporte :

______________________________Les charognards
Mordent, arrachent, s’en délectent, becs et mâchoires
Claquent dans l’ombre des arbres, cadavre chaud, sang
Frais, se battent pour dire. Mais quoi, la lumière glisse (page 24)

et que

Les pousses fraîches se rient de l’histoire, long tunnel
Creusé dans la mémoire, font craquer les citadelles et
Déchirent les drapeaux (page 53)

de même :

__________________________la patience,
Seule, peut lutter contre l’incendie des forêts
Que les troupeaux redoutent. (page 20)

« Lumière », « jeunes pousses », « patience » : c’est là ce qui déjoue la mort, l’immobilité pesante des monuments, le fracas du monde, et que renforce un suprême partenaire, le visage, dont le leitmotiv, textuel comme plastique, obsède le texte (le terme apparaît 25 fois dans La Boussole des rêves, qu’illustrent 17 photographies de visages sculptés) et, partant, l’altérité dont il est porteur (si on se réfère à la philosophie de Lévinas, que Marimbert a lu, forcément lu) :

L’errance, sans terme ni fil, au gré du vent,
Des visages croisés, seule façon de caresser
Le monde, de s’y perdre pour renaître, naïf,
De narguer la mort à chaque peau effleurée. (page 67)

________________Je suis ce point fuyant, moi
Qui jamais ne fuis, parle, devant le regard autre.
Je l’ai toujours cherché, regard adoré, là, encore. (page 39)

Visage pourtant bien vulnérable :

_________À l’intérieur, parfois, le visage se
Fendille, secoué, malmené, au vide arraché (page 11)

mais animé de parole (« mot » revient 31 fois dans le texte) :_______

_________________Ouvertes, les lèvres
Sont la vie, l’amour possible. Fermées aussi,
Rouges, blêmes, violettes, pincées, pulpeuses,
Molles, riantes, arrondies, séduites, étonnées
Par le torrent des mots (page 23)

d’une parole dont le pouvoir (qui sans doute est aussi celui du poète), outrepassant l’humain, se voit investi d’une puissance magique (« carmina vel possunt caelo deducere lunam », écrivait déjà Virgile) : 

Le dernier mot n’est à personne, qui dans l’air du
Soir fait trembler les arbres (page 27)

d’une parole sans laquelle il n’est que tristesse, « douleur »

D’[…] enfant submergé par le chagrin, n’ayant
En poche aucun mot, ni regard ou épaule (page 35)

C’est d’une importance capitale : si la vie est parole, chant, elle est joie, bonheur (« Amères, nos lèvres de vivants le furent-elles jamais ? », se demandait aussi, dans une fausse interrogation, cet autre poète cosmique, Saint John Perse)

Jamais, au bout du monde, ne se lamente l’être
En ce moi de passage. […]
L’être ne désespère
Jamais, dans la noire tourmente, ivre d’embruns
Musqués, il chante. Un enfant, éternel et joyeux. (page 55)

Oh, joie des êtres étonnés d’une
Telle splendeur. (page 58)

Même les cyprès, par excellence arbres de mort,  « tremblent d’amour, de joie » (page 65).

Bonheur jamais bien loin, pour qui sait l’entreprendre, l’appréhender par les sens, et singulièrement par celui du toucher, qui met en relation charnelle, physique avec autrui, avec le monde, le cosmos : ainsi,

______________________À portée de main l’étoile
À jamais brille dans ta paume, au bout de tes doigts (page 38)

ou encore :

______________________________________Volute,
Reflet fuyant au soleil. Les mains effleurent, la caresse
Le crée. Il se rétracte, vit. Un repli. Le toucher l’efface,
Le perd, le brûle, et le retrouve intact, innocent et pur. (page 24)

Au point que le livre, « baroque » (page 70) comme on est en droit d’aimer qu’il soit par ces temps de sécheresse poétique, de presque aphasie, s’achève par l’irréalisable par nature, mais réalisable par désir, ce magnifique toucher d’un rêve :

Tu es là, mirage. Je te touche, te sculpte.
En moi, jamais ne fuit la splendeur, nue. (page 76)

*

Je crois avoir lu tous les recueils de Jean-Jacques Marimbert : de tous, La Boussole des rêves me semble le plus accompli, le plus foisonnant, sans doute aussi le plus beau, servi par une langue magnifique de maîtrise rythmique et sonore, sans de ces effets voyants qui en troubleraient l’harmonie discrètement classique et naturelle : on sent que le poète s’inspire et tire profit 

[De] l’essentiel du chant des merles et du figuier
Aux branches lourdes de fruits, dans le vent
Frais du matin (page 30)

que la vie n’a nul besoin de rhétorique pour être célébrée par cette musique qu’il aime , mêlant, dans une visée heureusement éclectique,

___________Les voix d’opéra, […]
____le chant des piroguiers, le cri

Des nuits noires, les airs de jazz. (page 9)

Tout cela que nous retrouvons dans ces pages sensibles, d’une beauté prenante et singulière, portée, autant que par l’amour universel, par une pensée qui s’y confond : leçon de vie, sans artifice, et de sincérité.


Jean-Jacques Marimbert
La Boussole des rêves
aux éditions Le chat polaire (2020)

L’œil à l’eau (à propos de « Sèvre – Eaux fortes », de Vincent Dutois)

Claudel expliquait le fleuve par l’ « immense pente », voyait dans ses eaux « le brûlant sang obscur […] le plasma qui travaille et qui détruit, qui charrie et qui façonne¹ ». Qu’il y ait de la pente et de l’humain dans l’eau qui coule, Vincent Dutois ne dit rien d’autre (« Chacun sait où les collines déposent le jeune fleuve : plus bas »), qui suit, en compagnie des hommes et des femmes de ses rives, le cours de la Sèvre niortaise, de sa source à son embouchure, dans un livre petit de volume (comme le veut la collection qui l’accueille), mais d’une belle densité et d’une écriture admirable.

Admirable, en effet, si l’adjectif implique l’œil, s’il en fait l’instrument d’une saisie subjective du monde – fût-il, ce monde, ordinaire et sans histoires : l’art (et le grand art) de Dutois, c’est de voir, au-delà de ce qui ne serait pour le regard commun que banalement pittoresque, cliché de carte postale, immédiateté paysagesque, une profondeur nourrie de culture savante et populaire. Ainsi telle « bouche » de source est-elle « dite à tort d’enfer » ; ainsi « trois femmes en coiffe et dentelles d’ici », posant pour une antique photographie, « jouent[-elles] un rôle de Parques au lavoir » ; ainsi « une théorie existe[-t-elle] : un moine hargneux tout en ascèses, qui aimait les voyages et prenait des noms d’emprunt, rompant un jeûne, but à un endroit du fleuve et s’endormit » : tout cela s’explique du fait que « ce pays a le goût de la fée et du qu’en-dira-t-on ».

Dans ce contexte, tout, de cette lente coulée fluviale, concourt au déploiement d’un imaginaire, le géographe à l’œil perçant qu’on pourrait supposer ne se sentant pas contraint par sa discipline mais ouvert à l’histoire (« locale » et « régionale ») et au souvenir : à ce qui n’est pas directement perceptible, mais qui suppose l’épaisseur invisible du temps et de la mémoire. L’anecdote est partout suscitée par cet itinéraire, elle génère sans trop s’y attarder, brossés par une pupille puissamment visionnaire, de brefs tableautins successifs où l’on nous expose, parmi bien d’autres, des armées « enfouiss[ant], à la hâte, un souverain blessé à mort sous un mille-feuille de concubines omeyyades, d’esclaves, d’armes neuves et d’éléphants de combat », des « moines et tanneurs [qui] descendaient à la même heure sur la berge, où les uns déféquaient et les autres corroyaient », des « hommes hardis saut[ant] sur le dos des monstres marins, qui pullulaient, pour atteindre après une série de bonds des îles imprécises ». Rien, là, qui ne fasse penser au Flaubert de Salammbô, à un Brueghel, à un Jérôme Bosch, voire, dans le procédé du voir suscitant l’invention, au Giono de Noé : de l’écriture, de la peinture, et non des moindres.

Non seulement Dutois voit, l’invisible comme le visible, mais il trouve, en parfait écrivain qu’il est, les mots pour le dire et pour donner à voir : rare qualité de nos jours, il a, dès qu’il s’agit de qualifier, l’adjectif bienvenu, séducteur, celui qui sidère par son exactitude inopinée, qu’il en aille de « petits saules, jaunes et atrocement potomanes », de « truites illégales », de « poissons gras et lippus », de « plantes angéliques qui se mangent en confiserie », de (virgiliens croirait-on) « coteaux ombreux ». Il montre aussi, resserrant, dans une seule et même phrase sèche, économe (d’où l’hiatus est proscrit puisqu’il faut que cela coule, fluide) la scène (vignette, « eau-forte », enluminure ?) compendieusement narrative (on penserait presque au Félix Fénéon des Nouvelles en trois lignes) : « Qui dit monastère dit gorets, animaux à viande et reliefs » ; « Telle tante épaisse, tout en bassin, s’entorse », aussi bien que synthétiquement descriptive où c’est, qui prévaut, le détail, focale mise sur tel élément qu’elle grossit dans un effet de loupe juste à la chute de l’apodose : « L’été, les chevaux à viande, les ânes noirs, le guéent » (précision des qualificatifs ; forte concentration sur « guéer » employé transitivement) ; « une mare d’agrément troublée par des foulques » (toile de fond statique, survenue d’un événement marqué par le rythme et l’allitération) ; « une vallée d’heures plates, de chaussées, de cabanes peintes ou passées au goudron qui toutes ont le verrou symbolique » (plan général, rapproché, très gros plan).

J’en passe, et des meilleurs sans doute : c’est tout le texte qu’on pourrait citer et commenter de la sorte. Car c’est vraiment un homme d’œil, à n’en pas douter, que notre auteur, manipulateur d’une caméra jamais fixe, zoomant, scrupuleux, sur ce que l’œil ordinaire ne voit pas : un peu comme ces « grands abbés, ingénieurs du paysage, qui […] voient loin grâce à dieu ». On ne sait grâce à qui Dutois a su scruter si profondément, si pertinemment, la vallée de la Sèvre et si magistralement la mettre en mots : toujours est-il que nous prenons grand plaisir à l’acuité de son regard comme à sa virtuosité verbale. Claudel, encore lui, parle quelque part  d’une expression lue chez quelque auteur, qu’il a « gardée toute la journée comme un bonbon dans le creux de sa joue » (je ne garantis pas le verbatim, citant de mémoire) : à ce compte, Sèvres – Eaux fortes est un pochon, comme on dit dans le Poitou, de confiseries – nougatine, angélique confite ? – et hamster son lecteur.

¹ : in Pages de prose (1944) et Connaissance de l’Est (1907)

Quatrains du temps du coronavirus


56. Le restaurant :

— … Donc on devra manger masqués, au restaurant,
Quand on aura été déconfinés ? — La faille,
Oui, c’est le masque : il va falloir, des mois durant,
Pour bouffer son bifteck l’aspirer à la paille.


55. Le cri du cœur :

— Ah, comme on s’en retourne, en cette époque amère,
À nos anciens !… — Pardon ? — Oui, j’entends désormais
Tous ces gens confinés crier « mai ! mai ! » « mai ! mai ! » :
J’ignorais qu’ils aimaient à ce point leur grand-mère…


54. Déconfinement :

— Lorsque nous sortirons enfin de notre grotte,
Quel bonheur ce sera de regarder les cieux !
— Si vos cheveux trop longs vous tombent sur les yeux,
Prenez surtout bien garde à marcher dans la crotte.


53. Repas de Pâques

— Vous n’allez pas pouvoir bouffer d’agneau pascal,
LEM, cette année — Eh non ! Mais reclus dans sa piaule,
On a moins faim que soif, plus poisson que chacal :
À défaut de l’agneau, on boira de la gnôle.


52. La fermeture des lieux publics

— Le cimetière aussi est bouclé, confiné,
On ne peut même plus se rendre sur les tombes !
— Normal : car si les morts étaient contaminés
Et mouraient de nouveau, ce serait l’hécatombe.


51. Amende de mer :

— Donc, vous nagiez en mer et narguiez les agents
Quand vous verbalisa, sortant de l’eau limpide,
Un flic homme-grenouille ??? — Oui, c’est un peu rageant,
Mais du coup j’ai payé mon amende en liquide.


50. « Le ciel est par-dessus les toits… »

— Les commandes de vin déferlent dans les drive,
Je l’ai lu dans l’ journal, sur le Figaro live.
— Ben quand t’es confiné, du genre un peu prison,
C’est vrai que le pinard, ça t’ouvre l’horizon…


49. Augmentation du prix des fruits et des légumes :

— Je vais vous prendre, en plus du demi-pamplemousse,
Ce quart d’olive et ce radis pour l’apéro ;
L’ail, c’est combien ? — La tête, elle est à trente euros.
— Très bien, mettez-m’en donc un dixième de gousse.


48. Les séries télévisées de notre enfance :

Avant confinement, vous étiez, LEM, zéro –
Ou le sergent Garcia. Masqué jusqu’aux paupières
Désormais : si en plus vous portiez la rapière,
Vous pourriez quasiment vous prendre pour Zorro.


47. Actualité présidentielle :

— Avez-vous vu Macron, LEM, au Kremlin-Bicêtre,
Avec masque et charlotte ? — Oui, même que peut-être,
Me suis-je imaginé, il est chez son coiffeur,
Et poireaute le temps que prenne sa couleur.


46. Les bancs publics :

— S’asseoir, LEM, sur un banc, désormais, c’est néant :
Marchez, n’escomptez plus poser votre séant.
— Ah, ce coronatruc, ça nous métamorphose,
On va, déconfinés, être musclés du prose.


45. Les pénuries :

— Paraît qu’on va manquer, LEM, de préservatifs…
— Allons donc, il suffit d’être imaginatif,
Avec un peu d’argile, on se fabrique à l’aise
Sur un tour de potier une capote en glaise.


44. Le jogging :

— Le jogging au-dehors n’est plus qu’un souvenir :
Vous faites comment, LEM, pour vous entretenir ?
— Je cours en rond dans le salon de ma tanière :
Même qu’à force, au sol, j’ai creusé une ornière.


43. Sauvegarde des petits métiers :

Pour sauver les dealers dans le Quatre-vingt-treize
Qui, sans sniffeurs de speed, n’ont plus un poil de pèze,
L’actuel gouvernement demande (après audit)
Aux bobos confinés de se remettre au shit.


42. Injonctions ministérielles :

— Le ministre enjoint, LEM, de manger du poisson
Pour aider les pêcheurs… — Aidons-les sans façon !
Langoustes et homards ! En goinfres bénévoles,
Bouffons, si c’est gratuit, turbots, cabillauds, soles !


41. Découvertes archéologiques :

Fouillant à Pompéi, on trouva maints rouleaux
Que l’on a pris d’abord pour des livres antiques.
La crise que l’on vit montre avec à-propos
Qu’il s’agissait en fait de papier hygiénique.


40. Téléconsultation :

— Depuis qu’on est reclus, j’ai des « r » plein la bouche,
Docteur, je vais pour dire un mot et patatras !
J’en dis un autre… — Exemple ? — Eh ben « Gars » devient « Gras »…
— Ça, c’est votre cholestérol qui s’effarouche…


39. Question de géographie :

— Vous êtes confiné, LEM, peinard, à Menton ?
— Voui, à Double… et pas que : tant qu’à faire, à Bougie,
Car il n’y avait plus… — Bougie, en Algérie ?
— (Voui)… de place à Bajoues, même avec du piston.


38. Drame de la myopie :

— Vous avez appelé SOS Amitié ?
— Mal vu le numéro ; j’ai lu : « SAUCE À moitié ».
Alors, considérant ce temps qui nous affame,
J’ai cru qu’ils expliquaient comment manger sa femme.


37. Aménagement des lieux :

— Vous faites des travaux dans votre appartement ?
— Oui, je fais élargir la porte de l’entrée :
Ce sera plus facile, après confinement,
D’en sortir, gros et gras, la taille sinistrée.


36. Système D :

— De masque, on n’a pas, LEM… En êtes-vous furax ?
— Non pas : j’ai activé ma psyché féminine :
Quand je sors je me mets pour blinder mes narines
Contre les postillons dans chacune un Tampax.


35. Chômage technique :

— Paraît qu’à Saint-Denis comme au Bois de Boulogne,
Le tapin meurt de faim par manque de besogne.
— Allons, mourir de faim quand on fait le poireau,
Et qu’on peut tous les jours bouffer du maquereau !


34. Danger de la polysémie :

 — Et donc, vous allez, LEM, cueillir la gariguette ?
— Oui, rien d’extravagant ni même de nouveau,
J’aime depuis toujours les tripes, l’andouillette…
— M’enfin, LEM, ce n’est pas de la fraise de veau !


33. Mode nostalgique :

Nous étions rois jusqu’à mi-mars encore : on a,
En nous ordonnançant de rester en chaumières,
Troqué notre couronne et nos virées princières
Contre un vilain virus appelé corona.


32. « Où tous les vins coulaient« 

Jusque vers les années soixante-dix, on a
Liché du Postillon. « Pas certain que la marque
De ce jaja popu », me fais-je la remarque,
« Eût eu pareil succès du temps du corona. »


31. Jamais content :

— Vous pleurnichez, LEM : mais même confiné
Vous bouffez du rumsteck, lichez des eaux-de-vie,
Un vrai Sardanapale ! — Oui, mais j’aurais envie
De me mettre au régime et d’eau du robinet…


30. Fins passe-temps :

— Ça fait plaisir de voir, LEM, que ça vous amuse
De jouer aux Lego ! Vous faites un bateau ?
Ah non ? Quoi donc alors ? Vous dites ? Un radeau ?
Ah, et précisément : celui de la Méduse ?


29. Substitut du pangolin :

— La soupe au pangolin, c’est très aphrodisiaque,
On a le zizi dur, commac, long comme un bras.
— Je vais te dire un truc : pour te filer la niaque,
Dans ta soupe aux poireaux, mets plutôt du viagra.


28. Statistiques :

— Dix-sept pour cent partis dans l’Orne, les Deux-Sèvres !
— Qui ça ? — Les Parisiens, grands dénigreurs de ploucs.
Eux qu’embêtaient les coqs et qu’asphyxiaient les boucs,
Ils vous embrasseraient un cochon sur les lèvres.


27. Le chouineur :

— Dire qu’en temps normal, je ne ferais rien d’autre
Que ce que je fais là : je glande, je me vautre…
— Pourquoi vous plaindre, alors ? — Ben c’est là que j’ai mal :
Je ferais tout pareil mais ce serait normal.


26. Conseils gouvernementaux :

Macron : « Tirez profit de ce confinement :
Lisez, développez votre esprit de finesse !
— Mais ceux qui sont couillons, mais le bourrin, l’ânesse ?
— Rien ne leur interdit d’être cons, finement ! »


25. Typographie du temps du coronavirus :

— Confiné, vous avez, LEM, bigrement forci !
— Je fais de la muscu, c’est ça qui fait l’Hercule.
— Bof, pour un écrivain… — Ben quoi, c’est comme si
Reclus, je me changeais en lettre MAJUSCULE.


24. La maigre soupe du soir :

— Il nous faudrait, tu vois, les fées de Cendrillon
— Hum ? — Oui, si dans le conte avec une citrouille
Elles font un carrosse : avec notre bouillon
Elles pourraient nous faire un bon kilo d’andouille.


23. La disette menace :

— Adieu, coqs au vin, steaks, plus rien dans le buffet :
La viande se fait rare en ces temps de carence…
— Voui… Reste bien le chat, mais comment le bouffer ?
C’est lui qui sur Facebook assure notre audience.


22. Explication de la métamorphose :

Il suffit d’enlever « ng » à « Pangolin »
Et d’y adjoindre un « s » : pour peu que l’on mélange,
Comme avec un « losange » on fait une « Solange »,
Avec un « Pangolin », on fait du « Sopalin ».


21. Confit-nement :

Confits-nés, nous mangeons bien plus de que raison,
Buvons comme des trous, restons à la maison ;
Et rêvons de passer, quand l’ennui nous oppresse,
Des vacances dodues près de la mer, en Graisse.


20. Les tenues du temps de confinement :

Sortant, ma femme et moi, nous dérouiller un chouille :
Loi de confinement suivie avec rigueur.
Tout ce qu’on a croisé, c’est un homme-grenouille,
Comprenant après coup que c’était un joggeur.


19. Sports d’appartement :

— Quel sport faites-vous, LEM, en temps de pandémie
Pour vous entretenir jambons, croupion, giron ?
— J’ai un rameur d’appart’ et muscle ma momie
En pratiquant dessus le coron’aviron.


18. La traversée de Paris au temps du coronavirus :

Bientôt les restrictions : pain noir, rutabagas,
On souffrira de faim, se tordra de colique,
Tandis que par les rues iront de nuit deux gars
Portant des sacs emplis de papier hygiénique.


17. Phèdre au temps du coronavirus :

— « Je pars, cher Théramène, et quitte le séjour »…
— Ça va être coton, mais essayez toujours,
Foncez chez Amazon, déguisez-vous en livre
Ou en autocuiseur : il paraît qu’on les livre.


16. Promener son animal :

— D’où vient ce labrador que vous promenez, LEM ?
— Je viens de l’acheter. Je me sortais moi-même
Jusqu’à pas plus qu’hier quand les agents m’ont dit
Que sortir les blaireaux venait d’être interdit.


15. Propos d’ivrognes :

— Gaspiller tant d’alcool… Ça me met hors de moi…
Pour se laver les mains… Ça frise l’ineptie !
— Moi, j’ai trouvé le truc : après l’antisepsie
Au gel hydromachin, je me lèche les doigts.


14. L’insecticide idéal :

— Par ces temps de misère, il n’y a plus, ô joie !
Un seul moustique ici, tous ont fichu le camp.
— À cause du virus ? — Oui, indirectement :
Confinés, on boit plus, ça leur fait mal au foie.


13. L’école des femmes :

— Agnès le dit tout net : « C’est une mascarade,
On n’aurait jamais dû faire ci, faire ça. »
— De Molière, l’Agnès ? — Non : celle qui laissa
Les médecins sans test, les soignants masque en rade.


12. Le sport au temps du coronavirus :

Pour avoir fait le tour du pâté de maisons
Nous pouvons dénoncer l’énorme tromperie :
Les mots, dans le quartier, ne sont qu’illusions,
S’il y a du pâté, c’est sans charcuterie.


11. Géographie virale :

— Nous allons tous mourir, tomber comme des mouches,
Comme des pangolins et d’autres bêtes louches !
— Elle est, c’est vrai, la mort, forte pour déboiser
Depuis le corona, y a pas à chinoiser !


10. Sumos en devenir :

Comme au supermarché c’était la bousculade
Pour PQ, sopalin, céleri rémoulade,
Mais pas l’huile, on me dit : « Confinés qu’on sera,
Sans sport, c’est inutile : on aura des corps gras. »


9. Biblique :

Pilate, quand il dit qu’il s’en « lave les mains »,
J’ai comme l’impression qu’il pense aux lendemains :
Et que dans ses placards il redoute et regrette
De n’avoir pas assez de papier de toilette.


8. Question de préférence :

Vrai : la gastronomie est chez moi truc inné,
Même en ce temps de crise âprement mortifère :
Et mon amour de l’Homme est tel que je préfère
Le canard né confit au connard confiné.


7. Pâtisserie prophylactique :

Le président a dit hier au soir au vingt heures
Qu’il nous faudra longtemps rester en nos demeures
« Car nous devons dans Ladurée nous protéger. »
Contre le corona : macarons à manger ?


6. Du bon usage du papier hygiénique :

Si jamais le virus te rendait transparent
Ainsi qu’est aux beaux jours l’eau pure du torrent,
Fais avec ton PQ comme l’Homme invisible :
T’en rubanant le corps, tu seras perceptible.


5. Mesures prophylactiques :

Gel hydroalcoolique : un pastis, sinon rien,
Passé au congélo, pour se laver les mains ;
Pour masque : un bob Ricard posé sur la narine
(Évitez « Petit jaune », à cause de la Chine).


4. De la nécessité d’une bonne prononciation :

Comme cet Espagnol nous criait « pandémie »,
Nous pensâmes devoir préparer des sandwiches :
Aussitôt d’apporter le bocal à corniches,
L’un tranchant le jambon, l’autre le pain de mie.


3. Synonymie prêtant à confusion :

Comme nous déjeunions au Virus couronné,
On nous dit de partir, qu’on était confinés.
— Vrai qu’on est à l’étroit, que j’dis à la taulière,
Allons flâner dehors avec la fourmilière.


2. Papier toilette, leur obsession :

— Mais autant de PQ… ! Que comptez-vous en faire ?
— Je crains de m’ennuyer, confiné… — Quoi, l’ennui ?
— C’est pour rester poli. Je vous aurais bien dit
« Je crains de m’emmerder », mais c’était trop vulgaire.


1. Provisions de bouche :

Comme il restait du porc à notre hypermarché
À défaut de PQ, nous prîmes des saucisses :
L’usage est différent, mais le cochon haché
Vaut mieux que du Lotus pour le bouffer en Suisses.


Ces petits textes sans importance relèvent néanmoins du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom de leur auteur (Lionel-Édouard Martin) soit clairement indiqué.

« Un air de viole sur un tapis d’oursins » : à propos de Cristina, de Paloma Hermine Hidalgo, dite Caloniz Herminia (éd. du Réalgar)

À quoi reconnaît-on, dès l’abord, un grand beau texte ? Au fait qu’il dompte le lecteur trop pressé, rétif à la lenteur, qu’il le subjugue, qu’il lui impose son rythme propre (toute écriture à vocation littéraire développe son propre rythme, plus ou moins perceptible, plus ou moins impératif) : c’est, ici, qui est de mise, l’adagio plus que l’allegro, le mouvement posé, sans hâte, nécessaire à la pleine expression, l’adagio espressivo, pour jouer sur les termes. Le livre est bref, mais d’une telle densité, d’un tel poids, qu’il force à la pesée de chaque phrase, de chaque mot, qu’il contraint le regard au bivouac. Sans doute est-ce là une des prérogatives de la poésie – qui nierait qu’il en aille de poésie, et de haute poésie, dans Cristina ? : toutefois le projet d’ensemble dépasse, me semble-t-il, la simple suite de poèmes en prose dont il est constitué pour construire, par légères touches diégétiques, une histoire à l’exposition jamais explicite (ce qui serait d’une candide) mais subtilement et suffisamment tissée pour que le fil puisse s’en suivre au long des quatre parties du texte, chacune développée à la première personne en de courtes vignettes, saynètes, remémorant, croit-on, des « souvenirs d’enfance et de jeunesse », formant une trame poético-narrative.

Poésie, certes, et – je l’ai dit –, belle, haute et puissante poésie : à mille lieues des antiennes contemporaines de la sécheresse et de la boiterie obligées, des complaisances d’une spontanéité dépenaillée donnée pour règle. Cette poésie, celle de Cristina, pèchera peut-être aux yeux de certains (mais certes pas aux miens) par son souci constant du mot juste et rare (que n’aurait pas renié un Saint-John-Perse), par son travail méticuleux des rythmes (car l’origine de toute écriture vraie réside peut-être en « une mort que [d]es ailes scandent » [13]) et des sonorités (d’une exigence toute malherbienne) : qu’on en juge par ces phrases d’une superbe musicalité :

On gourmande mes pieds nus parmi les méduses. (14)
Plein été, clarté de la poussière, des oiseaux lacèrent le ciel. Une maison aux tuiles vertes. Cheminées, gouttières : tout dort, inaccessible, isolé de la route par le mol océan des foins.
(20/21)
L’eau crépite à mes pieds, hérissée de crêtes.
(29)

ou par cet exemple :

Ailleurs, sur le bassin, les nymphéas, cœur japonais, clairs sur les bords, froncés, grenus, dérivent comme, après un bal, des roses en festons dénoués. (11)

parfaitement scandé de cadences d’abord paires puis impaires – comme si quelque chose, cru stable, se délitait inéluctablement, comme si toute beauté n’était qu’éphémère et dût partir à vau-l’eau.

Le monde décrit par ces moyens grouille de vies animales : aquatiques, terrestres, aériennes, succinctement brossées, souvent dans toute leur vigueur de bêtes :

Des crevettes échappent à la résille, s’écartent parmi l’agar-agar, les étoiles calcaires. (28)
Les insectes crissent, les crapauds mâles coassent, espèrent que les femelles reconnaîtront leur prince. Un papillon volette ; ses ailes se ferment et s’ouvrent comme un soufflet de forge.
(58)
Le hongre patine devant le breuil.
(67)

aussi bien que végétales :

Les poiriers pourrissent leurs fruits, les châtaignes bâillent dans les feuilles vert paon, entre les souches perlées de bourgeons. (50)
Jungle de fleurs. […] Ici croissent les orchidées, ailleurs les mangroves, partout, sur les branches, fruits, baies, plumages.
(65)

À cette même vie omniprésente, universelle, les choses non plus ne sauraient se soustraire, comme dans les croyances animistes dont la poésie de Paloma Hermine Hidalgo pourrait bien être un avatar :

Nougats, berlingots, sucres d’orge fleurissent leur ébriété. (52)
Une odeur de boue monte ; la terre palpite, bombée de forces tendres.
(47)
La voiture serpente, bifurque, serre à droite.
(48)

Joliesses de poète ? Profondeur, bien plutôt, si, dans un réseau constant de significations, le livre, « par-delà les grilles qui séparent les morts des vivants » (46), développe avec un sens très sûr et très mûr du tragique, l’antique opposition existentielle, qu’il renouvelle avec brio, de la vie et de la mort. Car dès qu’il n’y a plus vie – et vie ô combien exubérante – c’est, dans Cristina, la mort qui règne et qui renverse, la « nature morte », ainsi qu’on pourrait dire n’était que l’expression figerait ce qui, dans le texte, est presque toujours mouvement, puisque la mort s’inflige à la façon d’une « cruauté qu’aggravent le cor au matin, la chasse à courre » (53). Qu’on en juge :

Elle prend une oie, lui tranche la langue. Le gosier bée : un trou qui est ma mort. (12)
Les caroubiers poignard[e]nt la terre nue.
(53)
Il tire son coutelas, la terrasse, la prend à la gorge. Elle baisse l’encolure, se cabre, lance des ruades. Saillies musquées, râles affolés. L’œil roule dans sa cornée blanche. Le sang jaillit. La biche s’effondre sur la neige.
(66)

Mort des bêtes, mort des hommes :

Velours meringue, comme une peau d’enfant mort. (18)
Le cercueil attend.
(43)
La mort : un air repris en voix de tête, une octave au-dessus.
(34)

C’est, croit-on comprendre, qui sont invoquées, la mort de la grand-mère et celle de la mère, cette dernière concluant magistralement le livre :

Je collecte les os, serre l’urne contre mon cœur. […] Chaleur des restes calcinés. J’ouvre le sac, en sort les effets un à un : gabardine, préservatifs, brodequins piqués de maroquin. Une enveloppe blanche tombe. Écriture fine : « À Cristina, ma mère, mon amour ». Par la fenêtre, le village marbré de blanc surplombe un vallon où végètent des platanes, des sycomores troués d’orange, comme des brasiers. La côte monte vers les cimes, le soleil traîne sur la luzerne une nappe liquide et or. (69)

Mais il est une autre mort, moins définitive, qui parcourt le texte avec son « couteau de chasse » (19) : celle dont on sait qu’elle touche le « je » à tous les âges, de la petite enfance à la jeunesse, où il s’écrit, victime d’un « il » peu explicite, au « tatouage scorpion et pénis mêlés sur la jambe gauche, frise maorie sur l’autre » (53) dont sporadiquement les agissements sont montrés :

Il caresse les fesses d’une main, fait ses griffes sur mon aine, entre, sort, berce doucement ma hanche : ses doigts, la mort, le temps. Mes prunelles verdissent sous le soleil de treize heures. Je prends la lumière du gland comme la berge prend l’eau. (37)

Un rapt, une féérie ralentissent sous ma robe. Il a les paumes molles comme des pêches en sirop. Haleine chaude. Une chenille mécanique emporte sur la rive des frissons de velours.
— Vert cresson, comme tes yeux.
Aussi doux que sa « queue » ?
(18)

Chapeau de paille des Antilles, chemise de Bora-Bora, il tire mes cheveux à poignée, m’oblige à le regarder. Agenouillée, sur la baie, je froisse mes volants, me prosterne, fais à sa queue l’offrande de mes pleurs. Lever de paupières ; je m’éveille dans ses yeux. (52)

N’est-ce pas, vivre cela, cet « air de viole » (50) dont on ne sait pas trop comment l’écrire, devoir porter avec constance un demi-deuil, comme le laisse entendre l’injonction maternelle :

Habille-toi en noir et blanc, comme la vache que tu es, ne montre plus ta viande. (34)

Chair vivante, chair morte : la sexualité, consentie ou non, se solde par cette phrase, un peu plus loin, aux accents d’alexandrin trimétrique :

Viande de boucherie qui m’ôte Maman et le sommeil. (45)

Le vivant meurt, de quelque mort qu’il s’agisse, et se transforme en cette « viande », en ces « tripes », dont l’obsession parcourt toute la trame thématique de ce magnifique poème narratif pour trouver son paroxysme dans cette formule d’une force inouïe, extravagante de son hiatus : 

Maman : ange immense que je vais dépecer. (63)

Peut-être est-ce là le programme, l’intention première, de Cristina, s’il est vrai qu’on ne dépèce que des corps morts pour leur donner des formes nouvelles, fussent-elles métaphoriques :

On estourbit les coqs. Les gouttes cinglent les ailes, ruissellent. Leurs cous tournés vers le ciel : mandragores, orchidées sur la craie, tubéreuses. (13-14)

Ainsi de l’écriture, qui métamorphose.


À propos de l’autrice :

Paloma Hermine Hidalgo poursuit des études de littérature, philosophie et linguistique à l’ENS d’Ulm-Paris, de commerce et stratégie d’entreprise à HEC Paris, et de théâtre physique et de mime à l’École Jacques Lecoq, conclues par un passage à La Fémis.

Elle devient critique d’art à dix-sept ans, puis journaliste littéraire pour Le Monde. Autrice de plusieurs centaines de textes et d’articles sur l’art, la littérature, le théâtre ou la philosophie, elle travaille sous divers noms pour des journaux et revues (Le Monde diplomatique, Esprit, Artpress, The TimesThe Times Literary Supplement…), la radio (Centre Wallonie Bruxelles) ou des institutions (Unesco, INA, Institut français, Grand palais, MEP…) Elle a enseigné le journalisme et la critique culturelle à Sciences Po Paris, et développe également une activité de recherche théorique croisant des questions d’écriture et de philosophie.

D’abord dessinatrice et comédienne en parallèle de ces activités, elle vient plus tard à l’écriture.

S’ils reposent sur une base autobiographique (pédophilie passive, psychose, orphelinisme…), ses premiers textes entendent la transcender librement par la fiction pour toucher à l’incommunicabilité de la douleur et de la jouissance.

« Et la mer et l’amour » (à propos de Mado, de Marc Villemain)

Ça parle d’adolescentes un peu folles de leur corps (dans le texte : 43 fois l’adjectif nue[s], 20 fois le nom culotte), ça raconte Mado qui pour de vrai s’appelle Madeleine (comme la sainte, vous savez, celle de mœurs légères avant sa conversion), ça raconte Virginie (il y a de la vierge, dans ce prénom si on s’en fie à l’étymologie), ça raconte aussi, mais moindrement, Florian le bien nommé (puisque c’est lui qui déflore, bien outillé pour ce faire : « Sa canne [à pêche] était plantée dans le sable, tendue vers l’avant, le fil mouillant loin dans l’océan » [p. 86]). Ça raconte tout ça, les ados bébêtes, sentimentaux, les pulsions de teenagers comme « le boutonneux du premier rang qui salivait en […] voyant [Virginie] » (p. 42), les tropismes de garçons pleins de « balourdise », de gamines pleines d’effronterie : « Mado avait eu le culot d’embrasser un garçon dans la cour, devant tous les morveux de la classe, même devant un prof qui surveillait » (pp. 151/152).

Ça raconte tout ça qu’on a peut-être déjà lu (dans Les Amitiés particulières, Le Cahier volé, Thérèse et Isabelle, etc.), et ça ne serait alors, de tout ça, qu’une resucée (cf. « [l]es roudoudous […], du sucre de toutes les couleurs moulé dans des sortes de petites coquilles Saint-Jacques. On pouvait lécher ça pendant des heures » (p. 37) – tiens, ça rappelle (le monde est petit !) Proust et les « gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques » : mais voilà, si ça raconte tout ça, ça raconte aussi – et surtout – tout autre chose, ça raconte la mer (37 fois le terme, 12 fois celui d’océan), ça raconte la mer et le soleil (36 fois soleil) : moins comme dans la chanson de François Deguelt que dans une sorte de mythographie sensuelle, voire sexuelle, où ce sont les éléments qui déterminent l’histoire, puisque cette dernière débute inopinément dans un carrelet, soit dans « une cabane de pêcheur, toute simple, toute bête, humble et sauvage, quelques planches au bout d’un ponton monté sur pilotis » (p. 15) dont on précise qu’elle est « un peu branlante » : voyez la bête. Ça s’avance dans l’océan, ces carrelets, c’est corporel, masculin : « Le ponton qui y conduisait s’était en partie affaissé. Le bois par endroits était vermoulu jusqu’à l’os, rien qu’avec mon ongle je pouvais en gratter le cœur » (p. 15, c’est moi qui souligne), ça fait assez, visuellement, sexe viril pénétrant (dans) la mer. Cette espèce de membre gigantesque, un peu « bancroche » (p. 15), ce sera le lieu de toutes sortes de mêlées amoureuses (Virginie et Mado, Mado et Florian, Virginie et Florian) pratiquées au-dessus de la mer – la mer, l’amour : ajoutons-y l’amer (« Je ne sais pas ce qui a pu rendre ce plaisir aussi amer » [p. 158]), on est dans un poème baroque et c’est bien qu’on y soit.

Et c’est bien qu’on y soit, oui, parce que ce sont ces masses, ces mythes – la mer et le soleil – qui, bien plus que l’intrigue somme toute assez banale, donnent à ce fort et beau roman sa profondeur et sa tonalité, en font une symphonie sensorielle résonnant autrement plus puissamment que la seule sensualité des corps et que ses descriptions (quoi de plus fadasse, de plus barbant, que la littérature érotique, fût-elle « sans orthographe » ?) : on est ici, plutôt que dans la romance vaguement affriolante, dans le mythe anthropomorphique, comme dans ce passage qu’on croirait presque relever de croyances archaïques : « Le soleil entrait dans son lit à mesure qu’il se rapprochait de son point d’impact. Alors la mer remontait sa couverture et il se laissait border jusqu’à disparaître tout entier sous son drap. » [p. 122]. Un peu comme dans À l’ombre des jeunes filles en fleur, les amours adolescentes ici décrites sont consubstantielles au décor marin où elles puisent leur origine (« Mon plus ancien souvenir avec Mado est un souvenir de plage » [p. 19]) et où elles se développent : « Une patrie rien qu’à moi, où j’aurais pu vivre nue et m’offrir au sel et au vent, au ciel et à la terre. Une nation dont j’aurais été le seul peuple et seul souverain » (p. 44), au point qu’on peut parler (comme souvent dans les écritures baroques des XVIe et XVIIe siècles) d’un décor empathique, comme dans cet exemple : « Ici, derrière les dunes, à la tombée du jour, quand éclosent les fruits de l’argousier, le sable a parfois des couleurs de sang » (p. 7, c’est moi qui souligne), en l’occurrence annonciateur du drame à venir où la mer, on n’en dira pas plus, a toute sa part (ou pour le dire un peu quand même mais par énigme : c’est, autre mythe, la naissance de Vénus à rebours).

Une mer, précisons-le, aux multiples et subtiles ramifications : car tout est relié, tout forme, comme dans toute œuvre profonde, « icebergienne » (pour tenter un néologisme), un système de significations complexes, dans Mado, rien n’est là pour le seul décor mais pour tramer un univers psychique qui parle de et à l’inconscient. Ainsi, un carrelet, si c’est une cabane de pêcheur et un filet de pêche, c’est aussi, comme le rappelle la narratrice, ce poisson « tout plat dont [elle] n’aime pas la peau, vilain blanc laiteux d’un côté, gris marronnasse de l’autre, et avec ça parsemé de taches grenat qu’on le dirait atteint de quelque maladie honteuse » (p. 15), peut-être ce même « poisson plat » auquel est comparée tout au début du texte (p. 8) la culotte subtilisée à Virginie par quelques gamins facétieux. Ce thème – très sexuel, donc – du poisson (le mot est employé 17 fois) revient sans cesse, maillant tout le roman, contribuant à lui conférer la forte cohérence d’une métaphore obsédante (au sens que donnent à ce concept les tenants de la psychocritique). Ainsi de la dorade que Florian tire de la mer et qui fascine Mado : « La dorade glissait entre les doigts de Mado, elle piaffait, se tordait comme un savon trop gras entre ses mains si douces, la bouche toujours plus écorchée, la gorge toujours plus entaillée, et je scrutais le plaisir de Mado à manipuler cette chose visqueuse et moribonde, ce corps avachi et huileux qui agonisait entre les doigts de la plus belle fille du monde » (p. 70). Même les bières qu’on boit (ou qui « ruissel[en]t sur [les] seins et [les] ventres » [p. 162]) sont des poissons, qu’on tient « au frais dans un seau d’eau de mer » (p. 96), comme Florian « jette (p. 71 la dépouille [de la dorade] dans un seau »). Ce même Florian qui, au moment de ferrer l’animal, « a bandé les muscles, actionné la manivelle et tiré la hampe à lui, […] imprimant à la canne de petits coups nets, précis » (p. 69). Il n’y a guère lieu de commenter ce qui relève d’une quasi transparence – et à quoi fera écho, quelque 70 pages plus loin, dans un contexte métaphorique non plus marin mais terrestre, la scène inverse d’un « Florian, [aux] petits yeux mesquins de sanglier acculé dans sa bauge, le gosier ouvert et muet, le sexe encore gluant […], inconsistant déjà, d’une flaccidité burlesque et dégueulasse » (p. 137).

C’est cet imaginaire marin, ce fantasme de sel et d’eau, cette assimilation du sexe à la mer, c’est ce désir (dût-il être fatal à qui l’éprouve) de fusion archaïque entre les corps et les éléments qui me paraît le plus remarquable dans Mado et me semble démontrer, une fois de plus, que la seule matière narrative d’un texte ne peut suffire à l’étayer, à lui donner une assise vraiment solide dans la réception qu’on en a. Peut-être le roman, sans doute à ce jour le plus accompli de Marc Villemain, se résume-t-il, mieux qu’en toute autre synthèse, à ce très beau paragraphe (ou motif) dont il serait l’amplification – les poètes de l’âge baroque nommaient cela paraphrase – et qui rappelle, autant que certaines mystiques, certaines pages de Rousseau consacrées à l’eau dans les Rêveries du promeneur solitaire : « Être corps de bête, dépôt composite de terre et de chair. Ne pas seulement se mêler aux éléments : en être. Être le ressac au loin qui fait entendre ses scintillements humides à travers la broussaille. Être le capitule bleu du chardon pour essuyer les embruns, les chaleurs atrophiées du mois d’août et les urines animales. Être sa propre tanière » (p. 51).


Mado, par Marc Villemain, éditions Joëlle Losfeld (en librairie le 14 février 2019)

 

Un hymne au sensible (à propos d’Il y avait des rivières infranchissables, de Marc Villemain, aux éditions Joëlle Losfeld)

__On est d’ordinaire, ayant passé depuis belle lurette l’âge des ferveurs naïves, économe de ses enthousiasmes et les vessies brûleront longtemps sans qu’on les prenne pour des lanternes. Les occasions d’exaltation littéraire n’étant pas si fréquentes, c’est en pesant ses mots et en les martelant dans toute la certitude du ressenti qu’on peut asséner ce jugement : jamais Marc Villemain n’a rien écrit de plus beau, de plus prenant, parfois de plus poignant, rien de plus tendrement souriant que ces Rivières ‒ comme si, brisant les entraves d’une rhétorique à laquelle (oh, le bondage était light !) il a pu s’attacher dans d’autres de ses livres, il assumait pleinement, avec ce dernier texte, ce qu’il est en ses tréfonds, quoi qu’il en veuille ou dise : un poète (« Il aimait qu’elle n’ait pas conscience de toute cette poésie en elle », écrit-il à propos d’une de ses héroïnes : retournons-lui-le compliment), un poète, sensible et même écorché vif, de l’enfance et de l’adolescence qu’il traite magnifiquement, comme l’expert en tendresse et nostalgie qu’il est. De cette thématique, il fait d’ailleurs pour ainsi dire son étendard, quand il dit, dans une sorte de projection épitaphique : 

De lui on croit savoir qu’il publia quelques romans et autres nouvelles assez nostalgiques, puisant souvent aux sources de l’enfance ou de l’adolescence. 

Certes, ce n’est pas la première fois qu’il s’aventure sur ces sentiers : dans Et que morts s’ensuivent, en 2009, il nous y entraînait déjà, mais Il y avait des rivières infranchissables relève, me semble-t-il, d’une exploration plus profonde et plus globale du thème et suscite chez le lecteur une empathie encore plus complète, plus viscérale ‒ à tout le moins : chez le lecteur de mon âge mais je gage que ces courtes histoires parleront à d’autres bien plus jeunes, parce qu’il doit y avoir, dans l’inconscient collectif propre à notre culture, un « éternel adolescent » que les mœurs actuelles n’entaillent qu’avec difficulté – Le Grand Meaulnes, j’en suis sûr, fait encore rêver.

*

__C’est la fin des années 1970 (« l’époque était bénie »), auxquelles il est fait de nombreuses références (« fraîcheur de vivre Hollywood chewing-gum », «Ils ont les yeux couleur menthe à l’eau et le cœur grenadine »), qui sert d’arrière-plan temporel à ces treize nouvelles, chacune relatant un épisode de la vie copieusement amoureuse d’un jeune garçon « à l’imaginaire sensiblement romanesque » esquissée dans l’anonymat d’un « il » dont nul n’est dupe, le tout formant un ensemble d’une grande cohérence, couronné par la dernière histoire qui, sortant du cadre spatio-temporel des douze premières, projette l’adolescent dans sa vie d’homme et dans de nouveaux paysages pour mieux composer le livre en un système où chaque nouvelle est l’élément d’une mosaïque formant un tout, formant un sens. Les Rivières en effet ne sont pas une simple juxtaposition de textes constituant un recueil, mais bien plus une sorte de roman de forme originale, sans réelle focalisation diégétique, organisé en leitmotivs et dont le mouvement se développe fluidement du plus joyeux au plus mélancolique, du plus frivole au plus profond, selon le résumé programmatique qu’en fait d’ailleurs Villemain dans les toutes dernières pages : 

Plonger dans le passé redonne un peu d’allure à ses vieux jours. Tout y passe, jusqu’à ses amours enfantines. Alors le voilà qui parle au présent. Il dévale une piste de ski dans sa combinaison jaune et vole au secours d’une petite fille éplorée en bord de la piste, et puis il y a cette gamine, au bal, qu’il n’a jamais pu embrasser parce que ses grands frères le menaçaient, ou cette drôle de petite paysanne qu’il aidait aux travaux de la ferme ; et cette autre, une petite Hollandaise croit-il se souvenir, avec qui il aimait cueillir des fleurs dans la montagne et qu’il ne put sauver de la noyade.

*

__Amours enfantines, oui : c’est bien là ce qui fonde l’unité du livre. Encore faut-il savoir de quoi on parle, le terme et sa définition n’allant pas de soi, ou chacun s’en faisant sa propre idée tant que l’expérience n’est pas passée par là : 

« C’est l’amour, qu’est-ce que tu crois !
– Je crois pas, non. C’est pas ça l’amour. »

__Qu’est-ce donc qu’aimer quand on est collégien, et que de l’amour, dont on ressent si fort la nécessité, de cet amour qui vous taraude, on sait si peu de choses entre dix et quinze ans ? Peut-être est-ce, dans la relation qu’on entretient avec autrui, – et cela, on l’apprend en l’éprouvant, dans une manière de sensualisme –, des cinq sens, privilégier la vue, le toucher, l’odorat, comme dans cette scène où

Elle veut bien qu’ils se déshabillent mais sous les draps, ne veut pas trop qu’il la voie. Pas grave, il la sent. La tiédeur veloutée de ses cuisses, la fraîche rondeur de sa petite poitrine, son odeur lointainement citronnée, et cette chaleur partout sous les draps qui irradie de sa chair.

empire des sens, pourrait-on dire, où la volonté d’« elle » ne fait guère obstacle aux sensations de « il».

__Il est là, cet « il » qui zyeute ailleurs autant qu’il peut cette autre fille 

entièrement nue [qui] se lave à l’eau claire qui sort par jets doux et réguliers du tuyau d’arrosage et dépose sur son corps, infimes cascades, toute la fraîcheur de la nature – chaque goutte est une perle où la lumière se réfracte en d’innombrables arcs-en-ciel miniatures

au point d’en être « tétanisé » et de poétiser l’événement, la vision virant à l’image, microcosme et macrocosme se confondant dans la pupille : le monde de l’amour est un monde baroque et fusionnel. Le grand jeu est d’ailleurs d’occulter le regard pour mieux l’aviver, mieux faire sentir la présence espérée mais inattendue : « Jointes en bandeau, deux petites mains fraîches qui lui couvrent les yeux. Il se retourne : elle est là ». Et « il » est là aussi qui palpe avec quelque maladresse, dans un geste primaire et réciproque, le corps de l’autre : 

Ils se touchent la peau à la manière des singes, les yeux grand ouverts, étudiant leurs cartographies intimes du bout des doigts ou plaquant l’entière paume de leur main sur le visage de l’autre, épousant, palpant les courbes, les inflexions, les douceurs insoupçonnées de leur squelette. 

Et quand ce n’est pas son corps qu’il éprouve sous ses paumes, ce sont ses cheveux 

si longs que sa main vient s’y emmêler, que sa main vient s’y embrouiller, alors il y voit un mauvais présage, un avertissement, peut-être une remontrance

parce que, dans ce monde inconnu qui se révèle et que l’on déchiffre vaille que vaille, tout, forcément, fait sens, se lit comme on déchiffre un mystère.

__Mais c’est avant tout « l’odeur troublante de l’amour », telle qu’en exergue Jean Ferrat l’annonce, qui mobilise l’être entier du jeune héros : innombrables, dans le texte, les occurrences du vocabulaire lié à l’odorat, sans doute parce que l’odeur est, comme le dit dans ses Fragments le poète Ilarie Voronca (« Par [l]es [autres] sens on va vers le monde, on cherche ses contours, on s’arrête à sa surface. Par l’odorat au contraire, le monde vient à nous, nous pénètre, entre en vous. ») l’odorat est le sens le plus profond, celui qui nous comble d’une présence (comme, eût-on dit jadis, de cet enthousiasme qu’on a pu traduire par inspiration), et ce, quelle que soit la fragrance qui nous obsède :  

Qu’est-ce qu’il l’aimait, son odeur de petite paysanne. Il aimait qu’elle sente la vache, le lapin, le chien, cette odeur de bête entremêlée de fumier, de paille et de crottin, des potages de sa mère aussi, poireau, navet, céleri, et du jambon crocheté au mur à côté de l’antique vaisselier de famille. Une odeur qu’on aurait dit vieille comme le monde. 

Il y avait des rivières infranchissables est ainsi un texte plein d’odeurs, le texte d’un nez sensuel, « capable de flairer » jusqu’à l’absence de neige à la montagne et tout ce que le monde peut receler de parfums :

À l’intérieur ça sent le sommeil encore, le confiné, le café moulu du matin, la lessive et la semelle de godasses ; les murs du couloir sont d’un jaune sale, humide, des poils de chien plein la moquette. […] Et puis les odeurs : celles des vaches qui passent matin et soir sous sa fenêtre, le crottin de quelques rares chevaux, le grain des poules que l’on sème à la volée, le fumet du gibier, l’arôme un peu sec de l’ortie venue se mêler aux pâquerettes, entre les tombes du cimetière mitoyen avec la maison.

__L’amour, c’est donc ça : une exaspération des sens qui, redécouverts à la faveur de quelque effleurement de peau, condensent le monde dans le rien du « bouquet mentholé de la terre fraîche », dans « l’odeur chaude et pleine d’une pièce immense au dallage sombre et sévère. » Le bonheur, chez Villemain, est un paroxysme sensoriel – il y a du Stendhal, autre fou d’Italie, chez cet homme, quand, dans cette ultime et magnifique nouvelle qui se déroule à Venise et sert d’épilogue à ses Rivières, il évoque 

[l]e bonheur […] de pouvoir prendre son café sur les Zattere devant l’eau qui miroite, grignoter son croissant chaud garni de crème pâtissière en tendant l’oreille aux premières rumeurs du commerce des hommes et en observant les innombrables nuances dont le soleil qui finit de s’étirer dans le ciel jaspe le canal.

Il suffit de se figurer la scène pour concevoir comme tout, des mains, du nez, des yeux, de la langue et des oreilles, est engagé dans cette globalité sensible que peut être pour l’auteur un simple petit déjeuner pris sur les quais de la Giudecca.

*

__On le comprend aisément à travers les exemples donnés : si Il y avait des rivières infranchissables se veut un hymne au sensible et, malgré parfois la cruauté de la vie, à la beauté et à la bonté du monde, il faut que le texte soit servi par une langue qui puisse exalter ce qui est sensible, et beau, et bon. À cette exigence, Marc Villemain répond par, je l’ai dit d’emblée, une écriture dont la prose compte aujourd’hui peu de spécimens : qui écrit, de nos jours, des phrases comme celle-ci :

Il dit que, dans son cœur, c’est comme si des petites framboises y faisaient de la balançoire. Il dit que pour lui c’est une image du bonheur, ça, d’imaginer des petites framboises, toute une famille de petites framboises faisant sur son cœur de la balançoire

ou comme cette autre, quasi virgilienne : 

[Ils] se remettent en marche, enveloppés de douceur et de nuit, infimes sous le ciel infini. 

Il faut, me semble-t-il, creuser profondément dans la littérature publiée de nos jours pour y trouver de telles pépites que seuls des esprits chagrins trouveraient surannées, leur préférant sans doute ce rendu stylistique mal digéré régurgité un peu partout – comme si brutaliser la langue était le gage de la modernité. La prose poétique de Marc Villemain, toute de douceur et de tendresse, telle qu’on la lit dans Il y avait des rivières infranchissables, est à situer du côté de celles, de même exigence, d’un Franck Bouysse, d’une Emmanuelle Pagano, d’une Sylvie Germain, pour ne citer que quelques-unes des grandes et belles voix françaises contemporaines. Raison de plus pour, cette prose, la signaler et la saluer – je dirais même : la magnifier.

Cervelles bancroches, cœurs à l’avenant (à propos de « Mangés par la terre » de Clotilde Escalle, aux éditions du Sonneur)

mangés par la terreQuelque chose comme une embrouille d’embrouilles, un grand pêle-mêle baroque dans les têtes, dans les corps, dans les voix : parce que les personnages de ce roman sont dingues, tous autant qu’ils sont, d’une dinguerie différente, mais dingues, comme ces « deux abrutis » (p. 82), Patrick et Robert, au QI inversement proportionnel à leur désir de faire le mal, et qui dans le domaine, sont experts ; comme ces adolescentes, Caroline et Jeanne, lesquelles, sans avoir une case de vide, sont emportées par les affres et les bouillonnements exaspérés de leur âge ; comme le notaire qui, signe sans doute symbolique d’un pet au casque, est affligé de calvitie pour s’être, enfant, vautré sans le vouloir dans de l’urine de chat.
Et, à tous, cette folie cérébrale est passée dans le corps, les imprégnant de la tête aux pieds. C’est, la folie des corps, le sexe, le sexe qui mène la danse, SECSSE, comme écrivent les deux « demeurés » « sur le mur d’un immeuble voué à la démolition » (p. 54) : rien qui, localement, ne se dégrade (« décor qui s’effondre, la maison familiale sous les vestiges », p. 161), l’orthographe comme les bâtisses (c’est d’ailleurs une des activités nocturnes de Patrick et de Robert que de desceller les pierres du mur entourant la maison du notaire) ; et le sexe est ce qui signe cette dégradation comme il en est le moteur, quand les deux idiots font, sadiques, subir à Caroline tout ce que le sexe peut avoir de plus dégradant :

Te labourer, te défoncer, te faire saigner. / Chaque fois un peu plus / Sans oublier ce qu’on veut. / Te pénétrer jusqu’à l’os. / Si on pouvait t’entrer par le bas et ressortir par la bouche, t’enfiler comme une perle, on serait fiers, fous de bonheur. (p. 50)

Pour Jeanne, c’est du pareil au même, en une version quelque peu atténuée parce que son amant n’a de violente que la crudité de ses mots, assez puissants malgré tout pour couper court à toute illusion, à toute effusion, sentimentales :

T’aimes sucer ? / Elle avait ricané. Puis, tout simplement, par curiosité de ce qui adviendrait, cassant son petit cœur de coquelicot en mille morceaux, elle avait murmuré : oui, j’aime ça. Oui, je pourrais te sucer, ça me ferait plaisir. (p. 32)

Pas mieux de la part du notaire, pourtant grand lecteur de Chateaubriand, quand il entreprend Agathe (elle-même grande lectrice de Balzac), la mère de Caroline, dont l’étreinte se solde par ce charmant tableau :

Pas besoin de tendresse, ni d’un côté, ni de l’autre. Peut-être une vague envie de dormir. / […] Leurs cuisses poisseuses, amidonnées par le sperme. (p. 155)

C’est peut-être bien, l’amour, le thème principal de ce très beau livre, ce qui lui donne une unité à chercher ailleurs que dans une intrigue qui ne s’y développe guère, la préférence scripturale allant à une succession de tableaux : mais un amour qui, s’il se rêve (on pense, dans un registre totalement différent, aux Grosses rêveuses, de Paul Fournel), n’a jamais l’occasion de se manifester comme les protagonistes féminins du roman voudraient qu’il se montre, avec tout l’attirail « des petits mots d’amour, la romance, tout le tintouin des jeunes filles » (p. 32), du « petit cirque du désir » (p. 169), parce que ce n’est pas ainsi que, pour de vrai, va la vie, laquelle, à l’heure de toutes les désillusions, se résume peut-être à :

être assise dans un canapé, comme sa vieille poupée de mère, tournant entre le pouce et l’index, pour les arracher, les petites peluches rouges de sa robe de chambre. (p. 74)

On peut dès lors comprendre qu’on soit plus proche d’Artaud, de Cioran (tous deux d’ailleurs cités) que des romantiques auxquels se pâme le notaire, dans ces pages dont le réalisme cru, grinçant, ne concède pas grand-chose à cette poésie qu’il m’arrive d’apprécier chez d’autres auteurs : mais l’intérêt styliste est bien suscité (au plus haut point, même) par une écriture sans effets de toge, hors norme (comme toujours chez Clotilde Escalle), aux antipodes et en contre-projet de ce que préconise à Jeanne un « jeune imbécile» « de professeur de français » :

Contentez-vous de la linéarité, faites évoluer le récit, au lieu de piétiner sur place. écrivez un bon devoir, bien construit, une bonne dissertation, introduction, thèse, antithèse, conclusion, faites comme tout le monde. (p. 126)

C’est qu’il s’agit de pulvériser (comme sont, dans Mangés par la terre, pulvérisées l’intrigue, les bonnes manières des romans bien plan-plan cousus de bon gros fil) les différents modes de l’écriture, au point que tout semble brouillé (embrouille d’embrouilles, ai-je dit plus haut) des repères habituels : ainsi, discours direct et indirect, monologue intérieur, focalisations interne, externe, se mêlent à la narration dans le continuum d’une même phrase ou d’un même paragraphe, les dialogues (comme dans La Route, de McCarthy) ne sont pas autrement signalés que par des retours à la ligne, souvent sans précision du locuteur. C’est là, entre autres caractéristiques formelles sur lesquelles je ne peux m’étendre ici, ce qui donne au phrasé de Clotilde Escalle ce ton si frappant dans sa modernité, et qui modèle si remarquablement les mondes toujours un peu bancals où évoluent ses personnages : comme si ces derniers sécrétaient une écriture à leur image, à moins que ce ne soit, allez donc savoir, le contraire. 

Accouchement de mort-né (à propos de Des carpes et des muets, par Edith Masson, aux éditions du Sonneur)

des-carpes-et-des-muetsLes rivières sont des ventres, d’ailleurs elles ont un lit, comme le rappelle Édith Masson (« comme une eau sortie de son lit », p. 151) : pour accueillir leurs eaux dormantes, dormant si bien (ou si mal, quand l’insomnie gagne, comme dans le roman, tout un village ?) qu’elles transforment leur lit en bauge  ‒ vous savez ? cette cache de sanglier que la bête s’aménage en se vautrant à plein corps dans la bourbe. Des carpes et des muets, ça commence comme ça : par une bauge, le lit de la rivière, dont le cours, qu’on devine calme en temps normal, est entravé, dans le bourg qu’il arrose, par une écluse. Le matin qu’il s’agit de curer (on parle de curage, on dirait curetage, dans d’autres circonstances) « le canal vide et gras de boue luisante », on y trouve du beau monde : « bouteilles, plastiques, bottes molles, tubes crevés », tout est « gluant », hommes, enfants, on « s’agglutine » (p. 9) autour du ventre de la bête, et le texte dit « glu » autant qu’il peut le dire en une espèce d’écho très significatif.

C’est que tout colle, dans cette campagne, façon papier tue-mouches, sauf un détail qui, lui, ne colle guère avec la feinte tranquillité pateline : parmi la pourriture et la gluance, ne voilà-t-il pas qu’on repêche un mort ! Point un mort tout entier, mais ‒ c’est normal, pour un mort tiré d’un ventre ‒ un mort digéré, mangé par quels sucs ?, dont il ne reste que les os, un mort inidentifiable, parfaitement anonyme, un mort mort depuis longtemps sans doute.

Ce squelette ‒ même pas complet, « Il en manque beaucoup » (p.18)  ‒, c’est qui donc ? Telle est la question que bien sûr on se pose : du corps mort d’une rivière, on ne tire pas un mort-né sans chercher à savoir d’où provient le cadavre, et ce ne sont pas les identités possibles qui lui manquent ni les mères potentielles, ou les amantes (mais c’est un peu pareil), dans ce village à, semble-t-il, coucheries secrètes et  passions mal cicatrisées.

Je n’en dirai pas plus de l’intrigue ‒ si ce n’est qu’elle est fort bien ficelée : la trame narrative me semble accessoire dans ce roman qui ‒ à mon sens avec beaucoup d’à propos ‒ suggère bien plus qu’il ne raconte, et met en œuvre quelques thèmes qui s’y développent moins en décor qu’en premier plan.

Au fond, le personnage principal de cette histoire, c’est le ventre gigantesque, la rivière en ses différents avatars, gluante quand on l’accouche de ses tréfonds (« l’odeur poisseuse de l’eau stagnante, chargée d’algues et de végétaux en décomposition », p. 90), sournoise en son essence hydrologique (« la rivière torse et son canal droit », p. 46), d’une pureté douteuse et dangereuse quand elle est « saisie à l’aube d’un gel vif » (« On appuie, on pèse sur l’auréole moins trouble où la glace fragile se devine, jusqu’au point de rupture, où elle crève. Une eau laide et sale émerge alors. Un mélange de boue et d’herbe molle. », p. 41). Ce qu’à la décrire de la sorte on nous dit, c’est : N’appuyez pas trop sur l’abdomen, il en sort de la mouscaille, des morts, de même qu’il ne faut guère presser la  panse du village pour qu’en sourde un passé peu ragoûtant.

C’est que la rivière n’est pas circonscrite à son seul lit, ni à son seul rôle d’élément du paysage : elle imprègne de sa présence et de ses chyles toute cette campagne, en ses débordements (« Ce matin de grande crue […] il avait longuement contemplé la vallée, lisse, grisâtre, mer figée, crevée de troncs étranglés, broussailles noires, poteaux électriques. », p. 41) et en ses résurgences (« les mares (des poches remplies d’une eau montée de la rivière toute proche, par des chemins souterrains, et retenue dans les anfractuosités du sol). », p. 87).

Cela va même plus loin, elle s’infiltre jusque dans les arbres, elle imprègne les oiseaux (« Un vieux cerisier criaillait, secoué comme une cervelle folle, il était plein de ces gros oiseaux sombres qui tournoyaient en bande, dans le ciel […]  Parfois ils se taisaient tous en même temps. Y avait-il un maître parmi eux ou était-ce un élan aveugle et collectif, une houle partie d’un frisson qui les parcourait tous d’aile en aile, comme une onde électrique ? », p. 59 [c’est moi qui souligne, comme dans les citations qui suivent]). Dans Des carpes et des muets, la métaphore aqueuse est essentielle et omniprésente (« le toit de racines enchevêtrées, calamar étendant ses tentacules au-dessus de leurs têtes. », p. 122) et développe, dans l’inconscient du lecteur et dans un imaginaire partagé, le thème de la pieuvre et du Kraken.

La rivière est ainsi partout, tentaculaire, elle jette partout son encre et son ombre, son noir de seiche : une bonne partie du roman se déroule d’ailleurs de nuit, dans la lumière (artificielle et municipale) qu’il faut (tenter de) faire pour éclairer l’histoire, mais cette lumière, comme la rivière gelée quand la glace crève sous les patineurs avec « des bruits de brisures complexes qui dessin[ent] dans [la] pensée les ramifications d’une destruction subtile » (p.41), c’est un « trou grondant et lumineux que les réverbères et le brouhaha des conversations creusaient dans la nuit. » (p. 119). Même l’éclairage « creuse », sape, mine, relève, amputé de quelques syllabes, d’une «rage» où s’impliquent « La contraction des mâchoires qu’on sent rouler sous les joues. L’électricité qui court au ras du crâne. Les dents qu’on serre. Les poings. Les ongles. » (p. 108).

Rien, dans ce très beau livre, qui soit clair, qui soit net. Tout est entaché par la rivière, comme, dans un autre roman, Bruges par ses canaux morts ‒ il y a d’ailleurs, chez Edith Masson, quelque chose d’une écriture symboliste, sonore, de magnifique maîtrise stylistique. La leçon peut-être à tirer de ce monde aqueux et grisâtre, c’est, sur le plan littéraire, qu’une histoire est vaine si elle n’est orchestrée par une thématique récurrente sur laquelle elle s’appuie pour ne pas faire que raconter ; et, sur le plan de notre humanité, qu’il faut tâcher de s’accommoder de ce qui poisse, comme ce poisson que l’on sort « de ces eaux […] avec ses yeux ronds, sa bouche orange, ses écailles irisées, poisseuses, luisantes » (pp. 155-6) : éclair jeté, vivant, dans la lumière du jour, au bout d’une canne à pêche, et qu’on a soin de remettre à l’eau, parmi les «pâtes épaisses versées au milieu des arbres agrippés aux bords penchés comme sur le point de tomber. » (p. 90). Qui seront là, toujours, quoi qu’y fassent toutes nos explorations d’eaux troubles, et qui, malgré l’urgence dont elles nous pressent, ne nous empêchent pas d’accéder à certaine forme de « bonheur » : c’est là, page 156, le fin mot de cette très belle histoire.

 

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