« Et la mer et l’amour » (à propos de Mado, de Marc Villemain)

Ça parle d’adolescentes un peu folles de leur corps (dans le texte : 43 fois l’adjectif nue[s], 20 fois le nom culotte), ça raconte Mado qui pour de vrai s’appelle Madeleine (comme la sainte, vous savez, celle de mœurs légères avant sa conversion), ça raconte Virginie (il y a de la vierge, dans ce prénom si on s’en fie à l’étymologie), ça raconte aussi, mais moindrement, Florian le bien nommé (puisque c’est lui qui déflore, bien outillé pour ce faire : « Sa canne [à pêche] était plantée dans le sable, tendue vers l’avant, le fil mouillant loin dans l’océan » [p. 86]). Ça raconte tout ça, les ados bébêtes, sentimentaux, les pulsions de teenagers comme « le boutonneux du premier rang qui salivait en […] voyant [Virginie] » (p. 42), les tropismes de garçons pleins de « balourdise », de gamines pleines d’effronterie : « Mado avait eu le culot d’embrasser un garçon dans la cour, devant tous les morveux de la classe, même devant un prof qui surveillait » (pp. 151/152).

Ça raconte tout ça qu’on a peut-être déjà lu (dans Les Amitiés particulières, Le Cahier volé, Thérèse et Isabelle, etc.), et ça ne serait alors, de tout ça, qu’une resucée (cf. « [l]es roudoudous […], du sucre de toutes les couleurs moulé dans des sortes de petites coquilles Saint-Jacques. On pouvait lécher ça pendant des heures » (p. 37) – tiens, ça rappelle (le monde est petit !) Proust et les « gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille Saint-Jacques » : mais voilà, si ça raconte tout ça, ça raconte aussi – et surtout – tout autre chose, ça raconte la mer (37 fois le terme, 12 fois celui d’océan), ça raconte la mer et le soleil (36 fois soleil) : moins comme dans la chanson de François Deguelt que dans une sorte de mythographie sensuelle, voire sexuelle, où ce sont les éléments qui déterminent l’histoire, puisque cette dernière débute inopinément dans un carrelet, soit dans « une cabane de pêcheur, toute simple, toute bête, humble et sauvage, quelques planches au bout d’un ponton monté sur pilotis » (p. 15) dont on précise qu’elle est « un peu branlante » : voyez la bête. Ça s’avance dans l’océan, ces carrelets, c’est corporel, masculin : « Le ponton qui y conduisait s’était en partie affaissé. Le bois par endroits était vermoulu jusqu’à l’os, rien qu’avec mon ongle je pouvais en gratter le cœur » (p. 15, c’est moi qui souligne), ça fait assez, visuellement, sexe viril pénétrant (dans) la mer. Cette espèce de membre gigantesque, un peu « bancroche » (p. 15), ce sera le lieu de toutes sortes de mêlées amoureuses (Virginie et Mado, Mado et Florian, Virginie et Florian) pratiquées au-dessus de la mer – la mer, l’amour : ajoutons-y l’amer (« Je ne sais pas ce qui a pu rendre ce plaisir aussi amer » [p. 158]), on est dans un poème baroque et c’est bien qu’on y soit.

Et c’est bien qu’on y soit, oui, parce que ce sont ces masses, ces mythes – la mer et le soleil – qui, bien plus que l’intrigue somme toute assez banale, donnent à ce fort et beau roman sa profondeur et sa tonalité, en font une symphonie sensorielle résonnant autrement plus puissamment que la seule sensualité des corps et que ses descriptions (quoi de plus fadasse, de plus barbant, que la littérature érotique, fût-elle « sans orthographe » ?) : on est ici, plutôt que dans la romance vaguement affriolante, dans le mythe anthropomorphique, comme dans ce passage qu’on croirait presque relever de croyances archaïques : « Le soleil entrait dans son lit à mesure qu’il se rapprochait de son point d’impact. Alors la mer remontait sa couverture et il se laissait border jusqu’à disparaître tout entier sous son drap. » [p. 122]. Un peu comme dans À l’ombre des jeunes filles en fleur, les amours adolescentes ici décrites sont consubstantielles au décor marin où elles puisent leur origine (« Mon plus ancien souvenir avec Mado est un souvenir de plage » [p. 19]) et où elles se développent : « Une patrie rien qu’à moi, où j’aurais pu vivre nue et m’offrir au sel et au vent, au ciel et à la terre. Une nation dont j’aurais été le seul peuple et seul souverain » (p. 44), au point qu’on peut parler (comme souvent dans les écritures baroques des XVIe et XVIIe siècles) d’un décor empathique, comme dans cet exemple : « Ici, derrière les dunes, à la tombée du jour, quand éclosent les fruits de l’argousier, le sable a parfois des couleurs de sang » (p. 7, c’est moi qui souligne), en l’occurrence annonciateur du drame à venir où la mer, on n’en dira pas plus, a toute sa part (ou pour le dire un peu quand même mais par énigme : c’est, autre mythe, la naissance de Vénus à rebours).

Une mer, précisons-le, aux multiples et subtiles ramifications : car tout est relié, tout forme, comme dans toute œuvre profonde, « icebergienne » (pour tenter un néologisme), un système de significations complexes, dans Mado, rien n’est là pour le seul décor mais pour tramer un univers psychique qui parle de et à l’inconscient. Ainsi, un carrelet, si c’est une cabane de pêcheur et un filet de pêche, c’est aussi, comme le rappelle la narratrice, ce poisson « tout plat dont [elle] n’aime pas la peau, vilain blanc laiteux d’un côté, gris marronnasse de l’autre, et avec ça parsemé de taches grenat qu’on le dirait atteint de quelque maladie honteuse » (p. 15), peut-être ce même « poisson plat » auquel est comparée tout au début du texte (p. 8) la culotte subtilisée à Virginie par quelques gamins facétieux. Ce thème – très sexuel, donc – du poisson (le mot est employé 17 fois) revient sans cesse, maillant tout le roman, contribuant à lui conférer la forte cohérence d’une métaphore obsédante (au sens que donnent à ce concept les tenants de la psychocritique). Ainsi de la dorade que Florian tire de la mer et qui fascine Mado : « La dorade glissait entre les doigts de Mado, elle piaffait, se tordait comme un savon trop gras entre ses mains si douces, la bouche toujours plus écorchée, la gorge toujours plus entaillée, et je scrutais le plaisir de Mado à manipuler cette chose visqueuse et moribonde, ce corps avachi et huileux qui agonisait entre les doigts de la plus belle fille du monde » (p. 70). Même les bières qu’on boit (ou qui « ruissel[en]t sur [les] seins et [les] ventres » [p. 162]) sont des poissons, qu’on tient « au frais dans un seau d’eau de mer » (p. 96), comme Florian « jette (p. 71 la dépouille [de la dorade] dans un seau »). Ce même Florian qui, au moment de ferrer l’animal, « a bandé les muscles, actionné la manivelle et tiré la hampe à lui, […] imprimant à la canne de petits coups nets, précis » (p. 69). Il n’y a guère lieu de commenter ce qui relève d’une quasi transparence – et à quoi fera écho, quelque 70 pages plus loin, dans un contexte métaphorique non plus marin mais terrestre, la scène inverse d’un « Florian, [aux] petits yeux mesquins de sanglier acculé dans sa bauge, le gosier ouvert et muet, le sexe encore gluant […], inconsistant déjà, d’une flaccidité burlesque et dégueulasse » (p. 137).

C’est cet imaginaire marin, ce fantasme de sel et d’eau, cette assimilation du sexe à la mer, c’est ce désir (dût-il être fatal à qui l’éprouve) de fusion archaïque entre les corps et les éléments qui me paraît le plus remarquable dans Mado et me semble démontrer, une fois de plus, que la seule matière narrative d’un texte ne peut suffire à l’étayer, à lui donner une assise vraiment solide dans la réception qu’on en a. Peut-être le roman, sans doute à ce jour le plus accompli de Marc Villemain, se résume-t-il, mieux qu’en toute autre synthèse, à ce très beau paragraphe (ou motif) dont il serait l’amplification – les poètes de l’âge baroque nommaient cela paraphrase – et qui rappelle, autant que certaines mystiques, certaines pages de Rousseau consacrées à l’eau dans les Rêveries du promeneur solitaire : « Être corps de bête, dépôt composite de terre et de chair. Ne pas seulement se mêler aux éléments : en être. Être le ressac au loin qui fait entendre ses scintillements humides à travers la broussaille. Être le capitule bleu du chardon pour essuyer les embruns, les chaleurs atrophiées du mois d’août et les urines animales. Être sa propre tanière » (p. 51).


Mado, par Marc Villemain, éditions Joëlle Losfeld (en librairie le 14 février 2019)

 

Un hymne au sensible (à propos d’Il y avait des rivières infranchissables, de Marc Villemain, aux éditions Joëlle Losfeld)

__On est d’ordinaire, ayant passé depuis belle lurette l’âge des ferveurs naïves, économe de ses enthousiasmes et les vessies brûleront longtemps sans qu’on les prenne pour des lanternes. Les occasions d’exaltation littéraire n’étant pas si fréquentes, c’est en pesant ses mots et en les martelant dans toute la certitude du ressenti qu’on peut asséner ce jugement : jamais Marc Villemain n’a rien écrit de plus beau, de plus prenant, parfois de plus poignant, rien de plus tendrement souriant que ces Rivières ‒ comme si, brisant les entraves d’une rhétorique à laquelle (oh, le bondage était light !) il a pu s’attacher dans d’autres de ses livres, il assumait pleinement, avec ce dernier texte, ce qu’il est en ses tréfonds, quoi qu’il en veuille ou dise : un poète (« Il aimait qu’elle n’ait pas conscience de toute cette poésie en elle », écrit-il à propos d’une de ses héroïnes : retournons-lui-le compliment), un poète, sensible et même écorché vif, de l’enfance et de l’adolescence qu’il traite magnifiquement, comme l’expert en tendresse et nostalgie qu’il est. De cette thématique, il fait d’ailleurs pour ainsi dire son étendard, quand il dit, dans une sorte de projection épitaphique : 

De lui on croit savoir qu’il publia quelques romans et autres nouvelles assez nostalgiques, puisant souvent aux sources de l’enfance ou de l’adolescence. 

Certes, ce n’est pas la première fois qu’il s’aventure sur ces sentiers : dans Et que morts s’ensuivent, en 2009, il nous y entraînait déjà, mais Il y avait des rivières infranchissables relève, me semble-t-il, d’une exploration plus profonde et plus globale du thème et suscite chez le lecteur une empathie encore plus complète, plus viscérale ‒ à tout le moins : chez le lecteur de mon âge mais je gage que ces courtes histoires parleront à d’autres bien plus jeunes, parce qu’il doit y avoir, dans l’inconscient collectif propre à notre culture, un « éternel adolescent » que les mœurs actuelles n’entaillent qu’avec difficulté – Le Grand Meaulnes, j’en suis sûr, fait encore rêver.

*

__C’est la fin des années 1970 (« l’époque était bénie »), auxquelles il est fait de nombreuses références (« fraîcheur de vivre Hollywood chewing-gum », «Ils ont les yeux couleur menthe à l’eau et le cœur grenadine »), qui sert d’arrière-plan temporel à ces treize nouvelles, chacune relatant un épisode de la vie copieusement amoureuse d’un jeune garçon « à l’imaginaire sensiblement romanesque » esquissée dans l’anonymat d’un « il » dont nul n’est dupe, le tout formant un ensemble d’une grande cohérence, couronné par la dernière histoire qui, sortant du cadre spatio-temporel des douze premières, projette l’adolescent dans sa vie d’homme et dans de nouveaux paysages pour mieux composer le livre en un système où chaque nouvelle est l’élément d’une mosaïque formant un tout, formant un sens. Les Rivières en effet ne sont pas une simple juxtaposition de textes constituant un recueil, mais bien plus une sorte de roman de forme originale, sans réelle focalisation diégétique, organisé en leitmotivs et dont le mouvement se développe fluidement du plus joyeux au plus mélancolique, du plus frivole au plus profond, selon le résumé programmatique qu’en fait d’ailleurs Villemain dans les toutes dernières pages : 

Plonger dans le passé redonne un peu d’allure à ses vieux jours. Tout y passe, jusqu’à ses amours enfantines. Alors le voilà qui parle au présent. Il dévale une piste de ski dans sa combinaison jaune et vole au secours d’une petite fille éplorée en bord de la piste, et puis il y a cette gamine, au bal, qu’il n’a jamais pu embrasser parce que ses grands frères le menaçaient, ou cette drôle de petite paysanne qu’il aidait aux travaux de la ferme ; et cette autre, une petite Hollandaise croit-il se souvenir, avec qui il aimait cueillir des fleurs dans la montagne et qu’il ne put sauver de la noyade.

*

__Amours enfantines, oui : c’est bien là ce qui fonde l’unité du livre. Encore faut-il savoir de quoi on parle, le terme et sa définition n’allant pas de soi, ou chacun s’en faisant sa propre idée tant que l’expérience n’est pas passée par là : 

« C’est l’amour, qu’est-ce que tu crois !
– Je crois pas, non. C’est pas ça l’amour. »

__Qu’est-ce donc qu’aimer quand on est collégien, et que de l’amour, dont on ressent si fort la nécessité, de cet amour qui vous taraude, on sait si peu de choses entre dix et quinze ans ? Peut-être est-ce, dans la relation qu’on entretient avec autrui, – et cela, on l’apprend en l’éprouvant, dans une manière de sensualisme –, des cinq sens, privilégier la vue, le toucher, l’odorat, comme dans cette scène où

Elle veut bien qu’ils se déshabillent mais sous les draps, ne veut pas trop qu’il la voie. Pas grave, il la sent. La tiédeur veloutée de ses cuisses, la fraîche rondeur de sa petite poitrine, son odeur lointainement citronnée, et cette chaleur partout sous les draps qui irradie de sa chair.

empire des sens, pourrait-on dire, où la volonté d’« elle » ne fait guère obstacle aux sensations de « il».

__Il est là, cet « il » qui zyeute ailleurs autant qu’il peut cette autre fille 

entièrement nue [qui] se lave à l’eau claire qui sort par jets doux et réguliers du tuyau d’arrosage et dépose sur son corps, infimes cascades, toute la fraîcheur de la nature – chaque goutte est une perle où la lumière se réfracte en d’innombrables arcs-en-ciel miniatures

au point d’en être « tétanisé » et de poétiser l’événement, la vision virant à l’image, microcosme et macrocosme se confondant dans la pupille : le monde de l’amour est un monde baroque et fusionnel. Le grand jeu est d’ailleurs d’occulter le regard pour mieux l’aviver, mieux faire sentir la présence espérée mais inattendue : « Jointes en bandeau, deux petites mains fraîches qui lui couvrent les yeux. Il se retourne : elle est là ». Et « il » est là aussi qui palpe avec quelque maladresse, dans un geste primaire et réciproque, le corps de l’autre : 

Ils se touchent la peau à la manière des singes, les yeux grand ouverts, étudiant leurs cartographies intimes du bout des doigts ou plaquant l’entière paume de leur main sur le visage de l’autre, épousant, palpant les courbes, les inflexions, les douceurs insoupçonnées de leur squelette. 

Et quand ce n’est pas son corps qu’il éprouve sous ses paumes, ce sont ses cheveux 

si longs que sa main vient s’y emmêler, que sa main vient s’y embrouiller, alors il y voit un mauvais présage, un avertissement, peut-être une remontrance

parce que, dans ce monde inconnu qui se révèle et que l’on déchiffre vaille que vaille, tout, forcément, fait sens, se lit comme on déchiffre un mystère.

__Mais c’est avant tout « l’odeur troublante de l’amour », telle qu’en exergue Jean Ferrat l’annonce, qui mobilise l’être entier du jeune héros : innombrables, dans le texte, les occurrences du vocabulaire lié à l’odorat, sans doute parce que l’odeur est, comme le dit dans ses Fragments le poète Ilarie Voronca (« Par [l]es [autres] sens on va vers le monde, on cherche ses contours, on s’arrête à sa surface. Par l’odorat au contraire, le monde vient à nous, nous pénètre, entre en vous. ») l’odorat est le sens le plus profond, celui qui nous comble d’une présence (comme, eût-on dit jadis, de cet enthousiasme qu’on a pu traduire par inspiration), et ce, quelle que soit la fragrance qui nous obsède :  

Qu’est-ce qu’il l’aimait, son odeur de petite paysanne. Il aimait qu’elle sente la vache, le lapin, le chien, cette odeur de bête entremêlée de fumier, de paille et de crottin, des potages de sa mère aussi, poireau, navet, céleri, et du jambon crocheté au mur à côté de l’antique vaisselier de famille. Une odeur qu’on aurait dit vieille comme le monde. 

Il y avait des rivières infranchissables est ainsi un texte plein d’odeurs, le texte d’un nez sensuel, « capable de flairer » jusqu’à l’absence de neige à la montagne et tout ce que le monde peut receler de parfums :

À l’intérieur ça sent le sommeil encore, le confiné, le café moulu du matin, la lessive et la semelle de godasses ; les murs du couloir sont d’un jaune sale, humide, des poils de chien plein la moquette. […] Et puis les odeurs : celles des vaches qui passent matin et soir sous sa fenêtre, le crottin de quelques rares chevaux, le grain des poules que l’on sème à la volée, le fumet du gibier, l’arôme un peu sec de l’ortie venue se mêler aux pâquerettes, entre les tombes du cimetière mitoyen avec la maison.

__L’amour, c’est donc ça : une exaspération des sens qui, redécouverts à la faveur de quelque effleurement de peau, condensent le monde dans le rien du « bouquet mentholé de la terre fraîche », dans « l’odeur chaude et pleine d’une pièce immense au dallage sombre et sévère. » Le bonheur, chez Villemain, est un paroxysme sensoriel – il y a du Stendhal, autre fou d’Italie, chez cet homme, quand, dans cette ultime et magnifique nouvelle qui se déroule à Venise et sert d’épilogue à ses Rivières, il évoque 

[l]e bonheur […] de pouvoir prendre son café sur les Zattere devant l’eau qui miroite, grignoter son croissant chaud garni de crème pâtissière en tendant l’oreille aux premières rumeurs du commerce des hommes et en observant les innombrables nuances dont le soleil qui finit de s’étirer dans le ciel jaspe le canal.

Il suffit de se figurer la scène pour concevoir comme tout, des mains, du nez, des yeux, de la langue et des oreilles, est engagé dans cette globalité sensible que peut être pour l’auteur un simple petit déjeuner pris sur les quais de la Giudecca.

*

__On le comprend aisément à travers les exemples donnés : si Il y avait des rivières infranchissables se veut un hymne au sensible et, malgré parfois la cruauté de la vie, à la beauté et à la bonté du monde, il faut que le texte soit servi par une langue qui puisse exalter ce qui est sensible, et beau, et bon. À cette exigence, Marc Villemain répond par, je l’ai dit d’emblée, une écriture dont la prose compte aujourd’hui peu de spécimens : qui écrit, de nos jours, des phrases comme celle-ci :

Il dit que, dans son cœur, c’est comme si des petites framboises y faisaient de la balançoire. Il dit que pour lui c’est une image du bonheur, ça, d’imaginer des petites framboises, toute une famille de petites framboises faisant sur son cœur de la balançoire

ou comme cette autre, quasi virgilienne : 

[Ils] se remettent en marche, enveloppés de douceur et de nuit, infimes sous le ciel infini. 

Il faut, me semble-t-il, creuser profondément dans la littérature publiée de nos jours pour y trouver de telles pépites que seuls des esprits chagrins trouveraient surannées, leur préférant sans doute ce rendu stylistique mal digéré régurgité un peu partout – comme si brutaliser la langue était le gage de la modernité. La prose poétique de Marc Villemain, toute de douceur et de tendresse, telle qu’on la lit dans Il y avait des rivières infranchissables, est à situer du côté de celles, de même exigence, d’un Franck Bouysse, d’une Emmanuelle Pagano, d’une Sylvie Germain, pour ne citer que quelques-unes des grandes et belles voix françaises contemporaines. Raison de plus pour, cette prose, la signaler et la saluer – je dirais même : la magnifier.

La revue Chiendents consacre à votre serviteur sa dernière livraison

La revue Chiendents (aux éditions du Petit Véhicule) me fait le grand honneur de me consacrer son 59e numéro (décembre 2014). On y lit, entre autres, petits papiers et témoignages de Marc Villemain, de Dominique Panchèvre, Bergère Marc, et Grégory Mion, ainsi qu’un entretien donné à Frédéric Fiolof.

chiendents

Mousseline et ses doubles (éd. du Sonneur) est en librairie

Bannière Mousseline

Ce qu’en dit Marc Villemain sur son blog : « […] une écriture à nulle autre pareille, où les à-coups de la respiration viennent se nicher dans une phrase de grande amplitude, où la justesse du mot et la suggestivité de la syntaxe donnent aux images tous leurs échos, toutes leurs résonances, et où s’entend le rythme ténu mais obsédant d’une gorge qui palpite, d’une voix qui, pour énoncer précisément, n’est jamais loin de trembler. L’écriture romanesque de Lionel-Edouard Martin, dont on sait que la poésie occupe la moitié de l’œuvre, n’aura peut-être jamais été aussi évocatrice ; populaire et savant, d’une composition dont la minutie n’altère jamais l’intensité de personnages très touchants, ce drame de l’amour en témoigne de manière aussi sensible que magistrale. »

Articles de Marc Villemain et de Zazymut sur Nativité cinquante et quelques

« […] C’est par leur physiologie que Martin témoigne de ses personnages, de leurs pauvres gestes d’esseulés, en grattant l’os du sentiment, en ne lui laissant rien d’autre sur le dessus que le blanc de l’entaille, la morsure de la vie. Il témoigne d’eux, disais-je, mais tout autant pour eux, comme toujours : c’est toujours cette voix-là qu’il emprunte, cette voix des gens d’hier, bien souvent des gens de peu, des gens de corps, qui de la vie, peu ou prou, ne connaissent  que ce qu’elle donne, c’est-à-dire pas grand-chose en dehors de la fatigue, de la sueur, du ventre. Pourtant, tous, et peut-être est-ce aussi à cela que tient la beauté de cette écriture, tous ont un rapport tellement immédiat, tellement physique au monde, qu’en sourd une sorte d’énergie lointaine, souterraine, pas secrète mais simplement enfouie, intérieure. […] »

C’est Marc Villemain qui le dit dans la belle note de lecture qu’il consacre à Nativité cinquante et quelques.

*

« […] Lionel-Edouard Martin a une écriture gourmande (les pages 45, 46 font saliver), une prose bienheureuse, simple mais pas simpliste pour un sou, riche, colorée, sensible. Les racines le retiennent à ce pays. Il y a du Giono, du Fallet, du Chabrol dans cet homme. J’ai lu ce conte en dégustant chaque page, chaque mot jusqu’à une fin que je ne vous dévoilerai pas. »

, c’est Zazymut qui l’écrit sur son blog où elle parle de « [s]es lectures et autres passions ».

Comme du pain mûr (à propos de « Ils marchent le regard fier », de Marc Villemain [éd. du Sonneur, 2013])

Ils-marchent-le-regard-fierToute première phrase de roman – de bon roman s’entend, bien écrit, bien conçu – en constitue, dit Doubrovsky dans La Place de la madeleine, cette matrice dont découle tout le reste, un peu comme le bout de pain mâché laisse augurer du reste de la miche (j’en ai moi-même souvent fait le constat, comme ici, par exemple).

Or elle est bonne, pleine de sucs, cette première bouchée que d’un geste nourricier nous tend Villemain comme dans ces dégustations offertes à l’occasion dans ces « maisons de confiance » où n’est pas sujette à caution la qualité d’un produit dont on peut être légitimement fier : on sait le travail bien fait, on ne craint pas d’affronter les papilles, mêmes les plus exigeantes ; et cela sans emphase de décorum, sans appellations tarabiscotées, sans esbroufes superfétatoires : le produit, rien que le produit, tel qu’il est, naturel, franc, sans chichi, atemporel, dépourvu des foucades et des affûtiaux du moment.

Prenez-la donc en bouche, cette première phrase, mâchez-la, imprégnez-vous de ses saveurs, sans l’avaler goulûment – il en va d’une lenteur obligée :

Il était comme raidi sur son banc, retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin, chaque jour reprenant les mêmes clichés de ce qui pourtant jamais ne s’en irait, les campanules, les jonquilles, les hortensias, toutes ces foutues générations de moineaux et de passereaux, et des fois quand la chance lui souriait il tombait sur un bouvreuil, une mésange, la trogne d’un bruant ou le ventre blanc d’un pouillot.

Fermez les yeux, voyez, entendez-en le goût : goûtant, vous voyez, vous entendez – « l’œil écoute », on est dans du visuel, avec derrière discret petit orchestre, genre joueur de flûtiau rustique mais qui sonne juste, sans excès de virtuosité, avec celui qui frappe d’une paume presque silencieuse le tambour de basque, et en sourdine le pinceur de cordes pour l’épaisseur rythmique et harmonique. Un goût de mélodie hors temps, dès cette première phrase : on pense aux Chants d’Auvergne, de Canteloube, du populaire d’antan revisité par l’orchestration classique. N’en doutez pas : celles qui suivent, de phrases, sont à l’avenant, il n’y a pas tromperie sur la marchandise.

Petite musique du pain bien boulangé, lentement fermenté, qui sent bon le levain, une bonne pâte à l’ancienne. Comme sont de bonnes pâtes d’hommes et de femmes les personnages principaux de cette histoire – presque tous de ces « anciens », d’ailleurs, qu’on appelle aujourd’hui seniors, à croire que les plus jeunes seraient juniors : mais faut-il nommer ces derniers, ont-ils besoin d’un nom, quand les caprices de l’époque et de la mode ont d’eux fait la norme, l’étalon à l’aune duquel, dans nos sociétés contemporaines, tout se mesure et paraît prendre sens ? Pour Villemain, ce sont les Jeunes, avec une majuscule. Capables de tout, ces petits monstres d’égoïsme – et même, disons-le sans trop dévoiler l’intrigue, du pire, quand ils ont en pognes les rênes du pouvoir politique, peu soucieux de solidarité intergénérationnelle – vous pourrez toujours repasser pour la compassion.

Fiction certes.
À moins qu’anticipation  – on sent l’auteur un chouïa pessimiste, très moyennement confiant en notre devenir. Tremblez, seniors,  dans vos chaumières et vos maisons de retraite : l’avenir, s’il devait ainsi prendre corps un jour, ne serait pas tout rose pour les grisons.

Où, quand tout cela se passe-t-il ? Il est bien trop futé, Villemain, pour nous le dire, laissant à chaque lecteur la possibilité de se projeter en ces croûtons rebelles, aussi âpres à donner de la voix contre le jeunisme actif que l’eau-de-vie de prune qu’ils sirotent comme du petit lait. Pas d’ancrage géographique bien défini : la campagne, certes, et partant, la province. À une époque qui pourrait bien être la nôtre, empreinte d’une vague modernité électronique, ordinateurs, téléphones portables. Mais rien de vraiment situé : à chacun, présent comme à venir, de se sentir impliqué, concerné. Tout cela servi par une narration quasi linéaire, sans esbroufes de composition : on n’entre pas dans le récit par la grande scène inaugurale, cela file tout doux dans la bouche du narrateur, un homme modeste qui raconte comme il parle, sans prétendre avoir en paume ces ficelles d’écrivain qui parfois sentent un peu l’artifice. Non, du naturel, qui coule de source, qui suit son cours, qui progressivement gagne en intensité : le ruisseau devient fleuve – disons la Seine, on est vite à Paris –, fleuve humain, des centaines de milliers de personnes qui défilent, manifestant, « flots roulant au loin », avec d’un coup, à l’embouchure,  la jetée dans la mer, la confrontation avec la grande bleue rugissante que la déferlante d’eau douce ne pénétrera pas impunément. On n’en dira pas plus du choc final, la menée romanesque, de grande maîtrise, conduisant à une de ces fins de texte de forte concentration, dans laquelle le début vient se refléter, trouver son sens : et le fleuve, pour ainsi dire, mord la queue du ruisseau pour former le beau cercle.

Beau cercle avec, au centre, ce point de compas générateur qu’on appelle émotion. Car Villemain est un tendre. Comme sont des tendres ses Donatien, Marie et consorts. Il vous distille de l’émotion, de la tendresse, à toutes les pages. C’est ça qui fait du bien dans ce monde de brutes. Il paraîtrait qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ? Resterait à faire la preuve qu’émotion, tendresse, relèvent de ces derniers. D’ailleurs : on s’en fiche bien. Ce qui compte, c’est le ressenti – et croyez-m’en, on ressent.

*

Ce texte court, à l’opposé des grosses machineries de bien des romans indigestes, adipeux de boursouflures, me paraît illustrer la maturité de son auteur. Mûrir en écriture, c’est peut-être accepter d’écrire en marge des conventions du jour, du charivari de la mode, loin du vacarme et des stridences de ce style débraillé où beuglent les trompettes mal embouchées par on ne sait trop quelle gueule de bois, et dont l’originalité supposée se dilue dans un pareil au même dix mille fois ressassé. Après quelques errances, on trouve un jour sa voix, pleinement sa voix, sa juste tessiture, et il me semble qu’avec ce livre, Marc Villemain accède à son registre. C’était bien sûr en graine dans ses ouvrages précédents, mais, je crois, comme quelque chose encore en devenir, comme une mue encore inachevée qui laissait attendre ce ton de l’homme dont on pressentait la prochaine venue. J’ai eu le sentiment, lisant et relisant Ils marchent le regard fier, d’avoir assisté à l’avènement d’une voix, à sa révélation. C’est cet avènement que je voudrais ici saluer. Et par là-même, saluer Marc Villemain, et d’un bon coup de chapeau.

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