Rainer Maria Rilke : « Il faut mourir de les connaître » / « Man muß sterben, weil man sie kennt. »

Qui est Rainer Maria Rilke ?


« Il faut mourir de les connaître ». Mourir
de l’indicible floraison du sourire. Mourir
de leurs mains légères. Mourir
des femmes.

Que le jeune homme chante les mortelles,
quand le toisant elles se promènent
dans le domaine du cœur. À toute fleur de poitrine
il les fête en chantant :
Inaccessibles. Ah, qu’elles sont étrangères.
Au-dessus du faîte
de ses sentiments, elles s’élancent et versent
une nuit transfigurée doucement dans la vallée
délaissée de ses bras. Le souffle
de leur élévation bruit dans son corps feuillu. Ses rus
miroitent en se perdant.

Mais l’homme fait,
qu’il se taise dans le croît de son trouble. Lui qui a
erré de nuit sans route dans le massif
de ses sentiments :
qu’il se taise.
Comme se tait le marin, celui qui a plus d’âge,
et les frayeurs
surmontées jouent en lui comme en des cages qui tremblent.


« Man muß sterben, weil man sie kennt. » Sterben
an der unsäglichen Blüte des Lächelns. Sterben
an ihren leichten Händen. Sterben
an Frauen.

Singe der Jüngling die tödlichen,
wenn sie ihm hoch durch den Herzraum
wandeln. Aus seiner blühenden Brust
sing er sie an:
Unerreichbare. Ach, wie sie fremd sind.
Über den Gipfeln
seines Gefühls gehn sie hervor und ergießen
süß verwandelte Nacht ins verlassene
Tal seiner Arme. Es rauscht
Wind ihres Aufgangs im Laub seines Leibes. Es glänzen
seine Bäche dahin.

Aber der Mann
schweige erschütterter. Er, der
pfadlos die Nacht im Gebirg
seiner Gefühle geirrt hat:
schweige.
Wie der Seemann schweigt, der ältere,
und die bestandenen
Schrecken spielen in ihm wie in zitternden Käfigen.

(in Letzte Gedichte und Fragmentarisches)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Rainer Maria Rilke : Encore et toujours / Immer wieder

Qui est Rainer Maria Rilke ?


Encore et toujours, quoiqu’au fait de l’amour et de son paysage
et du petit cimetière avec ses noms plaintifs,
et de l’atroce, muet abîme où les autres
finissent : encore et toujours nous sortons tous deux
sous les vieux arbres, nous étendons encore et toujours
au milieu des fleurs, tournés vers le ciel.


Immer wieder, ob wir der Liebe Landschaft auch kennen
und den kleinen Kirchhof mit seinen klagenden Namen
und die furchtbar verschweigende Schlucht, in welcher die anderen
enden: immer wieder gehn wir zu zweien hinaus
unter die alten Bäume, lagern uns immer wieder
zwischen die Blumen, gegenüber dem Himmel.

(in Letzte Gedichte und Fragmentarisches)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Georg Trakl (1887-1914) : Le soir mon cœur / Zu Abend mein Herz

Qui est Georg Trakl ?


Au soir s’entend le cri des pipistrelles,
Deux moreaux dans le pré caracolent,
L’érable rouge bruit.
Au marcheur apparaît la petite auberge sur la route.
Exquis le goût du vin jeune et des noix,
Exquis : grisé de tituber dans la forêt crépusculaire.
Parmi des rameaux noirs tintent des cloches douloureuses,
Sur le visage un aigail goutte.

Notes sur cette traduction :

1) Rappe (même étymologie que Rabe, corbeau) désigne un cheval noir (schwarzes Pferd). Le terme est en allemand presque aussi rare que celui de moreau, en français, dont il est l’équivalent, et que je préfère employer ici.

2) Aigail plutôt que rosée (Tau), pour les sonorités : à défaut de l’allitération en [t] de l’allemand, une allitération en [g] en français.


Am Abend hört man den Schrei der Fledermäuse,
Zwei Rappen springen auf der Wiese,
Der rote Ahorn rauscht.
Dem Wanderer erscheint die kleine Schenke am Weg.
Herrlich schmecken junger Wein und Nüsse,
Herrlich: betrunken zu taumeln in dämmernden Wald.
Durch schwarzes Geäst tönen schmerzliche Glocken,
Auf das Gesicht tropft Tau.

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Georg Trakl (1887-1914) : Toujours plus sombre / Immer dunkler

Qui est Georg Trakl ?


Le vent mouvant les cimes pourpres :
Souffle de Dieu qui va et vient.
Le bourg noir face au bois se dresse ;
Trois ombres jonchent les labours.

Un chiche soir, profond et calme :
Ce que le val délivre aux humbles.
Un salut grave, en salle et clos,
Va mettre un terme à la journée.

Pieux et sombre un timbre d’orgue.
Marie y trône en robe bleue,
Berce en sa main son enfançon.
La nuit est étoilée et longue.


Der Wind, der purpurne Wipfel bewegt,
Ist Gottes Odem, der kommt und geht.
Das schwarze Dorf vorm Wald aufsteht;
Drei Schatten sind über den Acker gelegt.

Kärglich dämmert unten und still
Den Bescheidenen das Tal.
Grüßt ein Ernstes in Garten und Saal,
Das den Tag beenden will,

Fromm und dunkel ein Orgelklang.
Marie thront dort im blauen Gewand
Und wiegt ihr Kindlein in der Hand.
Die Nacht ist sternenklar und lang.

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Gottfried Benn (1886-1956) : Express / D-Zug

Qui est Gottfried Benn ?

Brun de cognac. Brun de feuillage. Brun rouge. Jaune malais.
Express Berlin-Trelleborg et les bains de la Baltique.

Chair qui allait nue.
Brunie par la mer jusque dans la bouche.
Mûrement inclinée. Vers le bonheur grec.
Nostalgie des faucilles : qu’il est vaste, l’été !
Jour pénultième du neuvième mois, déjà ! –

Éteules et dernières gerbes en nous pantellent.
Déploiements, le sang, les fatigues,
les proches dahlias nous troublent. –

Brun-d’hommes se rue sur brun-de-femmes :

Une femme est quelque chose pour une nuit.
Et si c’était bien, va pour la prochaine !
Oh ! puis se retrouver tout seul avec soi-même !
Ces mutismes ! Ces poussées qu’on vous inflige !
Une femme est quelque chose avec odeur.
D’indicible ! Agonise ! Réséda.
Dedans sud, pâtre et mer.
Un bonheur s’appuie contre tout versant. –

Brun-clair-de-femmes trébuche contre brun-foncé-d’hommes :

Retiens-moi ! Eh, je tombe !
J’ai la nuque si lasse.
Ô cette douce fiévreuse
dernière odeur des jardins. –


Braun wie Kognak. Braun wie Laub. Rotbraun. Malaiengelb.
D-Zug Berlin-Trelleborg und die Ostseebäder.-

Fleisch, das nackt ging.
Bis in den Mund gebräunt von Meer.
Reif gesenkt. Zu griechischem Glück.
In Sichel-Sehnsucht: wie weit der Sommer ist!
Vorletzter Tag des neunten Monats schon!-

Stoppel und letzte Mandel lechzt in uns.
Entfaltungen, das Blut, die Müdigkeiten,
die Georgiennähe macht uns wirr.-

Männerbraun stürzt sich auf Frauenbraun:

Eine Frau ist etwas für eine Nacht.
Und wenn es schön war, noch für die nächste!
Oh! Und dann wieder dies Bei-sich -selbst-sein!
Diese Stummheiten! Dies Getriebenwerden!
Eine Frau ist etwas mit Geruch.
Unsägliches! Stirb hin! Resede.
Darin ist Süden, Hirt und Meer.
An jedem Abhang lehnt ein Glück.-

Frauenhellbraun taumelt an Männerdunkelbraun:

Halte mich! Du, ich falle!
Ich bin im Nacken so müde.
O dieser fiebernde süße
letzte Geruch aus den Gärten.-

(in Fleisch. Gesammelte Lyrik, 1917)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Gottfried Benn (1886-1956) : Le médecin 3 : Avec peau boutonneuse / Der Arzt 3 : Mit Pickeln in der Haut

Qui est Gottfried Benn ?

Avec peau boutonneuse et pourriture aux dents
Cela s’accouple sur un lit et ça se presse
Et sème sa semence en sillons de barbaque
Et ça se sent un dieu auprès de sa déesse.
Et le fruit – ? – : très souvent ça naît déjà bancroche :
Avec cloques au dos et fentes au larynx,
Louche, manquant de couille, escampette de tripes
En étroites hernies – ; mais même ce qui, sain,
Enfin parvient à la lumière est peu de chose,
Et à travers les trous la terre est là qui goutte :
Promenade – : fœtus, racaille de l’espèce – :
Il est flâné. Posé –
Doigts reniflés.
Raisins secs retirés des dents.
Les petits poissons rouges – !!! – !
Élévation ! Debout ! Le chant de la Weser !
On effleure l’universel. Dieu comme cloche
à fromage plaqué sur les parties honteuses – :
Le bon pasteur – !! – le sentiment universel !
Et le soir le bélier bondit sur l’agnelette.


Mit Pickeln in der Haut und faulen Zähnen
Paart das sich in ein Bett und drängt zusammen
Und säet Samen in des Fleisches Furchen
Und fühlt sich Gott bei Göttin. Und die Frucht – ? -:
Das wird sehr häufig schon verquiemt geboren:
Mit Beuteln auf dem Rücken, Rachenspalten,
Schieläugig, hodenlos, in breite Brüche
Entschlüpft die Därme -; aber selbst was heil
Endlich ans Licht quillt ist nicht eben viel,
Und durch die Löcher tropft die Erde:
Spaziergang -: Föten, Gattungspack -:
Ergangen wird sich. Hingesetzt. –
Finger wird berochen.
Rosine aus dem Zahn geholt.
Die Goldfischchen – !!! – !
Erhebung! Aufstieg! Weserlied!
Das Allgemeine wird gestreift. Gott
Als Käseglocke auf die Scham gestülpt -:
Der gute Hirte – !! – Allgemeingefühl!
Und abends springt der Bock die Zibbe an.

(in Fleisch. Gesammelte Lyrik, 1917)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Gottfried Benn (1886-1956) : Le médecin 1 : La douceur corporelle / Der Arzt 1 : Die süße Leiblichkeit

Qui est Gottfried Benn ?

Elle me colle, la douceur corporelle,
Comme une plaque sur les bords du palais.
Ce qui tremblait de sucs et de chair blette
Autour des os calcaires,
Mitonne avec sueur et lait dans mes narines.
Je sais l’odeur de putains et madones
Après la selle et au matin à leur éveil
Et pendant les marées de leur sang –
Et des messieurs viennent me consulter
Dont le sexe est envahi :
La femme pense être fécondée,
Élevée en colline de dieu,
Mais l’homme a sa cicatrice.
Son cerveau braconne sur une steppe de brume
Et sans bruit son sperme tombe.
Je vis devant le corps : et au milieu
Partout les parties honteuses collent. De là le crâne
Qui sent aussi. Je gage : un jour
Iront la fente et le gourdin
Bâiller au ciel sortant du front.


Mir klebt die süße Leiblichkeit
Wie ein Belag am Gaumensaum.
Was je an Saft und mürbem Fleisch
Um Kalkknochen schlotterte,
Dünstet mit Milch und Schweiss in meine Nase.
Ich weiss, wie Huren und Madonnen riechen
Nach einem Gang und morgens beim Erwachen
Und zu Gezeiten ihres Bluts –
Und Herren kommen in mein Sprechzimmer
Denen ist das Geschlecht zugewachsen:
Die Frau denkt, sie wird befruchtet
Und aufgeworfen zu einem Gotteshügel,
Aber der Mann ist vernarbt.
Sein Gehirn wildert über einer Nebelsteppe
Und lautlos fällt sein Samen ein.
Ich lebe vor dem Leib: und in der Mitte
Klebt überall die Scham. Dahin wittert
Der Schädel auch. Ich ahne: einst
Werden die Spalte und der Stoß
Zum Himmel klaffen von der Stirn.

(in Fleisch. Gesammelte Lyrik, 1917)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Gottfried Benn (1886-1956) : Le médecin 2 : Le couronnement de la création / Der Arzt 2 : Die Krone der Schöpfung

Qui est Gottfried Benn ?

Le couronnement de la création, le cochon, l’homme — :
occupez-vous donc d’autres animaux !
À dix-sept ans morpions
allant venant parmi mufles sales,
maladies d’intestins, pensions alimentaires,
pépées et infusoires,
à quarante ans la vessie commence à fuir — :
c’est autour, croyez-vous, de pareils bulbes que la terre a crû
de soleil à la lune — ? C’est quoi donc, vos cris ?
Vous parlez d’âme — C’est quoi, votre âme ?
La vieille conchie nuit après nuit son lit —
le vieux s’oint des cuisses blettes,
et vous tendez de la boustifaille à vautrer dans les tripes,
les astres, croyez-vous, spermeraient de bonheur… ?
Eh ! — d’un boyau refroidissant
la terre a craché haut, comme du feu par d’autres trous,
une muflée de sang — :
ça flageole
en retombant courbé
suffisant parmi les ombres.


Die Krone der Schöpfung, das Schwein, der Mensch —:
geht doch mit anderen Tieren um!
Mit siebzehn Jahren Filzläuse,
zwischen üblen Schnauzen hin und her,
Darmkrankheiten und Alimente,
Weiber und Infusorien,
mit vierzig fängt die Blase an zu laufen —:
meint ihr, um solch Geknolle wuchs die Erde
von Sonne bis zum Mond —? Was kläfft ihr denn?
Ihr sprecht von Seele — Was ist eure Seele?
Verkackt die Greisin Nacht für Nacht ihr Bett —
schmiert sich der Greis die mürben Schenkel zu,
und ihr reicht Fraß, es in den Darm zu lümmeln,
meint ihr, die Sterne samten ab vor Glück…?
Äh! — Aus erkaltendem Gedärm
spie Erde wie aus anderen Löchern Feuer,
eine Schnauze Blut empor —:
das torkelt
den Abwärtsbogen
selbstgefällig in den Schatten.

(in Fleisch. Gesammelte Lyrik, 1917)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Gottfried Benn (1886-1956) : Mère / Mutter

Qui est Gottfried Benn ?

Je te porte à mon front ainsi qu’une blessure
qui ne se ferme pas
ni ne fait toujours mal. Et le cœur
ne s’en épanche pas jusqu’à mourir.
Je suis juste parfois subitement aveugle, un goût
de sang dedans la bouche.


Ich trage dich wie eine Wunde
auf meiner Stirn, die sich nicht schließt.
Sie schmerzt nicht immer. Und es fließt
das Herz sich nicht draus tot.
Nur manchmal plotzlich bin ich blind und spüre
Blut im Munde.

(in Fleisch. Gesammelte Lyrik, 1917)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Gottfried Benn (1886-1956) : Petit aster / Kleine Aster

Qui est Gottfried Benn ?

Bouillon bu, un livreur de bière fut campé sur la table.
Savoir qui lui avait entre les dents fiché
un aster mauve sombre-clair ?
Quand, parti du thorax
et passant sous la peau
avec un long couteau
je lui levai langue et palais,
je lui donnai sans doute un coup, car il glissa
près du cerveau tout près.
Je le lui enfermai dans le creux thoracique
parmi la bourre de copeaux
comme on le recousait.
Bois ton saoul dans ton vase !
Repose en paix,
petit aster !


Ein ersoffener Bierfahrer wurde auf den Tisch gestemmt.
lrgendeiner hatte ihm eine dunkelhelllila Aster
zwischen die Zähne geklemmt.
Als ich von der Brust aus
unter der Haut
mit einem langen Messer
Zunge und Gaumen herausschnitt,
muß ich sie angestoßen haben, denn sie glitt
in das nebenliegende Gehirn.
Ich packte sie ihm in die Brusthöhle
zwischen die Holzwolle,
als man zunähte.
Trinke dich satt in deiner Vase!
Ruhe sanft,
kleine Aster!

(in Fleisch. Gesammelte Lyrik, 1917)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

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