Cervelles bancroches, cœurs à l’avenant (à propos de « Mangés par la terre » de Clotilde Escalle, aux éditions du Sonneur)

mangés par la terreQuelque chose comme une embrouille d’embrouilles, un grand pêle-mêle baroque dans les têtes, dans les corps, dans les voix : parce que les personnages de ce roman sont dingues, tous autant qu’ils sont, d’une dinguerie différente, mais dingues, comme ces « deux abrutis » (p. 82), Patrick et Robert, au QI inversement proportionnel à leur désir de faire le mal, et qui dans le domaine, sont experts ; comme ces adolescentes, Caroline et Jeanne, lesquelles, sans avoir une case de vide, sont emportées par les affres et les bouillonnements exaspérés de leur âge ; comme le notaire qui, signe sans doute symbolique d’un pet au casque, est affligé de calvitie pour s’être, enfant, vautré sans le vouloir dans de l’urine de chat.
Et, à tous, cette folie cérébrale est passée dans le corps, les imprégnant de la tête aux pieds. C’est, la folie des corps, le sexe, le sexe qui mène la danse, SECSSE, comme écrivent les deux « demeurés » « sur le mur d’un immeuble voué à la démolition » (p. 54) : rien qui, localement, ne se dégrade (« décor qui s’effondre, la maison familiale sous les vestiges », p. 161), l’orthographe comme les bâtisses (c’est d’ailleurs une des activités nocturnes de Patrick et de Robert que de desceller les pierres du mur entourant la maison du notaire) ; et le sexe est ce qui signe cette dégradation comme il en est le moteur, quand les deux idiots font, sadiques, subir à Caroline tout ce que le sexe peut avoir de plus dégradant :

Te labourer, te défoncer, te faire saigner. / Chaque fois un peu plus / Sans oublier ce qu’on veut. / Te pénétrer jusqu’à l’os. / Si on pouvait t’entrer par le bas et ressortir par la bouche, t’enfiler comme une perle, on serait fiers, fous de bonheur. (p. 50)

Pour Jeanne, c’est du pareil au même, en une version quelque peu atténuée parce que son amant n’a de violente que la crudité de ses mots, assez puissants malgré tout pour couper court à toute illusion, à toute effusion, sentimentales :

T’aimes sucer ? / Elle avait ricané. Puis, tout simplement, par curiosité de ce qui adviendrait, cassant son petit cœur de coquelicot en mille morceaux, elle avait murmuré : oui, j’aime ça. Oui, je pourrais te sucer, ça me ferait plaisir. (p. 32)

Pas mieux de la part du notaire, pourtant grand lecteur de Chateaubriand, quand il entreprend Agathe (elle-même grande lectrice de Balzac), la mère de Caroline, dont l’étreinte se solde par ce charmant tableau :

Pas besoin de tendresse, ni d’un côté, ni de l’autre. Peut-être une vague envie de dormir. / […] Leurs cuisses poisseuses, amidonnées par le sperme. (p. 155)

C’est peut-être bien, l’amour, le thème principal de ce très beau livre, ce qui lui donne une unité à chercher ailleurs que dans une intrigue qui ne s’y développe guère, la préférence scripturale allant à une succession de tableaux : mais un amour qui, s’il se rêve (on pense, dans un registre totalement différent, aux Grosses rêveuses, de Paul Fournel), n’a jamais l’occasion de se manifester comme les protagonistes féminins du roman voudraient qu’il se montre, avec tout l’attirail « des petits mots d’amour, la romance, tout le tintouin des jeunes filles » (p. 32), du « petit cirque du désir » (p. 169), parce que ce n’est pas ainsi que, pour de vrai, va la vie, laquelle, à l’heure de toutes les désillusions, se résume peut-être à :

être assise dans un canapé, comme sa vieille poupée de mère, tournant entre le pouce et l’index, pour les arracher, les petites peluches rouges de sa robe de chambre. (p. 74)

On peut dès lors comprendre qu’on soit plus proche d’Artaud, de Cioran (tous deux d’ailleurs cités) que des romantiques auxquels se pâme le notaire, dans ces pages dont le réalisme cru, grinçant, ne concède pas grand-chose à cette poésie qu’il m’arrive d’apprécier chez d’autres auteurs : mais l’intérêt styliste est bien suscité (au plus haut point, même) par une écriture sans effets de toge, hors norme (comme toujours chez Clotilde Escalle), aux antipodes et en contre-projet de ce que préconise à Jeanne un « jeune imbécile» « de professeur de français » :

Contentez-vous de la linéarité, faites évoluer le récit, au lieu de piétiner sur place. écrivez un bon devoir, bien construit, une bonne dissertation, introduction, thèse, antithèse, conclusion, faites comme tout le monde. (p. 126)

C’est qu’il s’agit de pulvériser (comme sont, dans Mangés par la terre, pulvérisées l’intrigue, les bonnes manières des romans bien plan-plan cousus de bon gros fil) les différents modes de l’écriture, au point que tout semble brouillé (embrouille d’embrouilles, ai-je dit plus haut) des repères habituels : ainsi, discours direct et indirect, monologue intérieur, focalisations interne, externe, se mêlent à la narration dans le continuum d’une même phrase ou d’un même paragraphe, les dialogues (comme dans La Route, de McCarthy) ne sont pas autrement signalés que par des retours à la ligne, souvent sans précision du locuteur. C’est là, entre autres caractéristiques formelles sur lesquelles je ne peux m’étendre ici, ce qui donne au phrasé de Clotilde Escalle ce ton si frappant dans sa modernité, et qui modèle si remarquablement les mondes toujours un peu bancals où évoluent ses personnages : comme si ces derniers sécrétaient une écriture à leur image, à moins que ce ne soit, allez donc savoir, le contraire. 

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