« Un air de viole sur un tapis d’oursins » : à propos de Cristina, de Paloma Hermine Hidalgo, dite Caloniz Herminia (éd. du Réalgar)

À quoi reconnaît-on, dès l’abord, un grand beau texte ? Au fait qu’il dompte le lecteur trop pressé, rétif à la lenteur, qu’il le subjugue, qu’il lui impose son rythme propre (toute écriture à vocation littéraire développe son propre rythme, plus ou moins perceptible, plus ou moins impératif) : c’est, ici, qui est de mise, l’adagio plus que l’allegro, le mouvement posé, sans hâte, nécessaire à la pleine expression, l’adagio espressivo, pour jouer sur les termes. Le livre est bref, mais d’une telle densité, d’un tel poids, qu’il force à la pesée de chaque phrase, de chaque mot, qu’il contraint le regard au bivouac. Sans doute est-ce là une des prérogatives de la poésie – qui nierait qu’il en aille de poésie, et de haute poésie, dans Cristina ? : toutefois le projet d’ensemble dépasse, me semble-t-il, la simple suite de poèmes en prose dont il est constitué pour construire, par légères touches diégétiques, une histoire à l’exposition jamais explicite (ce qui serait d’une candide) mais subtilement et suffisamment tissée pour que le fil puisse s’en suivre au long des quatre parties du texte, chacune développée à la première personne en de courtes vignettes, saynètes, remémorant, croit-on, des « souvenirs d’enfance et de jeunesse », formant une trame poético-narrative.

Poésie, certes, et – je l’ai dit –, belle, haute et puissante poésie : à mille lieues des antiennes contemporaines de la sécheresse et de la boiterie obligées, des complaisances d’une spontanéité dépenaillée donnée pour règle. Cette poésie, celle de Cristina, pèchera peut-être aux yeux de certains (mais certes pas aux miens) par son souci constant du mot juste et rare (que n’aurait pas renié un Saint-John-Perse), par son travail méticuleux des rythmes (car l’origine de toute écriture vraie réside peut-être en « une mort que [d]es ailes scandent » [13]) et des sonorités (d’une exigence toute malherbienne) : qu’on en juge par ces phrases d’une superbe musicalité :

On gourmande mes pieds nus parmi les méduses. (14)
Plein été, clarté de la poussière, des oiseaux lacèrent le ciel. Une maison aux tuiles vertes. Cheminées, gouttières : tout dort, inaccessible, isolé de la route par le mol océan des foins.
(20/21)
L’eau crépite à mes pieds, hérissée de crêtes.
(29)

ou par cet exemple :

Ailleurs, sur le bassin, les nymphéas, cœur japonais, clairs sur les bords, froncés, grenus, dérivent comme, après un bal, des roses en festons dénoués. (11)

parfaitement scandé de cadences d’abord paires puis impaires – comme si quelque chose, cru stable, se délitait inéluctablement, comme si toute beauté n’était qu’éphémère et dût partir à vau-l’eau.

Le monde décrit par ces moyens grouille de vies animales : aquatiques, terrestres, aériennes, succinctement brossées, souvent dans toute leur vigueur de bêtes :

Des crevettes échappent à la résille, s’écartent parmi l’agar-agar, les étoiles calcaires. (28)
Les insectes crissent, les crapauds mâles coassent, espèrent que les femelles reconnaîtront leur prince. Un papillon volette ; ses ailes se ferment et s’ouvrent comme un soufflet de forge.
(58)
Le hongre patine devant le breuil.
(67)

aussi bien que végétales :

Les poiriers pourrissent leurs fruits, les châtaignes bâillent dans les feuilles vert paon, entre les souches perlées de bourgeons. (50)
Jungle de fleurs. […] Ici croissent les orchidées, ailleurs les mangroves, partout, sur les branches, fruits, baies, plumages.
(65)

À cette même vie omniprésente, universelle, les choses non plus ne sauraient se soustraire, comme dans les croyances animistes dont la poésie de Paloma Hermine Hidalgo pourrait bien être un avatar :

Nougats, berlingots, sucres d’orge fleurissent leur ébriété. (52)
Une odeur de boue monte ; la terre palpite, bombée de forces tendres.
(47)
La voiture serpente, bifurque, serre à droite.
(48)

Joliesses de poète ? Profondeur, bien plutôt, si, dans un réseau constant de significations, le livre, « par-delà les grilles qui séparent les morts des vivants » (46), développe avec un sens très sûr et très mûr du tragique, l’antique opposition existentielle, qu’il renouvelle avec brio, de la vie et de la mort. Car dès qu’il n’y a plus vie – et vie ô combien exubérante – c’est, dans Cristina, la mort qui règne et qui renverse, la « nature morte », ainsi qu’on pourrait dire n’était que l’expression figerait ce qui, dans le texte, est presque toujours mouvement, puisque la mort s’inflige à la façon d’une « cruauté qu’aggravent le cor au matin, la chasse à courre » (53). Qu’on en juge :

Elle prend une oie, lui tranche la langue. Le gosier bée : un trou qui est ma mort. (12)
Les caroubiers poignard[e]nt la terre nue.
(53)
Il tire son coutelas, la terrasse, la prend à la gorge. Elle baisse l’encolure, se cabre, lance des ruades. Saillies musquées, râles affolés. L’œil roule dans sa cornée blanche. Le sang jaillit. La biche s’effondre sur la neige.
(66)

Mort des bêtes, mort des hommes :

Velours meringue, comme une peau d’enfant mort. (18)
Le cercueil attend.
(43)
La mort : un air repris en voix de tête, une octave au-dessus.
(34)

C’est, croit-on comprendre, qui sont invoquées, la mort de la grand-mère et celle de la mère, cette dernière concluant magistralement le livre :

Je collecte les os, serre l’urne contre mon cœur. […] Chaleur des restes calcinés. J’ouvre le sac, en sort les effets un à un : gabardine, préservatifs, brodequins piqués de maroquin. Une enveloppe blanche tombe. Écriture fine : « À Cristina, ma mère, mon amour ». Par la fenêtre, le village marbré de blanc surplombe un vallon où végètent des platanes, des sycomores troués d’orange, comme des brasiers. La côte monte vers les cimes, le soleil traîne sur la luzerne une nappe liquide et or. (69)

Mais il est une autre mort, moins définitive, qui parcourt le texte avec son « couteau de chasse » (19) : celle dont on sait qu’elle touche le « je » à tous les âges, de la petite enfance à la jeunesse, où il s’écrit, victime d’un « il » peu explicite, au « tatouage scorpion et pénis mêlés sur la jambe gauche, frise maorie sur l’autre » (53) dont sporadiquement les agissements sont montrés :

Il caresse les fesses d’une main, fait ses griffes sur mon aine, entre, sort, berce doucement ma hanche : ses doigts, la mort, le temps. Mes prunelles verdissent sous le soleil de treize heures. Je prends la lumière du gland comme la berge prend l’eau. (37)

Un rapt, une féérie ralentissent sous ma robe. Il a les paumes molles comme des pêches en sirop. Haleine chaude. Une chenille mécanique emporte sur la rive des frissons de velours.
— Vert cresson, comme tes yeux.
Aussi doux que sa « queue » ?
(18)

Chapeau de paille des Antilles, chemise de Bora-Bora, il tire mes cheveux à poignée, m’oblige à le regarder. Agenouillée, sur la baie, je froisse mes volants, me prosterne, fais à sa queue l’offrande de mes pleurs. Lever de paupières ; je m’éveille dans ses yeux. (52)

N’est-ce pas, vivre cela, cet « air de viole » (50) dont on ne sait pas trop comment l’écrire, devoir porter avec constance un demi-deuil, comme le laisse entendre l’injonction maternelle :

Habille-toi en noir et blanc, comme la vache que tu es, ne montre plus ta viande. (34)

Chair vivante, chair morte : la sexualité, consentie ou non, se solde par cette phrase, un peu plus loin, aux accents d’alexandrin trimétrique :

Viande de boucherie qui m’ôte Maman et le sommeil. (45)

Le vivant meurt, de quelque mort qu’il s’agisse, et se transforme en cette « viande », en ces « tripes », dont l’obsession parcourt toute la trame thématique de ce magnifique poème narratif pour trouver son paroxysme dans cette formule d’une force inouïe, extravagante de son hiatus : 

Maman : ange immense que je vais dépecer. (63)

Peut-être est-ce là le programme, l’intention première, de Cristina, s’il est vrai qu’on ne dépèce que des corps morts pour leur donner des formes nouvelles, fussent-elles métaphoriques :

On estourbit les coqs. Les gouttes cinglent les ailes, ruissellent. Leurs cous tournés vers le ciel : mandragores, orchidées sur la craie, tubéreuses. (13-14)

Ainsi de l’écriture, qui métamorphose.


À propos de l’autrice :

Paloma Hermine Hidalgo poursuit des études de littérature, philosophie et linguistique à l’ENS d’Ulm-Paris, de commerce et stratégie d’entreprise à HEC Paris, et de théâtre physique et de mime à l’École Jacques Lecoq, conclues par un passage à La Fémis.

Elle devient critique d’art à dix-sept ans, puis journaliste littéraire pour Le Monde. Autrice de plusieurs centaines de textes et d’articles sur l’art, la littérature, le théâtre ou la philosophie, elle travaille sous divers noms pour des journaux et revues (Le Monde diplomatique, Esprit, Artpress, The TimesThe Times Literary Supplement…), la radio (Centre Wallonie Bruxelles) ou des institutions (Unesco, INA, Institut français, Grand palais, MEP…) Elle a enseigné le journalisme et la critique culturelle à Sciences Po Paris, et développe également une activité de recherche théorique croisant des questions d’écriture et de philosophie.

D’abord dessinatrice et comédienne en parallèle de ces activités, elle vient plus tard à l’écriture.

S’ils reposent sur une base autobiographique (pédophilie passive, psychose, orphelinisme…), ses premiers textes entendent la transcender librement par la fiction pour toucher à l’incommunicabilité de la douleur et de la jouissance.

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