Lire comme je le fais depuis nombre d’années Jean-Jacques Marimbert, c’est se convaincre, s’il en était besoin, qu’il est, autant que poète, philosophe. Philosophe non pas spéculatif ni descriptif : philosophe attentif, en prise directe avec la vie, en ceci qu’il vit la vie en philosophe, que sa poésie pense l’homme dans ses rapports au monde autant qu’elle cristallise ses ressentis. Elle me rappelle, malgré de patentes différences d’écriture, celle de la chère Anna de Noailles, bien injustement dépréciée de nos jours, toute elle aussi de réflexion, d’ardeur et d’amour universel dans son appréhension fusionnelle du monde sensible – par tous ses sens, par tout son être, par tout son « cœur innombrable« . C’est pareille fusion, concentrée sur le rire essentiel, que dans son dernier recueil, La Boussole des rêves, Marimbert exprime : comme par exemple dans ces vers d’une superbe harmonie verbale, dont la musicalité discrète crée des continuités intimes et familières, des liens cosmiques entre les « êtres et choses » unissant le grand Tout :
L’inépuisable charme des yeux rieurs, tulle nacré des
Grâces de la chair. Alors, êtres et choses, les chemins,
Les criques oubliées, les étendues de sable pur, et les
Cris des oiseaux complices, tout se met à rire, même
Le soleil, dedans, dehors. (page 54)
C’est là dire que, dans ce concert unanime (au sens fort du terme), on ne vit pas seul mais avec autrui, de quelque règne, minéral, végétal et animal, que cet autrui, que ce vivant, relève :
Les statues consultent la terre, les oiseaux, les arbres. (page 49)
En cela réside aussi la difficulté existentielle : car la vie, si elle s’identifie au monde jusqu’à s’y confondre, est, comme ce dernier, pétrie d’ambivalences, elle constitue un :
méli-mélo aussi violent
Que doux (page 26)
formule ramassée que le poète a développée quelques pages auparavant (dans des vers quasi lucrétiens) : en contraste avec la douceur des nuages,
Une terrible secousse fait trembler les toits,
Les arbres ploient sous la violence du choc. (page 18)
De fait, rien de ce monde n’est univoque ni stable, tout bouge, est facteur d’actions contraires. Ainsi du feu :
Quel vertige, pensant à Pompéi, sous terre le ventre
Vibre et brûle, il est le feu, la vie. Non, avant, la vie.
Elle est plus au fond, elle attend. Elle est le silence
Et va jaillir du feu, s’en nourrir, le ranimer, l’aimer (page 57)
ainsi de la pierre, « résistance et fragilité, [qui] consent à la blessure, [qui] n’humilie pas la main » (page 9).
Une telle ambivalence est toutefois nécessaire : c’est elle qui à la vie confère du sens, c’est dans les épreuves qu’on ressent le bonheur :
________________________________Être face
Au vent, noir, blanc, rouge du désert, affronter
La maladie, le gouffre, sinon exister serait vain (page 28)_______________Un bateau racle le fond et s’échoue à
Deux encablures du sable, tu sais, où il fait bon marcher
Au matin en rêvant, mains nouées, sur une plage infinie (page 26)
« Suave mari magno« , pour le dire en termes d’épicurisme (auquel dans le texte les références ne manquent pas : cf. « le tourbillon des atomes / Affolés de tant d’inquiétude originelle, du désordre pétri » [page 25]) : d’autant que « la mort n’a que faire de la grâce » et que « nul / N’échappe à la tempête, au soleil englouti » (page 59), sachant que c’est, malgré toutes les vicissitudes et les tribulations, la vie qui finalement l’emporte :
______________________________Les charognards
Mordent, arrachent, s’en délectent, becs et mâchoires
Claquent dans l’ombre des arbres, cadavre chaud, sang
Frais, se battent pour dire. Mais quoi, la lumière glisse (page 24)
et que
Les pousses fraîches se rient de l’histoire, long tunnel
Creusé dans la mémoire, font craquer les citadelles et
Déchirent les drapeaux (page 53)
de même :
__________________________la patience,
Seule, peut lutter contre l’incendie des forêts
Que les troupeaux redoutent. (page 20)
« Lumière », « jeunes pousses », « patience » : c’est là ce qui déjoue la mort, l’immobilité pesante des monuments, le fracas du monde, et que renforce un suprême partenaire, le visage, dont le leitmotiv, textuel comme plastique, obsède le texte (le terme apparaît 25 fois dans La Boussole des rêves, qu’illustrent 17 photographies de visages sculptés) et, partant, l’altérité dont il est porteur (si on se réfère à la philosophie de Lévinas, que Marimbert a lu, forcément lu) :
L’errance, sans terme ni fil, au gré du vent,
Des visages croisés, seule façon de caresser
Le monde, de s’y perdre pour renaître, naïf,
De narguer la mort à chaque peau effleurée. (page 67)________________Je suis ce point fuyant, moi
Qui jamais ne fuis, parle, devant le regard autre.
Je l’ai toujours cherché, regard adoré, là, encore. (page 39)
Visage pourtant bien vulnérable :
_________À l’intérieur, parfois, le visage se
Fendille, secoué, malmené, au vide arraché (page 11)
mais animé de parole (« mot » revient 31 fois dans le texte) :_______
_________________Ouvertes, les lèvres
Sont la vie, l’amour possible. Fermées aussi,
Rouges, blêmes, violettes, pincées, pulpeuses,
Molles, riantes, arrondies, séduites, étonnées
Par le torrent des mots (page 23)
d’une parole dont le pouvoir (qui sans doute est aussi celui du poète), outrepassant l’humain, se voit investi d’une puissance magique (« carmina vel possunt caelo deducere lunam », écrivait déjà Virgile) :
Le dernier mot n’est à personne, qui dans l’air du
Soir fait trembler les arbres (page 27)
d’une parole sans laquelle il n’est que tristesse, « douleur »
D’[…] enfant submergé par le chagrin, n’ayant
En poche aucun mot, ni regard ou épaule (page 35)
C’est d’une importance capitale : si la vie est parole, chant, elle est joie, bonheur (« Amères, nos lèvres de vivants le furent-elles jamais ? », se demandait aussi, dans une fausse interrogation, cet autre poète cosmique, Saint John Perse)
Jamais, au bout du monde, ne se lamente l’être
En ce moi de passage. […] L’être ne désespère
Jamais, dans la noire tourmente, ivre d’embruns
Musqués, il chante. Un enfant, éternel et joyeux. (page 55)Oh, joie des êtres étonnés d’une
Telle splendeur. (page 58)
Même les cyprès, par excellence arbres de mort, « tremblent d’amour, de joie » (page 65).
Bonheur jamais bien loin, pour qui sait l’entreprendre, l’appréhender par les sens, et singulièrement par celui du toucher, qui met en relation charnelle, physique avec autrui, avec le monde, le cosmos : ainsi,
______________________À portée de main l’étoile
À jamais brille dans ta paume, au bout de tes doigts (page 38)
ou encore :
______________________________________Volute,
Reflet fuyant au soleil. Les mains effleurent, la caresse
Le crée. Il se rétracte, vit. Un repli. Le toucher l’efface,
Le perd, le brûle, et le retrouve intact, innocent et pur. (page 24)
Au point que le livre, « baroque » (page 70) comme on est en droit d’aimer qu’il soit par ces temps de sécheresse poétique, de presque aphasie, s’achève par l’irréalisable par nature, mais réalisable par désir, ce magnifique toucher d’un rêve :
Tu es là, mirage. Je te touche, te sculpte.
En moi, jamais ne fuit la splendeur, nue. (page 76)
*
Je crois avoir lu tous les recueils de Jean-Jacques Marimbert : de tous, La Boussole des rêves me semble le plus accompli, le plus foisonnant, sans doute aussi le plus beau, servi par une langue magnifique de maîtrise rythmique et sonore, sans de ces effets voyants qui en troubleraient l’harmonie discrètement classique et naturelle : on sent que le poète s’inspire et tire profit
[De] l’essentiel du chant des merles et du figuier
Aux branches lourdes de fruits, dans le vent
Frais du matin (page 30)
que la vie n’a nul besoin de rhétorique pour être célébrée par cette musique qu’il aime , mêlant, dans une visée heureusement éclectique,
___________Les voix d’opéra, […]
____le chant des piroguiers, le cri
Des nuits noires, les airs de jazz. (page 9)
Tout cela que nous retrouvons dans ces pages sensibles, d’une beauté prenante et singulière, portée, autant que par l’amour universel, par une pensée qui s’y confond : leçon de vie, sans artifice, et de sincérité.
Jean-Jacques Marimbert
La Boussole des rêves
aux éditions Le chat polaire (2020)