Jean-Antoine de Baïf (1532-1589) : Scènes rustiques ; À Bacchus

Pan et Syrinx (Edmund Dulac, 1935)

Pan et Syrinx (Edmund Dulac, 1935)


Deux scènes rustiques

1 — Que se taisent bois dense, et fontaines sourdant
Du roc et cris mêlés de la bêlante troupe !
Pan qui vague en montagne aime enfler la ciguë,
Sur le chaume assemblé portant rondes ses lèvres ;
Danses à son entour, par dryade aux pieds lestes
Et naïade ordonnées. Chut aussi, rossignol !

2 — À Pan le ruricole, et au bon Lyéus,
Et aux nymphes, le vieux Biton d’Arcadie offre :
À Pan, la jeune chèvre, avec sa grasse mère,
Folâtre ; à Bromius, la couronne de lierre,
Aux nymphes, maintes fleurs tirées d’arbres fruitiers,
Et feuilles qu’ensanglante, épanouie, la rose.
Accroissez son avoir, Pan d’un lait continu,
Toi Bacchus, de raisins, et vous d’eau, les Naïades.


Deux épigrammes bachiques

1 — Des amis de Bacchus, les satyres m’extirpent :
C’est la seule façon d’avoir un cœur de pierre.
Moi qui servais du vin, j’habite avec les Nymphes,
Et me fais maintenant majordome d’eau fraîche.
Marche d’un pas de loup, que cet enfant¹, tiré
De son calme sommeil, ne te provoque, armé.

¹ Sans doute s’agit-il de Bacchus, qu’on représente à l’occasion sous les traits d’un tout jeune garçon (comme ici, par exemple). NB (20/10/2018) : à reprendre ce texte, je pense qu’il s’agit plutôt de Cupidon, fréquemment appelé « puer » en poésie latine et traditionnellement représenté armé d’un arc, de flèches et de foudres. Le sens serait alors, dans ce qui pourrait être un dialogue de Baïf avec lui-même : Maintenant que je ne bois plus, je me dois, pour vivre heureux, d’éviter de tomber amoureux.

2 —  Ô mon bon, tu t’endors, mais ces coupes t’appellent !
Debout, sans succomber à de pauvres études !
Plonge sans lésiner, Dieudonné, dans de longues
Rasades, bois du vin jusqu’aux genoux qui tremblent !
Un jour, nous cesserons de boire : vas-y donc !
Déjà la neige blanche a éclairci nos tempes.


Heic sileant densumque nemus, saxoque fluentes
___fontes, balantis mixtaque vox pecoris.
Quandoquidem Pan montivagus inflare cicutam
___gaudet junctilibus labra terens calamis ;
et teneris circum pedibus statuere choreias
___et Dryas et Nais. Vel Philomela tace.


Ruricolae Pani pariter, Patrique Lyaeo
___et nymphis Arcas dona Biton dedit haec.
Pani senex teneram pasta cum matre capellam
___ludentem ; Bromio serta retecta hederae ;
nymphis fructifera varios ex arbore flores,
___et folia expansae sanguine tincta rosae.
Pro quibus hanc augete domum, Pan lacte perenni,
___Bacche uva, nymphae flumine Naiades.


Me Bromii comitem satyrum manus exprimit arte,
___qua sola lapidi spiritus inseritur.
Cum Nymphis habito ; qui quondam vina solebam
___fundere, nunc gelidae fio minister aquae.
Sensim ferto gradum, somno ne sorte quieto
___hic puer excitus, te petat arma movens.


O bone dormiscis, verum haec tibi pocula clamant.
___Surge, neque oblectes te studio misero.
Tu ne parce, sed in largum Diodore Lyaeum
___lapsus genua tenus² lubrica, vina liques.
Tempus erit quo non potabimus. Ergo age, perge :
___jam canent alba tempora nostra nive.

² triple curiosité philologique : genu (le genou) avec « e » long, alors qu’il est donné court par tous les dictionnaires ; synérèse de « ua » quand on attendrait, comme d’ordinaire, la diérèse ; enfin, tenus (jusqu’à) construit avec l’accusatif (les constructions admises sont avec le génitif et l’ablatif) : selon Forcellini, « Olim putabatur [tenus] copulari posse etiam cum Accusativo ; sed loca quae afferebantur unice debentur falsae lectioni ».

(in Carminum Jani Antonii Baiffi Liber I [1577])


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.


 

Marc-Antoine Muret (1526-1585) : C’est Bacchus qui fait le poète !

Autoportrait en Bacchus (Jan Van Dalen, XVIIe s.)

Bacchus (Jan Van Dalen, XVIIe s.)


C’est Bacchus qui est cause et soutien du poète,
C’est Bacchus qui remue le génie du poète ;
Et sur les neufs tendrons, c’est Bacchus qui l’emporte,
__Meilleur que Phébus, de plus grand pouvoir.

Quiconque aura humé trois coupes par trois fois
D’un falerne moelleux, sentira que s’enflamme
Son âme sous l’effet de la fureur divine
__Et qu’en jaillira quelque poésie.

Ainsi vécut gaiment, jadis, Anacréon,
Les tempes couronnées de pampres verdoyants,
Et Ennius ainsi, gorge avinée toujours,
__Donnait libre cours à ses poésies.

Ceux qui ont du plaisir à boire de l’eau fraîche,
Sont les auteurs de vers glacés, qui ne traversent
Pas les âges. Viens donc, rivalisons tous deux
__À coups, Nicolas, de cyathes pleins.

Tous deux nous écrirons, la gorge bien rincée,
Des vers qu’admireront nos lointains descendants ;
Quel doux supplice es-tu, Lyaeus, quel repos
__Certain pour un cœur que tout alourdit !

En notre impéritie, mais quelles coupes donc
Nous cherchons-nous d’une eau jacasse ? De quel mont
Rêvons-nous donc, bifide et doublement pointu ?
__À quelle Hippocrène aspirons-nous, fous ?

La voici l’Hippocrène, et seule sa liqueur
A le pouvoir de rendre enchanteur le poète.
Fais-moi donc cette grâce, et rends-moi la pareille :
__Car je te salue, levant un cyathe.


Bacchus poetas et facit et fovet ;
Bacchus poetarum ingenia excitat;
_Bacchus novem praestat puellis,
_Et melior potiorque Phoebo est.

Ter terna quisquis pocula sumserit
Dulcis Falerni, sentiet hic sibi
_Calere divino furore
_Carmina ad ejicienda mentem.

Sic laetus olim vixit Anacreon, 
Cinctus virenti tempora pampino,
_Sic Ennius semper madenti
_Gutture carmina funditabat.

Algentis at quos potus aquae juvat,
Frigent eorum carmina, nec ferunt
_Aetatem. Ades mecumque plenis
_His cyathis, Nicolae, certa.

Miranda seris carmina posteris
Uterque loto gutture concinet;
_O dulce tormentum, o gravatis
_Certa quies animis, Lyaee!

Quaenam, imperiti, pocula quaerimus
Vocalis undae? quod bifidi duplex
_Montis cacumen somniamus?
_Quam petimus, fatui, Hippocrenen?

Haec Hippocrene est: unius hic liquor
Vates stupendos efficere evalet.
_En, par pari gratus repende,
_Hoc ego te cyatho saluto !

(in M. Antonii Mureti Opera, Volume 3 [1729],  p. 225)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Niccolò Aggiunti (1600-1635) : À Galilée (dit Œil-de-lynx) : parallèle entre vin de Crète et télescope

L'Astronome (Vermeer, 1668)

L’Astronome (Vermeer, 1668)


Tes cadeaux, Œil-de-lynx, – vin de Crète et jumelles –,
Méritent tous les deux pareils remerciements :
La longue-vue fait voir les choses en plus grand,
Le vin, lui, multiplie les choses que l’on voit ;
Si les corps s’amplifient dans les cercles de verre,
L’esprit, lui, croît, noyé de nectar de Chios :
Ces verres géminés m’envoient parmi les astres ;
Quatre gouttes de vin m’emportent au-delà ;
Ce tube de maître ouvre aux mystères stellaires,
Le vin de Crète, lui, révèle le Mystère.
L’optique rend savant, mais la Crète, bavard.
L’une avive les yeux, l’autre empourpre les joues ;
Ton engin m’a montré les cornes de Vénus
– Et du fait de ce vin, Vulcain les a portées.


Cretum mihi das nectar, chrystallaque Lyncei,
Atque pares grates munere utroque meres :
Majora ostendat rerum simulacra specillum,
Visa quoque hoc vinum multiplicare valet :
Orbiculis vitreis grandescunt corpora ; at isto
Mens quoque fit major nectare fusa Chio :
Me gemino hoc vitro praesentem ducis in Astra;
Quattuor his ciathis me vehit astra super:
Artifici hoc tubule stellarum arcana patescunt;
Arcanum faciunt Cretica vina palam:
Optica chrystallus doctum; sed Creta disertum :
Tergit et illa aciem ; purpurat haec faciem :
Hocce tuo invento Veneris modo cornua vidi ;
Et Vino hoc forsan Mulciber illa tulit.

(in Carmina illustrium poetarum italorum, tome 1 [1719] page 446)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Tibulle (54 [?]-19 av. J.-C.) : Viens, radieux Bacchus

Viens, radieux Bacchus – que la vigne te soit
Toujours mystique, et ceint de lierre soit ton crâne :
Pareillement malade, emporte ma douleur.
L’amour se voit souvent par tes dons terrassé.
Emplis de flots de vin, jeune échanson, les coupes,
Et, ta main s’inclinant, verse-moi du falerne.
Soucis, mauvaise troupe, au loin ! calvaire, au loin :
Qu’ailé de neige, ici, resplendisse Apollon !
Appuyez, vous au moins, doux amis, mon propos,
Nul de vous ne répugne à m’emboîter le pas
– Que, si l’un se refuse aux doux assauts du vin,
Sa bien aimée le trompe et couvre sa traitrise.
Ce dieu fait l’âme riche, il abat l’orgueilleux
Qu’il soumet aux arrêts de la femme qu’il aime ;
Tigresses d’Arménie, par lui lionnes fauves
Sont vaincues, et les cœurs farouches sont fléchis.
Force – et plus ! – de l’Amour ! Mais demandez Bacchus
Et ses dons – qui de vous se plaît aux coupes vides ?
L’accord est mutuel, et Liber n’est point torve
Pour qui lui rend un culte et aux vins guillerets.
L’encolère par trop le trop d’austérité :
Qui craint l’encoléré grand dieu : qu’il boive donc. […]


Candide Liber, ades – sic sit tibi mystica uitis
semper, sic hedera tempora uincta feras –
aufer et, ipse, meum, pariter medicande, dolorem:
saepe tuo cecidit munere uictus amor.
Care puer, madeant generoso pocula baccho,
et nobis prona funde Falerna manu.
Ite procul durum curae genus, ite labores;
fulserit hic niueis Delius alitibus.
Vos modo proposito dulces faueatis amici,
neue neget quisquam me duce se comitem,
aut si quis uini certamen mite recusat,
fallat eum tecto cara puella dolo.
Ille facit dites animos deus, ille ferocem
contundit et dominae misit in arbitrium,
Armenias tigres et fuluas ille leaenas
uicit et indomitis mollia corda dedit.
Haec Amor et maiora ualet; sed poscite Bacchi
munera: quem uestrum pocula sicca iuuant?
Conuenit ex aequo nec toruus Liber in illis
qui se quique una uina iocosa colunt,
nunc uenit iratus nimium nimiumque seueris:
qui timet irati numina magna, bibat. […]

(in Élégies, livre III, 6, vers 1-22 )


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Alexandre Neckam (1157-1217) : Éloge de Bacchus

triomphe de Bacchus

Le Triomphe de Bacchus (Ciro Ferri, XVIIe s.)


Je te reviens Bacchus, et te loue volontiers,
Sans appréhension prodiguant ta louange.
Heureuse Thèbes, crois-je – elle t’a mis au monde !
Tu primeras toujours sur Hercule ton frère.
Je place Sémélé avant Alcmène, qui
Voulut être ta mère – et Jupiter ton père.
Tu sus instruire l’Inde à cultiver la vigne ;
Thèbes sous ta conduite a été protégée.
Les rois t’ont fui, vainqueur de l’Inde, en temps de guerre,
Te venant librement lorsque règne la paix.

Bacchus, repos heureux des hommes, joie, plaisir,
Secours incontestable et salut savoureux,
Doux réconfort des dieux, délectable puissance,
Bacchus, père de joie et fleuron de la table,
Tu égaies plaisamment de plaisante chaleur
Les corps froids, plaisamment réchauffant tous leurs membres.
Bonne est Cérès, flanquée du joyeux Lyaeus !
Mais c’est lui le plus grand : dieu il est, déesse elle.

Veille à l’intégrité, pampre, des généreux
Fruits ; le Génie te loue pour ta besogne utile.
Car l’ample écu réchauffe et protège les grappes,
En contenant, Eurus, tes contournants assauts.
L’effeuillage ouvre au chaud, à la rosée, les grappes
Qu’il mûrit – Bacchus œuvre ainsi à nos délices.
L’eau dilate, le chaud monte et gagne le haut :
Tout ainsi croît, qu’enjoint la puissante Nature.
Ainsi le cep étend ses rameaux – et l’amour
Inné les entrelace en accord de tendresse.
Le sarment fait son fier sous son faix de bourgeons
Précieux, pour la joie du digne corps des dieux.
Les dieux exultent quand Bacchus vient enrichir
Leur table ; de ses dons, les déités s’enchantent.
La céleste assemblée bruit de joyeux échos
Quand, abondant, le vin de joie récrée les dieux. […]


Rursus, Bacche, tuas laudes describo libenter
Nec uereor laudis prodigus esse tuae.
Censeo felices Thebas, quae te genuere;
Fratre tuo semper Hercule maior eris.
Alchmene Semelen prepono. Quid? Tua mater
Atque tuus uoluit Iupiter esse pater.
Vt colerent uites, Indos prudens docuisti;
Vrbs quoque Thebarum te duce tuta fuit.
Indorum domitor, reges in Marte fugasti;
Allicis ingenue tempore pacis eos.

Bacche, quies hominum gratissima, laeta uoluptas,
Certum solamen, deliciosa salus,
Blandum lenimen superum, iucunda potestas,
Bacche, decus mensae, laetitiaeque pater,
Artus infrigidas placide, placidoque calore
Laetificas ; placide singula membra foues.
Grata Ceres laeto si sit sociata Lyaeo;
Maior hic est cum sit hic deus, illa dea.

Pampine, uulneribus confers custos generosi
Fructus; te genius utile laudat opus.
Ampla quidem facies uuas fouet atque tuetur.
Expicit insidias ambitus, Eure, tuas.
Parte fenestrata calor intrans decoquit uuas
Aut ros, quo Bacchi deliciantur opes.
Humor dilatat, surgit calor alta petendo;
Sic Natura potens crescere cuncta iubet.
Sic propago suos ramos extendit amorque
Innatus blando federe nectit eos.
Palmes honoratur oneratus tam precioso
Germine, quo superum gaudet honesta cohors.
Exultant superi, cum Bacchus ditat eorum
Mensas; numina sunt munere laeta suo.
Curia celestis laeto clamore resultat,
Cum superos recreat copia laeta meri. […]

(in Alexandri Neckam, Svppletio Defectvvm. Carmina Minora, cura et studio Peter Hochgürtel, Turnhout, Brepols, 2008, pp. 197 et sq.)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

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