Niccolò Aggiunti (1600-1635) : À Galilée (dit Œil-de-lynx) : parallèle entre vin de Crète et télescope

L'Astronome (Vermeer, 1668)

L’Astronome (Vermeer, 1668)


Tes cadeaux, Œil-de-lynx, – vin de Crète et jumelles –,
Méritent tous les deux pareils remerciements :
La longue-vue fait voir les choses en plus grand,
Le vin, lui, multiplie les choses que l’on voit ;
Si les corps s’amplifient dans les cercles de verre,
L’esprit, lui, croît, noyé de nectar de Chios :
Ces verres géminés m’envoient parmi les astres ;
Quatre gouttes de vin m’emportent au-delà ;
Ce tube de maître ouvre aux mystères stellaires,
Le vin de Crète, lui, révèle le Mystère.
L’optique rend savant, mais la Crète, bavard.
L’une avive les yeux, l’autre empourpre les joues ;
Ton engin m’a montré les cornes de Vénus
– Et du fait de ce vin, Vulcain les a portées.


Cretum mihi das nectar, chrystallaque Lyncei,
Atque pares grates munere utroque meres :
Majora ostendat rerum simulacra specillum,
Visa quoque hoc vinum multiplicare valet :
Orbiculis vitreis grandescunt corpora ; at isto
Mens quoque fit major nectare fusa Chio :
Me gemino hoc vitro praesentem ducis in Astra;
Quattuor his ciathis me vehit astra super:
Artifici hoc tubule stellarum arcana patescunt;
Arcanum faciunt Cretica vina palam:
Optica chrystallus doctum; sed Creta disertum :
Tergit et illa aciem ; purpurat haec faciem :
Hocce tuo invento Veneris modo cornua vidi ;
Et Vino hoc forsan Mulciber illa tulit.

(in Carmina illustrium poetarum italorum, tome 1 [1719] page 446)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Properce (47 [?]-16 [?]av. J.-C.) : À son amie qui s’ivrogne

[…] Tu n’entends pas, laissant voler mes mots, – déjà,
Icare et ses bovins poussent les astres lents.
Blasée, tu bois : la nuit décline, sans te rompre.
Ta main lance les dés, n’est pas encore lasse.
– Ah, maudit soit, qui fit, le premier, du vin pur,
Et qui, de ce nectar, gâcha les bonnes eaux !
Toi qu’à raison tua le colon de Cécrops,
Icare, tu connais l’amer bouquet du pampre ;
Tu péris par le vin, Centaure Eurytion,
Toi, Polyphème aussi – par celui d’Ismara.
Le vin tue la beauté, le vin gâche la vie,
Le vin fait méconnaître à l’amie son amant.
– Mais non : les flots de vin ne t’ont en rien changée !
Bois, tu es belle – à toi, le vin ne fait pas tort –,
Quand, tombant, ta couronne en ta coupe s’incline,
Et que tu lis mes vers d’une voix caressante.
Que versé, le falerne à flots baigne ta table,
Qu’il écume, suave, en ton verre doré !
Mais nulle femme n’aime à être seule au lit :
L’amour vous fait chercher une certaine chose.
L’on brûle, aimant, d’un feu plus vif pour les absents :
L’homme assidu pâtit d’une longue habitude.


Non audis et verba sinis mea ludere, cum iam
flectant Icarii sidera tarda boves.
lenta bibis: mediae nequeunt te frangere noctes.
an nondum est talos mittere lassa manus?
a pereat, quicumque meracas repperit uvas
corrupitque bonas nectare primus aquas!
Icare, Cecropiis merito iugulate colonis,
pampineus nosti quam sit amarus odor!
tuque o Eurytion vino Centaure peristi,
nec non Ismario tu, Polypheme, mero.
vino forma perit, vino corrumpitur aetas,
vino saepe suum nescit amica virum.
me miserum, ut multo nihil es[t] mutata Lyaeo!
iam bibe: formosa es: nil tibi vina nocent,
cum tua praependent demissae in pocula sertae,
et mea deducta carmina voce legis.
largius effuso madeat tibi mensa Falerno,
spumet et aurato mollius in calice.
nulla tamen lecto recipit se sola libenter:
est quiddam, quod vos quaerere cogat Amor.
semper in absentis felicior aestus amantis:
elevat assiduos copia longa viros.

(in Élégies, livre II, 23b )


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Tibulle (54 [?]-19 av. J.-C.) : Viens, radieux Bacchus

Viens, radieux Bacchus – que la vigne te soit
Toujours mystique, et ceint de lierre soit ton crâne :
Pareillement malade, emporte ma douleur.
L’amour se voit souvent par tes dons terrassé.
Emplis de flots de vin, jeune échanson, les coupes,
Et, ta main s’inclinant, verse-moi du falerne.
Soucis, mauvaise troupe, au loin ! calvaire, au loin :
Qu’ailé de neige, ici, resplendisse Apollon !
Appuyez, vous au moins, doux amis, mon propos,
Nul de vous ne répugne à m’emboîter le pas
– Que, si l’un se refuse aux doux assauts du vin,
Sa bien aimée le trompe et couvre sa traitrise.
Ce dieu fait l’âme riche, il abat l’orgueilleux
Qu’il soumet aux arrêts de la femme qu’il aime ;
Tigresses d’Arménie, par lui lionnes fauves
Sont vaincues, et les cœurs farouches sont fléchis.
Force – et plus ! – de l’Amour ! Mais demandez Bacchus
Et ses dons – qui de vous se plaît aux coupes vides ?
L’accord est mutuel, et Liber n’est point torve
Pour qui lui rend un culte et aux vins guillerets.
L’encolère par trop le trop d’austérité :
Qui craint l’encoléré grand dieu : qu’il boive donc. […]


Candide Liber, ades – sic sit tibi mystica uitis
semper, sic hedera tempora uincta feras –
aufer et, ipse, meum, pariter medicande, dolorem:
saepe tuo cecidit munere uictus amor.
Care puer, madeant generoso pocula baccho,
et nobis prona funde Falerna manu.
Ite procul durum curae genus, ite labores;
fulserit hic niueis Delius alitibus.
Vos modo proposito dulces faueatis amici,
neue neget quisquam me duce se comitem,
aut si quis uini certamen mite recusat,
fallat eum tecto cara puella dolo.
Ille facit dites animos deus, ille ferocem
contundit et dominae misit in arbitrium,
Armenias tigres et fuluas ille leaenas
uicit et indomitis mollia corda dedit.
Haec Amor et maiora ualet; sed poscite Bacchi
munera: quem uestrum pocula sicca iuuant?
Conuenit ex aequo nec toruus Liber in illis
qui se quique una uina iocosa colunt,
nunc uenit iratus nimium nimiumque seueris:
qui timet irati numina magna, bibat. […]

(in Élégies, livre III, 6, vers 1-22 )


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Giovanni Pontano (1426-1503) : Le somme d’Estelle

La jeune fille au chat (A. Renoir, 1880)

La jeune fille au chat (A. Renoir, 1880)


Seins, Chérie, de toi-même – et tétons – dénudés,
Prenant ma main, tu l’as portée à ta poitrine,
À ma bouche abouchant tes lèvres, tendrement,
Sur mes genoux assise – ô mon fardeau d’amour ! –
M’accolant, de sommeil léger bientôt gagnée,
Contre mon sein tu es, languide, retombée,
Après de longs soupirs fermant tes yeux lassés,
Tandis qu’en ta torpeur s’immisçait le repos.

Empressé, je t’apporte un filet mince d’air,
T’éventant doucement d’une paume efficace.
J’allège ton sommeil en chantant ; mon chant parle
Des amours de Sarnis, des doux secrets de Faune :

« Faune, viens, tu connais le fleuve où est Sarnis,
Les saules tu connais, candide Faune, viens.
Pour toi je lie troène à la couleur de neige,
Violette et lys blanc ainsi que roses pourpres.
Fraîches cueillies pour toi, j’ai des fraises humides,
Des fraises, et autant de baisers préparés.
Viens, mon beau, car pour toi, j’ai séché tout à l’heure
Mes cheveux près du fleuve, et les ai démêlés.
Les muses m’ont coiffée – se lavant elles-mêmes
Et leurs fauves cheveux souplement dans le fleuve –,
De baume de Syrie m’ont oint la chevelure,
M’ont parfumé la tête au parfum d’Arabie,
Enseigné la cithare où je suis passée maître,
Et fait le beau présent d’une lyre d’ivoire.
Faune, viens, Sarnis t’aime et toi seul, et soupire,
Et apprête en son sein de neige bien des joies ;
T’appellent le syrinx, les pipeaux, l’été, l’onde,
Les brises et le bruit des bondissantes eaux. »

Je berçais ton sommeil. Une pourpre légère
Fleurissait bellement la neige de tes joues,
Telle qu’Hébé, menée au lit de son époux,
Rougit sous les premiers baisers d’un homme épris.
Que de fois j’ai remis, d’une main caressante,
En ordre tes cheveux répandus sur son front :
« Léda plaisait ainsi, et la femme d’Oreste,
Et Hélène aussi », dis-je, « on la parait ainsi. »
Rejetant sur ton cou tes cheveux mis en ordre,
J’ai dit : « Par ces cheveux a plu Laodamie. »
Que de fois, nuançant de fleurs tes tendres seins,
J’ai dit : « Ainsi s’ornait la poitrine des Grâces. »
J’ai de gemmes paré tes doigts : ainsi Thétis,
Qu’on menait à Pélée para sa blanche main.
Te dénudant les bras, j’ai dit : « Les bras d’Aurore ! »
Dans le creux de ta main plaçant des fruits humides :
« Dioné reposant près du myrte vert !, dis-je,
« Et tenant dans sa main le fruit de son Pâris !
Ambroisie s’exhalant de son sein, bouche où courent
Les blandices, beauté mêlée d’aimable grâce ! »

Mais dans tes joues infus et tes lèvres de rose,
Et dans ton tendre sein, joue un charme enchanteur.
Quand tu ouvres tes yeux séduisants de sommeil,
Je te croirais pouvoir même émouvoir les dieux.
Tu les émeus : ma garde est là, qui te protège,
Je ne supporte pas que tu quittes mon sein.

Sucer tes lèvres : non, mais y boire, sans nuire
À mon ensommeillée, c’est ce que je voudrais.
– Ainsi, légère, au plus haut de la fleur, l’abeille
Dans l’herbe tendre boit, lèche la rosée claire.
Je buvais les baisers que toi, comme éveillée,
Tu recevais – et tu semblais vouloir parler.
Semblais vouloir parler : je vole des baisers,
Le souffle vient à moi, de ta bouche suave,
Je joue, hardi, et mords, non sans vigueur, ta bouche :
« Aïe », t’écries-tu – ainsi s’exprime la douleur.
« Aïe », m’écrié-je, « il faut me pardonner, Chérie ! »
J’ai ton pardon : plaquée sur mon sein connu, tendre,
Tu mordilles mon cou, mes lèvres ; et vengée
De ta douleur, tu ris – tous deux nous mignardons.

Pour approfondir sur ce même thème : 
voir ici le très bel article de Virginie Leroux, 
L'érotisme de la belle endormie.

Nudasti, mea vita, sinus et sponte papillas,
admostique meam pectora ad ipsa manum,
oraque cum teneris junxisti nostra labellis,
sedistique meo sarcina grata genu ;
cervicemque amplexa, levi mox victa sopore,
concidis in nostrum languida facta sinum,
longaque post fessos suspiria claudis ocellos,
dum tibi sopitae serpit ad ossa quies.
Ipse tibi tenuem procuro sedulus auram,
Composita et moveo lenia flabra manu,
Ipse tibi somnos cantu levo; cantus amores
Sarnidis et Fauni dulcia furta refert:

« Faune, veni, tibi Sarnis adest ad flumina nota:
Ad notas salices, candide Faune, veni.
Ecce tibi niveum violae cum flore ligustrum
Iungo, et puniceis lilia cana rosis,
Roscida servantur, legi tibi quae modo, fraga,
Fragaque quot totidem basia et ipsa paro.
Huc ades, o formose, tibi nam nuper ad amnem
Siccavique meam disposuique comam,
Pierides compsere caput, dum corpus et ipsae
Et crinis flavos molliter amne lavant,
Inde comam assyrio certatim unxere liquore;
Inde arabo nostrum spirat odore caput.
Quin citharam docuere, et me fecere magistram,
Et data pro magno munere eburna chelys.
Faune, veni, te Sarnis amat, suspirat et unum,
Et parat in niveo gaudia multa sinu,
Fistula te et calami vocitant, vocat aestus, et unda,
Auraeque, et murmur subsilientis aquae. »

His ego mulcebam somnos. Tibi purpura mollis
Tingebat niveas flore decente genas,
Qualis ubi ad thalamos Hebe deducta mariti
Ad cupidi erubuit basia prima viri.
O quotiens sparsos, errant dum fronte, capillos
Collegi blanda disposuique manu:
Sic Lede placitura fuit, sic uxor Orestis,
Atque Helene, dixi, sic quoque culta fuit.
Et modo compositum reieci in colla capillum,
Et dixi: hac placuit Laodamia coma.
O quotiens teneras variavi flore papillas,
Et dixi: Charites sic coluere sinum;
Ornabam gemmis digitos: ad Pelea quondam
Vecta Thetis, niveam sic tulit ipsa manum;
Brachia nudavi: Aurorae sunt brachia, dixi;
Admovique cavae roscida poma manu:
Sic rear ad virides myrtus requiesse Dionem,
Poma manu Paridis dum tenet illa sui,
Ipsa sinu ambrosiam spirat, perque ora recursant
Blanditiae et grato mistus honore decor.

At tibi perque genas, roseisque infusa labellis,
Ludit et in tenero gratia amica sinu,
Et, quotiens blandos somno recludis ocellos,
Crediderim vel te posse movere deos.
Quosque moves; verum custodia nostra tuetur,
Teque meo patior non abiisse sinu.

Tunc ego non suxisse, quidem libasse labellum,
Sed tibi sopitae nil nocuisse velim;
Sic levis ad summum florem de rore liquenti
Libat, et e tenero gramine lingit apis.
Oscula libabam, quae tu, velut excita somno,
Excipis atque aliquid velle videre loqui;
Velle loqui dum visa, simul dum basia carpo,
Auraque de molli ducitur ore mihi,
Dum ludo improbius, tua duriter ora momordi:
Hei mihi, clamasti; sic iubet ipse dolor.
Hei mihi, clamavi, parcas mitissima, dixi.
Parcis, et in solito es blanda refusa sinu,
Colla notas et labra notas; mox ulta dolorem
Risisti, et gratos movit uterque iocos.

(in Eridanus, I, 17 [rédigé entre 1483 et 1500])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

D'autres textes de Pontano sur ce blog :
Ils sont trop nombreux pour qu’on puisse en donner ici la liste :
si on est intéressé, saisir « Pontano» dans l’outil de recherche
situé en haut à droite de cette page.

Richard Crashaw (1613 [?] – 1649) : Élégie / Elegia

Coulez, mes pleurs, coulez : j’y consens. Mais laissez,
De grâce, libre cours à ma parole en peine.
Puissé-je insuffler mots à mes douleurs plaintives,
Et à tout le moins dire : « Ah, mon amour n’est plus » !

– Ils refusent, mes pleurs, ils refusent, rebelles,
Et vont précipitant leur course irréfrénée.
Tu veux donc, mon aimé, qu’on te parle en silence,
Et que l’amour, muet, pleure à sanglots sans fin ?

Il pleurera : toujours embue, l’urne boira
Ses larmes, recelant des eaux toujours fidèles.
– Vous autres, cependant : ne criez pas miracle,
Si les pleurs, les vrais pleurs, ne savent pas parler.

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Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Ite maea lacrimae (nec enim moror) ite. Sed oro
Tantum ne miserae claudite vocis iter.
O liceat querulos verbis animare dolores,
Et saltem ah periit dicere noster amor.
Ecce negant tamen, ecce negant, lacrimaeque rebelles
Indomita pergunt, praecipitantque via.
Visne (ô care) igitur Te nostra silentia dicant ?
Vis fleat assiduo murmure mutus amor ?
Flebit, et urna suos semper bibet humida rores,
Et fidas semper, semper habebit aquas.
Interea, quicumque estis ne credite mirum
Si verae lacrimae non didicere loqui.

(in The Delights of the Muses [1646])

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