« Vers midi partout cette odeur de bougeoir, on mangeait de la lumière » : et voilà, je suis partie dans le roman. Immédiatement, j’ai envie de me plonger dans la lecture de Mousseline et ses doubles. Je sais que j’aime déjà les mots – pas l’histoire, non, les mots du roman. L’écriture de Lionel-Édouard Martin, je la reçois comme une force, de plein fouet. Quelque chose qui est de l’ordre du rythme, du son. C’est beau, les mots s’enroulent, se nouent se dénouent, s’agrippent, se tordent, se déchirent, happent, montent, descendent, crescendo, decrescendo, se cristallisent, s’immobilisent, s’enracinent puis reprennent leur route, leur course, parlent, se taisent, s’écoutent même dans le silence.
« Tu n’as pas bien dormi, le silence est un silence que tu ne connais pas. Les silences ne sont pas tous les mêmes: c’est un silence, ici, de voitures et de machines, de foules, jamais complet, tandis que chez toi, c’est un silence de bête. » Il y a, chez l’auteur, une appréhension subtile des théories, des sensations, de la génération qui l’a précédé, et j’ai envie de dire que j’ai abordé la méthode de l’écrivain (et je prends le risque d’être dans l’erreur du monde du lecteur) comme celle des peintres ou des musiciens pour faire le portrait (multiple) de Mousseline (Mousseline, Marielle, Marie).
Des portraits de mots ?
Des portraits de femmes ?
Le portrait d’une femme comme l’auteur sait si bien le faire (je pense aussi à La Vieille aux buissons de roses, à Anaïs ou les gravières). Des noms inventés, des êtres de fiction ? Mousseline offre généreusement au portraitiste sa personne bien incarnée pour l’aider à mettre en pleine lumière l’indéchiffrable continent des femmes qui n’a pas fini de mettre en émoi le continent des hommes. Toutes forment cette chaîne d’êtres singuliers qui ont mis en situation un homme, un écrivain parmi les femmes, la femme.
Je détourne volontiers la citation de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas homme, on le devient… » Par quel chemin, par quelles voies semées d’amour, de rêveries, d’embûches, un homme est-il devenu homme, un homme est-il devenu écrivain ? – Et cet homme-écrivain, et cet écrivain-homme c’est Michel, Michel et son double.
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Une histoire triste, des obstacles à franchir par l’enfant promis à sa carrière d’homme. La profondeur, la musique, le corps viscéral, la belle singularité de l’écriture de Lionel-Édouard Martin, m’entraînent toujours vers cette magie de la lecture, une lecture de transport, à cette capacité étrange que possèdent certains livres de nous faire voyager sur une barque et suivre une rivière ou une machine à explorer le temps. Un autre espace et un autre temps, dans un autre paysage, dans une autre langue. Je pense ici à cette citation de Proust : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage d’un écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans le livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » Les cinq sens sont stimulés tour à tour selon les chapitres qui nous font vivre l’expérience, les désirs (conscients ou inconscients) du corps. Le livre s’offre au lecteur dans une juste et touchante dimension sensible.
Mousseline est une écorce, Michel un arbre. Le lecteur ramène la vie sous l’écorce. La lecture en est la sève. Mousseline n’est pas double, elle est multiple ! Trois M, Marielle, Mousseline, Marie Une trinité : Marie, Joseph, Michel.
Il n’y a donc pas besoin d’être savant pour lire, il faut sentir les mots quand ils vous appellent, vous emportent : c’est cela, la lecture d’un beau livre.
Sincèrement, je pense que Mousseline, à travers le contact et la pulsation des phrases de « Michel », découvre ou retrouve charnellement quelque chose de lui, et plus précisément de son expérience du monde.
Ma petite touche, ma petite note (atonale) : j’ai eu le sentiment que Mousseline et ses doubles était un roman écrit pour les femmes.
Anne Bolenne est peintre.
(posté sur Babelio)