Magma, chez publie.net / publie papier

Magma numérique (2)

Parution de Magma en version numérique

avec sa parution en version « papier » le 1er février.

C’est chez publie.net

et ce sera chez remue papier.

Un retour de lecture de Brueghel en mes domaines, dû à Claire Laloyaux (sur Facebook)

Hasard de la vie lorsqu’elle rejoint le temps, toujours décalé, de la lecture, il se trouve que j’ai rencontré Lionel-Edouard Martin alors que j’étais encore plongée dans son Brueghel en mes domaines. S’il m’a pudiquement parlé de la genèse de ses textes, mon regard sur ce recueil de « petites proses sur fond de lieux » tâchera de rester nu, ouvert à la singularité de ces fragments qui résistent , à première vue, à toute unification.

Résistants à toute emprise, à toute réduction au seul thématique, tels sont bien, je crois, ces fragments, moins unis par la contrainte qui préside à leur écriture (le lieu) que par une même exigence poétique, tendue par l’image de la route serpentine, dessinant peu à peu un imaginaire personnel plus qu’un monde réel. Car ce recueil est tout entier inspiré par le mythe, qu’il soit mythe personnel (çà et là se ramassent des souvenirs du poète, nécessairement réinventés), mythe de l’origine de la langue, biblique donc charnelle — le verbe s’incarnant dans une bouche, d’abord d’ombre —, ou mythe de la création poétique, comme le suggère la toute dernière partie du recueil, « Incidences, hors tout », certes en marge des autres sections car plus critique, mais faisant retour sur les proses poétiques, morceaux épars conditionnés par un regard perçant sur la tessiture du réel.

La route n’est pas droite, en effet, ne s’achemine pas vers un but ; elle n’est pas rectiligne comme le serait un discours fermé sur la poésie. Celle-ci au contraire ne cesse, au fil des petites proses, de se densifier et de se resserrer autour de son secret. Perdue entre un réel magnifié par la langue et un imaginaire des poètes — plus que des langues, comme dans Avènement des ponts —, la poésie se niche dans ce qui paraît le plus insignifiant mais fondamentalement le plus beau car le plus fragile. Elle est d’abord ce qui s’impose à la vue du poète dans ses escales plus ou moins longues d’un continent à l’autre. Incarnée par une nature qui impose de savoir nommer les arbres, les fleurs ou les insectes peuplant le jardin, la poésie que chérit Lionel-Edouard Martin me semble moins être une poésie des choses, comme a pu la développer un Francis Ponge, au regard peut-être trop froid sur l’huître ou le cageot, qu’une poésie à la manière d’un Zbigniew Herbert. Certes moins marqué par la sensualité de la langue, le poète polonais me semble toutefois jeter un regard lui aussi sensible, quasi affectueux, sur ce que la « basse époque du facile et du tape-à-l’œil », aimant « le lisse, la glisse, la neige grasse », repousse dans l’anodin. Contre l’abandon de la nature à son seul dépérissement, Lionel-Edouard Martin cherche encore à dresser un pont entre les hommes du commun, les vrais humbles, et ces choses vivantes devenues, sous la langue de feu qui définit le langage, d’autres créatures, presque bibliques. Le regard du poète n’est plus seulement à hauteur d’homme : s’il scrute des cimes et un absolu, comme l’oblige la suprême poésie, l’écrivain redessine dans le même temps, me semble-t-il, une horizontalité qui ramène les hommes à leur petitesse et exhausse ces êtres de rien que sont la fourmi, l’iris, l’arum, le bourdon ou l’abeille.

D’abeilles il est fortement question dans ce recueil. Insecte butineur immortalisant les fragiles parfums des fleurs dans le miel, les frôlant sans les flétrir, l’abeille s’impose progressivement comme un symbole de la poésie — ce qu’elle est fondamentalement dans les toutes les cultures et religions. Tandis que Les Proverbes rappelle sa force besogneuse (« Va voir l’abeille et apprends comme est laborieuse »), certaine tradition musulmane hérésiarque en fait une version de l’ange — et une lecture attentive de l’œuvre de Lionel-Edouard Martin repérera la récurrence de la figure angélique, magnifiée quand elle n’est pas parodiée avec tendresse dans La Vieille au buisson de roses. Tour à tour symbole de la royauté, du principe vital (jusqu’à figurer sur les tombeaux comme appui de la survie post mortem), de la résurrection et du Christ, l’abeille est aussi, et c’est là qu’on en revient à la poésie, figuration du verbe. Un dictionnaire savant rappellerait que l’abeille en hébreu, « dbure », a pour racine « dbr », soit la parole. Car le poète aussi butine, dans le monde qui l’entoure, la substance qui nourrira, miellée, la parole pétrie par sa langue ventrue et sanguine. Le bourdonnement de l’abeille est comme l’envers d’un monde rendu obscur et grésillant puis tamisé et clarifié par l’ordonnancement des mots en une « syntaxe inouïe », d’abord oculaire — ce que rappelle, à l’entrée du recueil, l’épigraphe signée Claude Esteban, « Obscurs, nous sommes nés pour démêler l’obscur. Pour que vive, chaque matin, la route. ».

Ainsi, si je peinais à épouser le mouvement des premières petites proses, à en saisir la source et le sens (signification et direction), comme le fleuve-route qui matérialise l’écriture, celle-ci soudain révéla ses heurts et son « aller boiteux » dans l’alternance des lieux, des points de vue et des grossissements du réel. Si le poète engage son lecteur à se munir d’une pioche et d’une boussole, il lui faut aussi convertir son regard en une loupe correctrice, magnifiant les choses vues, absorbées et digérées par ses entrailles, comme le doit faire tout poète. L’aller boiteux affirme alors sa nécessité, les chemins de traverse, les raccourcis et impasses dévoilant une autre perception du réel. La simplicité de ce qui est décrit est en même temps étrange car rarement ennobli ainsi, ressaisi dans sa lenteur et sa fragilité. Loin d’être de simples clichés du réel, les petites proses disent quelque chose de détraqué, à l’image de l’horloge « devenue folle », d’un hiver pluvieux mais encore chaud, car « caraïbe », ou d’un automne aphasique, aux germes endormis dans une terre en jachère. C’est bien sûr la langue de Lionel-Edouard Martin qui singularise le réel dont il tire sa matière poétique : « Il n’est d’écriture que dans un ressenti particulier de l’univers, où les mots appellent, au-delà des êtres et des choses, un monde épuré de substance, où les corps sont de gloire et tiède la pierre — abolies frondes et catapultes. ».

Dans une langue ignée et remâchée, pétrie comme l’est le pain sec à l’aube, frottée, raclée et essorée comme dans un lavoir, l’écriture est expression d’un suc, tentation de l’épure : à mesure que le poète modèle son œuvre, son écriture « s’étrécit » en revenant à l’essentiel, en préférant « à l’opacité piquetée d’abeilles, la pure et simple transparence d’un jour d’été ». Non pas qu’il faille renoncer aux métaphores — que serait une écriture sans médiation ? —, mais plutôt creuser en soi et dans le vocable une parcelle de beauté restée terrée et tue, cette abeille que Virgile, dans les Géorgiques, fera naître, en dépit de toute logique — car la fable, comme la poésie, s’en moque — des entrailles des animaux sacrifiés par Aristée, rival malheureux d’Orphée. Fragile, comme le sont ces proses poétiques proches du verset — claudélien mais aussi biblique, tant l’ensemble du recueil est tenté par la Genèse, par le récit d’une autre création, poétique celle-là —, la beauté qui sourd de ces pages dit l’acharnement du poète à faire de la langue un espace à labourer, un sillon qui, contrairement au vers traditionnel, fait de moins fréquentes haltes et retours, libéré qu’il est dans la prose devenue nécessité par crainte de la folie.

La brèche s’ouvre par trouées, blancs sur la page, pulsations et ouverture d’une bouche gorgée de sang, ronde comme un nombril sans nœuds, dépendante de la digestion lente des mots-aliments. C’est par ce retour à la chair et au souffle que la poésie se gonfle et peut rendre la proie qu’elle a saisie pour la transformer (« Car tout poème, tout vrai poème des origines, tout vrai poème aboute — il aboute et métamorphose »).

Rebouchant l’espace laissé vide, favorisant le clinamen contre la solitude des atomes — les maisons aussi sont peuplées de fantômes, dit le poète —, le recueil tire paradoxalement sa dynamique de ses décentrements et de ses heurts. Après la floraison et le butinage vient une pluie lourde, désespérante, qui ponce toutes les aspérités : « Et s’il n’y avait, tout bonnement, purement, rien ? ». Minute de doute douloureuse et bouleversante, l’hypothèse du néant, d’un monde effeuillé et sans orbites, amène pourtant à creuser davantage le fond des lieux : « … Mais il y a quelque chose : on le sent par la peau. » Oui, on sent que les rigoles ne mènent pas à l’abîme, que l’accablement du poète, exilé sur les terres de Dalmatie — il me semble bien que l’Ovide des Tristes hante la cent-trentième page — n’éteint pas l’espoir, ne tarit pas l’inspiration. À mesure que le recueil fait grandir l’arbre-poésie, s’enroule autour de ses branches, augmente certes le poids des années sur les épaules de l’homme, mais augmente plus encore l’importance d’un retour à une source faite d’enfance et de poésie. Alors que les citations ne faisaient qu’ouvrir chaque section, elles s’invitent maintenant en fin de prose et la nourrissent, faisant du travail poétique un embranchement de réminiscences littéraires, de plus en plus chéries car de plus en plus resserrées autour de quelques rares figures, et de souvenirs d’enfance, comme l’amplifie l’émouvant poème en souvenir de la mère séparée du jeune enfant car fauchée par une ombre paternelle. Poésie comme enfance de la littérature et du monde, vieux mythe qui garde sa pertinence du fait même de ce qu’elle a engendré de figures monstrueuses, poètes talentueux et mères bercées par l’amour excessif et la haine. Poésie comme retour à l’originel, au ventre et à l’union première de l’enfant et de sa mère dans le sang et les fluides partagés dans la chaleur de quelques mois. Poésie qui se veut alors moins nostalgique d’une époque perdue que renaissance de ce qui la rendait si privilégiée et moite. Incapable de prétendre au récit linéaire et exhaustif, l’évocation d’un âge de bourdonnements, lorsque rien n’est compris mais seulement ressenti, se déploie en fragments, dans les vestiges d’une langue aussi charnue que les ventres flasques des accouchées. Accouchées bientôt grisonnantes puis spectrales, les mères ajoutent alors un autre temps à l’écriture : à celle, rétrospective, du bonheur puis de la trahison, s’ajoute une écriture de l’invocation des morts, inhumés, visités à la Toussaint, et des morts à venir, déjà salués dans une œuvre sinueuse, errante, comme le furent la descente et l’ascension d’un Dante, déjà projeté dans l’au-delà par ses chants.

Ami de cette traversée vers une lumière toujours inquiète, l’homme pourrait enfin s’unir, à défaut de la comprendre, à l’abeille qui, confie la tradition, deviendrait mère par le simple travail de ses « lèvres ». Brueghel, s’il s’agit bien de l’Ancien, l’avait peut-être suggéré dans un dessin à la fin de sa vie…

Nouvel article sur Anaïs ou Les Gravières

Un très bel article, très fouillé,
dû à la plume érudite et sensible
de Karine Cnudde,
sur Anaïs ou Les Gravières :
c’est ici, sur le site du Vampire ré’actif.

Des extraits de Brueghel en mes domaines
(éditions du Vampire Actif, 2011)
sur Terres de femmes,
le blog d’Angèle Paoli.

La Vieille au buisson de roses lue par Claire Laloyaux (sur Facebook)

C’est encore avec un éblouissement renouvelé que j’ai lu cet autre roman de Lionel-Edouard Martin. Durant ma lecture, l’incompréhension s’est parfois mêlée à l’admiration car que je ne comprends toujours pas pourquoi cet auteur semble, au fond, encore si peu présent dans les mémoires des lecteurs, lui qui les creuse tant, les mémoires, pourtant, au travers d’une langue si pleine des sujets qui la parlent. A l’exemple de ce poète qui sert ses pairs en les traduisant avec rythme, et souvent avec humour s’agissant des poètes latins — ce qui me rappelle combien l’école avait pu leur façonner un masque austère —, il resterait encore à faire connaître ce rare styliste à tous ceux qui seraient encore sensibles à ce que la langue nous dit des solitudes humaines et des liens impromptus qui se tissent entre une vieille femme et un chien errant, puant, à la recherche d’un genou sur lequel poser son museau.

Car si le style de Lionel-Edouard Martin est flamboyant, presque étonnant en une époque qui a fait de l’écriture blanche une platitude, en cela bien éloignée des « ripés » sur lesquels s’époumonent les personnages et qui s’apparentent aux heurts de la syntaxe, le flamboiement du style et sa richesse lexicale, qui emporte plus qu’elle ne fait froncer les sourcils, évitent pour autant l’emphase et servent la pudeur de l’intrigue, ramassée en quelques mots ou presque car là n’est jamais l’essentiel. Il devient difficile, ensuite, d’écrire sur un tel texte sans céder à la tentation d’un mauvais lyrisme et d’échapper à un vague sentiment de honte, voire d’illégitimité, à prétendre en restituer une lecture.

Mais essayons quand même. Le roman suit alternativement trois personnages, une vieille, un peu bigote, un peu folle aux dires des rumeurs et des diagnostics psychiatriques ; un chien qu’elle appellera Diurc car la vieille a la passion des mouillures (tandis que je peine encore à les appliquer dans mon apprentissage solitaire du polonais, langue qui les affectionne tout particulièrement) ; enfin, un marquis, Olivier de Cruid, marquis de lui-même, comme l’écrit malicieusement LEM, facétieux quand il décrit la passion de l’érudition de son personnage, comme si, par là, il regardait avec une distance amusée sa propre passion de la linguistique comparée et des bouts de latin que l’on a gardé en mémoire quand la modernité a cherché à les oublier.

Des bouts de latin, bouts rimés, assonancés, hexamètres puis alexandrins français, l’auteur en parsème son texte, et alors que rien ne les annonçait, des étymologies surgissent au beau milieu d’un discours fleuri du marquis ou d’une prière fiévreuse de la vieille. Je n’ai pu m’empêcher de repenser à ces pages de vocabulaire latin que les khâgneux apprennent et surnomment, là encore malicieusement, pour amoindrir la douleur de la mémorisation, le « petit Martin », du nom de son auteur. Ce qui constitue pourtant le « petit Martin » de ce présent roman, ce ne sont pas des listes vite indigestes, faute d’être remises en contexte, mais bien plutôt un assemblage d’idiomes qui, à force d’être rythmés, prennent sens et contexte dans l’unité resserrée d’un petit village poitevin, M*, et d’un vague château moins décrit que le domaine alentour, plus touffu encore que le discours du marquis, et plus épineux que les roses du buisson de la vieille.

Ce n’est pas ici Horace, cher à l’auteur, qui hante ces pages : Virgile le dépasse et délivre peut-être une des clés du roman par son vers fameux pour son hypallage, « Ibant obscuri sola sub nocte per umbram ». Il n’est pas innocent qu’il soit tiré du livre VI de l’Enéide car ce chant est celui de la catabase, de la descente aux enfers d’Enée. Et de catabase il est peut-être aussi question dans La Vieille au buisson de roses. Ou, du moins, d’une traversée, d’une brutale révélation que connaîtront au moins deux des personnages, le marquis et la vieille.

Le premier la connaîtra lorsqu’il se décidera à enfin sortir de son domaine et affronter un vieux monde endormi duquel il s’était éloigné pour l’érudition. Après un trajet laborieux dans une voiture d’une autre époque, un passage au café du coin où il se pique peut-être de n’être pas suffisamment salué comme aristocrate par les habitués, le marquis arpente le village, gravit la pente puis tombe sur un arbre qui lui délivrera, croit-il, une vérité sur l’origine des langues. Moment d’épiphanie, comme se plaisent à les repérer les exégètes, la contemplation de l’arbre me rappelle ces brusques arrêts devant une nature qui échappe à jamais à l’homme dans certains films de Tarkovski, de Béla Tarr ou même dans les drames médiévaux de Bergman, films qui eux aussi se soustraient à toute mise en intrigue pour laisser parler un temps qui s’écoule inexorablement et une parlure que ne comprennent pas les profanes — je tisserais presque un parallèle entre la vieille qui se met à crier dans l’église à en faire rougir les autres paroissiennes et l’émouvant Valuska de La Mélancolie de la résistancequi reste incompris des autres habitués du bar lorsqu’il les oblige à former avec lui une étrange danse cosmique afin de restaurer, peut-être, une unité perdue.

Mais les parallèles pourraient encore se multiplier sans que rien soit vraiment dit de ce qui fait l’incroyable force du roman de Lionel-Edouard Martin. Reste de ce moment de brusque révélation pour le marquis qui, en même temps que de lui faire relire sa vie et sa recherche herdérienne, le fatigue tellement qu’il en meurt, l’impression d’avoir touché au cœur du secret des langues. Le magnolia contemplé par le marquis devient « l’arbre-cerveau », celui revêtu de la blanche tunique des anges, celui qui lui chuchote enfin tous les idiomes qu’il croyait perdus.

C’est toutefois la vieille qui les avait saisis avant lui, elle qui, pourtant, n’avait jamais approché les langues autrement que par le sensitif. Si la science réduira son don à des hallucinations auditives, le poète, lui, en tire une poésie et une cosmologie où hommes, bêtes et plantes communiquent, recomposent une origine des langues commune à tous les vivants. La crise de la vieille dans l’église à la Noël, précédée d’une montée difficile la nuit tombée, le ventre vide et gargouillant, pour rejoindre les croyants, était la première manifestation d’une prise de conscience, chez la vieille, en ses entrailles, de ce dont la langue est faite, de chair pétrie et mise en rythme. Et bien sûr la venue du chien, qu’elle recueillera, version burlesque et en même temps héroï-comique de la naissance du Christ, sans qu’il y tienne du plus bas blasphème, scelle cette traversée dans le langage.

Il n’est alors pas surprenant que ce qui s’apparente à un voyage mouvementé soit dit dans une langue qui elle-même cahote et confirme les intuitions de Meschonnic sur la poésie comme forme où « le discours tout entier est porté à l’état de subjectivité », comme « parabole du sujet ». D’un côté, le marquis dit mépriser les monosyllabes, trop vulgaires sans doute, tandis que de l’autre, chez la vieille, aidée par les aboiements de son Diurc, les monosyllabes sont préférés lorsqu’ils modulent un chant, dans un latin « qui pue », car il reste hermétique, ou dans des instants de glossolalie. C’est que le rythme se glisse dans des corps particuliers et redonne à la langue toute sa polysémie, à la fois langue apprise à l’école, transmise en héritage, soudure d’un peuple, voire d’un village seul, et langue-organe qui se gonfle de toutes les richesses des vocables au point de littéralement étouffer celui qui s’en enorgueillit. Bien terrifié est celui qui craint d’avoir la langue coupée, comme le petit Canetti au début de sa Langue sauvée (Die gerettete Zunge) car porteur d’un secret.

Alors il faut la sauver, cette langue, et la chanter, en restituer toute la tessiture, ce que fait la vieille sans même s’en rendre compte. Le sauvetage est tel que la vieille s’effondre dans sa cour, se vide, fait ses besoins, car ce qui lui est tombé dessus, non pas de simples pétales de rose, et qui attire inexplicablement le marquis, est d’un poids trop lourd pour cette fragile carcasse : la langue se déverse, se délie, fait dire par la bouche de cette sibylle — le début du chant VI n’est pas loin — une partie de sa force d’attraction. Transposée dans les terres de la Gartempe, la force prophétique devient quasi mystique et transforme les ombres que traverse cette trinité profane en anges à atteindre, à apercevoir à travers un quotidien qui ressemble fort à tels romans de Giono (il n’y a qu’à songer aux repas où l’on arrache voracement la viande, peut-être la saucisse, dans un intérieur sombre et pierreux).

La quête des personnages, qui commença par l’arrivée d’un chien, bâtard depuis des générations, s’achève brutalement par des corps qui tressautent, que l’on sent vivre en dehors d’eux-mêmes, puis qui s’arrêtent de bouger, exténués. Tout aussi brutalement, la révélation, le sursaut, la surrection, se dira en des expressions céliniennes, « Comment ça m’est venu. Comme ça. », ce « comme ça » est cette intuition éprouvée par la vieille et formulée avec des balbutiements par le marquis, « cette évidence que le langage c’est ça : cette matière angélique ». La matière angélique a relié les êtres et les choses, fait des pétales de rose des langues de feu, redonné au sensitif toute sa densité, même au fond du gosier brûlant et puant d’un chien. Quand l’unité perdue s’est reformée dans l’espace d’un texte composé en tableaux comme un retable, alors le mystère peut s’évanouir des êtres qui l’ont entrevu. Le marquis de Cruid, dans un éclair de lucidité, nous dit ainsi à l’issue de sa Passion, « Maintenant j’ai compris, maintenant je peux mourir ». Et nous, nous pouvons méditer sur ce Verbe entraperçu, cette origine des langues qui s’est ouverte timidement comme la dernière rose du buisson.

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