Diriger une revue littéraire, c’est être constamment en veille là où on peut l’être : à l’affût d’on ne sait quoi qui pourrait vous tomber dans la musette ; et on rentre bredouille plus souvent qu’à son tour, où qu’on soit en position de tendre l’œil et l’oreille, les fameux « réseaux sociaux » se révélant terrains de chasse privilégiés pour cette quête du gibier rare – de celui qu’on ne lève qu’exceptionnellement dans la grande transhumance des poétaillons de tout poil et des romanciers de toute plume, dont l’abondance n’est malheureusement pas gage de qualité par les temps peu giboyeux que nous vivons.
D’où ce moment de grâce, un soir, où surgit sur votre écran le paragraphe qui vous remue les tripes, qui vous fait jurer de bonheur, à vue, ne doutant pas que le bout de peau perçu dans l’œilleton du fusil ne vaille l’animal tout entier, bien vivant, qui caracole sans doute dans quelque manuscrit d’herbe haute et dense et belle. Et on se dit « nom de Dieu ! », et on écrit à la hâte, illico, des fois que la bestiole se perdrait dans la nature, qu’elle tromperait votre vigilance ; et on écrit à peu près ça, où on peut, où normalement ça parvient à l’auteur, et le message est court : « C’est de vous, ça ? », dans l’espoir qu’on vous répondra « oui », et par avance vous vous en pourléchez, craignant quand même le « non » possible, suivi d’une référence à un quelque écrivain fameux – forcément fameux, parce que les qualités d’écriture entraperçues ne peuvent émaner que d’un grand.
Et la réponse vous arrive, et c’est « oui », et vous vous redites « nom de Dieu », et vous sentez que quelque chose est en train d’advenir. – Bref, vous venez de lire un court extrait de ce qui deviendra Irène, Nestor et la vérité, de Catherine Ysmal ; et même sans savoir si cet extrait supposé en est un, tiré de quelque œuvre de plus d’envergure, vous êtes là qui priez le ciel pour qu’il en soit ainsi, bien convaincu au demeurant que cette simple phrase possède en elle toute la ressource vivante nécessaire à l’amplification, s’il est besoin – qu’elle est de toute façon ce bout d’épiderme qu’on peut cultiver dans un laboratoire pour en tirer la belle peau bien tannée devant laquelle bavera tout trappeur à patente.
C’est comme ça que ça a commencé, en ce qui me concerne : par ces quelques mots déboulant sur FaceBook, suivis de cette réponse à ma question. Puis d’autres échanges, puis une publication, bien sûr (sacrément bien sûr : une évidence, une nécessité, une certitude) dans le n° 5 de L’Arsenal. Pour résumer : on a lu beaucoup de livres (parce qu’on n’est plus tout jeune), on est même un peu blasé, quêtant sait-on quel absolu ? – et l’absolu vous tombe soudain du ciel, comme la manne dans le désert. Appelons ça épiphanie. Souvenez-vous : Ce fut comme une apparition : on joue les Frédéric Moreau apercevant Madame Arnoux sur le Ville-de-Montereau. Et croyez-m’en, on reste médusé, bec clos, à remâcher l’éternité, qui n’est pas, en l’occurrence, la mer allée / avec le soleil, mais présence réelle et immédiate : un auteur est né, et l’on ne regrette pas d’avoir joué à l’Âme sentinelle, ni d’avoir murmur[é] l’aveu / De la nuit si nulle / Et du jour en feu, comme écrivait Arthur.
Bien sûr, on ne publie qu’un extrait : le reste est encore en devenir. Mais il advient, ce reste, et c’est ce devenir, cet avènement, que viennent de publier les éditions Quidam dans des conditions acrobatiques relevant à peu près de celles de l’équilibriste dépourvu de balancier, mais qui va son pas ferme de funambule sur son fil pour le moins tendu parmi les bravos de la foule.
*
Que dire d’original sur ce grand livre, sur ce grand premier livre, qui n’ait déjà été dit par la critique (cf. entre autres Claire Laloyaux, Frédéric Fiolof, Pierre-Vincent Guitard) ? Peut-être simplement – si c’est simple – qu’il nous emporte dans un tourbillon de mots, les termes s’appelant les uns les autres :
Et cet oiseau sur mon bras, que fait-il ? C’est effrayant. Il s’écorche les pattes sur des morceaux de verre. Vert, du vert ? Les sonorités me confondent. Je perds la tête. Elle… c’est moi. Je n’ai jamais pensé cela. (p. 17)
pour se tramer dans le flux des monologues intérieurs, pour donner à découvrir des systèmes de pensées qui s’opposent, interdisant toute communication, chaque petit monde personnel se refermant comme des monades sur ses acteurs malgré le recours à une même langue – le français –, mais trompeuse (comme le disent les tenants de la linguistique pragmatique), sans autres interactions que celles d’un quotidien fait de brisures (un verre qu’on casse, un stylographe dont on émousse la plume), chaque être se recroquevillant dans son propre univers chaque jour un peu plus hermétique à autrui. Quelque chose comme des autismes qui se frôlent, des fonctionnements humains incompatibles, des replis. Un paysage de bocage et d’autarcie, des vies de subsistance, chacune dans son domaine, sans guère de partage ni d’échange. Au mieux des effleurements, mais presque toujours des juxtapositions :
Elle était là entre mes cuisses et sous ma main. Sans mélodie. Sous le squelette que je sentais, j’entendais une plainte vive, sonore, effrayée. Sa voix de folle, ce corps dont je ne reconnaissais presque plus rien. (p. 133)
Et rien d’explicite, en tout cela, rien que l’auteur nous dise, qui ne prend jamais position dans le récit, qui jamais ne ramène son omniscience de romancier pour baliser le terrain, poser des jalons, faire aller le lecteur par des chemins bornés de poteaux indicateurs ou le nantir, à tout le moins, d’une boussole – même faite d’un bout de paille et d’une d’aiguille aimantée : non, qu’il aille par ses propres moyens, qu’il se débrouille, dans cette course de désorientation.
C’est là que se situe, exploitée à merveille par Catherine Ysmal, la technique du monologue intérieur. On procède par petites touches de langage : un pointillisme à la Signac créant triptyque de caractères – Irène, Nestor, Pierrot –, chaque « vérité » étant interprétée et réinterprétée à l’aune de sa perception propre (un peu comme dans Les Âmes fortes, de Giono), et peu importe qu’on s’y retrouve, qu’on ait une image claire et précise de la réalité : il n’en va pas d’une image objective, photographique, de l’univers, mais de subjectivités qui se créent et se recréent, incessamment. On pense à Proust, même s’il n’y a pas, en fin de recherche, de Temps retrouvé pour remettre tout en perspective et lui donner un sens unique. Et c’est ce qui est beau, et c’est ce qui est vrai : pas de vérité, mais des flux à l’œuvre, qui n’imposent rien, ou qui – plus justement dit – imposent au lecteur de se frayer son propre itinéraire dans ces friches de pensée et de sensibilité propres à chacun.
*
Relisant l’autre jour le Journal de Jean-René Huguenin, je tombe sur ce commentaire fait par l’auteur de La Côte sauvage à propos de Dostoïevski. Par contraste, il exprime fort bien, me semble-t-il, l’art de Catherine Ysmal tel qu’il s’exprime dans ce premier roman de grand souffle – dire « très réussi » serait trahir ce que j’en pense, le rabaisser à un simple savoir-faire, quand il en va de tout autre chose : d’une puissance inédite dans le concert des petites fadaises contemporaines :
[Dostoïevski] détruit tous ses effets en les faisant remarquer ; le lecteur prévenu se contente d’admirer, là où le lecteur surpris aurait été bouleversé. (p. 91 [éditions du Seuil, collection Points])
C’est bien de cela, qu’il s’agit, dans Irène, Nestor et la vérité : d’un étonnement (au sens fort et classique du terme) qui vous saisit sans trêve, d’un bouleversement, d’un rapt ; d’un roman tout entier à la hauteur de cette phrase un jour surgie sur un écran : non pas prometteuse, mais porteuse, dans sa substance, de toute l’extrême concentration du drame noué dans ces quelque 140 pages, dont aucun lecteur, j’en suis certain, ne peut ressortir indemne.
C’est chez Quidam, donc, qui publie de grands textes, et qu’il faut aider à poursuivre son chemin. Une autre recension ici, d’une de ses publications. Souhaitons bon équilibre au funambule, et à Catherine Ysmal qu’elle continue à convoquer la foudre.