Virgile, Énéide, chant X, 3 (vers 362 à 509)

Mais ailleurs, où des pierres roulées sur une large étendue
avaient été poussées par un torrent – avec : des arbustes arrachés des berges –
les Arcadiens n’ont pas l’habitude de mener des combats à pied :
quand Pallas les voit à ceux du Latium présenter le dos, qui  les poursuivent,
– car le sol, de nature impraticable, à descendre de cheval
les avait obligés – il fait ce qu’on fait dans les cas désespérés :
tantôt de prières, tantôt de paroles il attise leur courage – et de paroles amères.
« Où fuyez-vous, nos alliés ? Par vous et vos faits d’armes,
par le nom de votre chef Évandre, par vos guerres victorieuses,
par mon espoir de succéder, rival, à la gloire de mon père,
ne vous en remettez pas à vos pieds ! Par le fer doit s’ouvrir au travers de l’ennemi
une route. C’est là-même où cette masse d’hommes, très dense, presse,
que l’altière patrie vous et Pallas votre chef vous requiert.
Nulle divinité ne nous opprime : mortel, qui nous presse, l’ennemi,
nous mortels : autant [que lui] nous avons d’âmes et de mains.
Et voici : nous tient enfermés la grande barre de l’immensité marine,
manque à la fuite déjà la terre : mer ou Troie, où voulons-nous aller ? »

Ce dit-il et au milieu, dans le dense de l’ennemi se rue voulant l’ouvrir.
Sur sa route, le premier, conduit par un destin inique,
fut Lagus. Il arrachait, lourde masse, un roc :
lancé, un trait le transperce par le milieu, là où des côtes
l’épine se sépare et la pique il récupère
dans les os fichée. Et de lui qui se penche, n’est pas maître Hisbon
qui certes l’espérait : car Pallas avant – comme l’autre se rue
sans se garder, furieux de la mort cruelle de son ami –,
le reçoit, et son épée dans le poumon gonflé lui plonge.

De là : va sur Sthénius et, de la race antique de Rhétus,
sur Anchémolus, qui la couche avait, inceste ! osé souiller de sa marâtre.

Vous aussi, les jumeaux, êtes tombés aux champs rutules,
de Daucus, Laridès et Thymber ! enfants aux traits pareils,
confondus par les vôtres – plaisante aux parents la méprise ! :
mais à cette heure, cruellement vous distingua Pallas :
car à toi, Thymber, c’est la tête que d’Évandre emporte l’épée,
et toi, tranchée, pour maître, Laridès, ta dextre te recherche,
presque morts remuent les doigts quêtant le fer.

Les Arcadiens, enflammés par la semonce et voyant les hauts
faits de l’homme, mêlées, peine et honte les arme contre l’ennemi.

Lors Pallas : sur son char fuit Rhétée, devant lui :
le transperce. Court instant de sursit pour Ilus,
sur Ilus, en effet, de loin il avait dirigé forte pique
qu’au milieu [passant] Rhétus intercepte, très vaillant Teuthras,
comme il va te fuyant et ton frère Tyrès : de char roule,
et frappe de ses talons presque morts les champs des Rutules.
Ainsi, durant l’été de ses vœux appelé, à la levée des vents,
çà et là dans les chaumes
lance des feux le berger :
s’emparant soudain du centre, se propage  en bloc,
effroyable !, la colonne de Vulcain par les vastes champs :
lui, assis, exaucé, de haut regarde les flammes qui triomphent.
De même, le courage de tes compagnons se regroupe en un seul point
et cela te ravit, Pallas.
_____________________Mais âpre à la guerre Halésus
va contre l’ennemi, recoquillé derrière ses armes.
Il immole Ladon, Phérès, Démodocus,
À Strymonius la dextre tranche – et fulgure son épée –,
que l’autre à sa gorge avait portée ; d’une pierre frappe au visage Thoas
dont les os il disperse, à la cervelle mêlés – qui saigne.
Chantre des destins, dans les forêts son père avait celé Halésus :
quand du vieillard la mort les yeux blancs eut fermés,
sur lui portèrent la main les Parques et aux traits le vouèrent
d’Évandre. Vers lui marche Pallas, ayant ainsi prié :
« Donne, ô Tibre père, à ce fer que je lance, à ce trait,
fortune et voie, et qu’il perce la poitrine du cruel Halésus.
Armes et dépouilles de l’homme, c’est ton chêne qui les aura. »
Le dieu l’entendit : comme il couvre Imaon, Halésus,
malencontreux, au trait d’Arcadie offre une poitrine sans arme.
Mais par la mort d’un tel homme effrayée, Lausus,
un important guerrier, point ne laisse les troupes : en premier c’est Abas
– qui lui fait front – qu’il tue, le nœud, le frein de la bataille !
Jonchée des fils d’Arcadie, jonchée d’Étrusques,
et de vous, ô que les Grecs point ne tuèrent, Teucres.
Les armées s’affrontent, de chefs et de forces égales.
Derrière on resserre les rangs, et la cohue empêche
qu’on remue traits ou mains. D’un côté, c’est Pallas qui menace et presse,
de l’autre, c’est Lausus, guère différents par l’âge
et d’une beauté hors paire, mais auxquels la Fortune avait refusé
de retourner en leur patrie. Qu’ils s’affrontent cependant
l’un l’autre, ne l’a pas souffert le souverain du grand Olympe :
bientôt leur destin les attend en la personne d’un plus grand ennemi.

Cependant, sa sœur auguste donne de relever Lausus le conseil
à Turnus, qui, sur son char véloce, par le milieu fend son armée.
Quand il voit ses compagnons : « Il est temps de cesser le combat ;
moi seul contre Pallas me porte, à moi seul Pallas
est dû ; je voudrais que son père lui-même assiste au spectacle. »
Ce dit-il, et ses compagnons de céder la place qu’il exige.
Lors, les Rutules s’étant retirés, le jeune homme, de ces ordres superbes
s’étonne et bée devant Turnus, sur ce corps gigantesque
ses yeux roulent et il parcourt tout, de loin, d’un regard farouche.
Puis avec ce dire il va, contrant le dire du tyran :
« Pour des dépouilles, c’est moi que l’on louera bientôt – arrachées, opimes –,
ou pour une mort insigne : à mon père sont égales l’une ou l’autre issue.
Cesse tes menaces. » Ayant parlé il s’avance vers le centre de l’aire.
Froid, qui aux Arcadiens leur caille dans la poitrine, le sang !
Turnus a sauté de son char, s’apprête à aller à pied
à portée de main ; ainsi le lion quand il voit de sa guette haute
se dresser au loin dans les champs, prêt au combat, le taureau :
il s’élance – point n’en diffère, de Turnus arrivant, l’image.
Quand à portée le croit d’un jet de pique,
y va, premier, Pallas  – pour le cas où la fortune seconderait son audace
car leurs forces sont inégales –, et vers le vaste éther il parle ainsi :

« Par l’hospitalité de mon père et par les tables qu’en étranger, tu approchas,
je t’en supplie, Alcide : soutiens l’outrance de mon entreprise.
Qu’il me voie, dans son agonie
, lui ravir ses armes sanglantes,
et que m’emportent victorieux en mourant les yeux de Turnus. »

Alcide entendit le jeune homme : grand est, que du fond
de son cœur il réprime, le soupir et il verse des larmes vaines.
Lors son père à son fils adresse des paroles amicales :
« Chacun a son jour arrêté, bref et irréparable est le temps,
pour tous, de la vie. Mais d’étendre le renom par les hauts faits,
tel est de la vertu l’ouvrage. Sous les murailles hautes de Troie,
tant de fils de dieux sont tombés ; bien mieux : est tombé avec
Sarpedon, ma propre géniture. Turnus aussi,
son destin l’appelle, aux limites il est parvenu de la durée donnée. »
Ce dit-il et les yeux détourne des champs des Rutules.

Pallas à grandes forces lance une pique
et du fourreau creux tire – qui fulgure – son épée.
Elle, vole et au plus haut des épaulières, où elles se dressent,
tombe, un chemin se fraie au bord du bouclier,
enfin même a touché, l’effleurant, le grand corps de Turnus.
Lors Turnus un fer fixé à du rouvre, acéré,
à Pallas – longtemps l’ayant fait tournoyer – jette et parle ainsi :
« Vois si le mien ne pénètre pas mieux, de trait ! »
Il avait dit ; et le bouclier – tant de couches de fer, d’airain ! –
que la peau, tant de fois couvre et ceint, d’un taureau,
l’impact vibrant de la pointe le transperce au milieu
– et la cuirasse obstante, traverse, et la large poitrine.
Il arrache, en vain, de la blessure le trait cuisant :
avec et par même voie sang et vie vont suivant.
Il s’effondre sur sa blessure, au-dessus ses armes ont bruit,
terre hostile ! où mourant il croule et sa bouche saigne.

Turnus, près de lui, qui le toise :
« Arcadiens, dit-il, de la mémoire ! et ces miennes paroles rapportez
à Évandre : dans l’état qu’il a mérité, je lui renvoie Pallas.
Honneur d’une tombe, consolation d’une mise en terre,
je les lui prodigue. Il ne lui en aura pas peu coûté, d’avoir à Énée
accordé l’hospitalité. » Et du pied gauche il presse, ayant ainsi parlé,
le corps sans vie, ravissant la formidable masse du baudrier
et le crime
ciselé – en une seule nuit de noces
d’un groupe de jeunes l’abject massacre et leurs lits ensanglantés –
que Clonus d’Eurytus y avait buriné dans maint or :
Turnus en cet instant de ce butin triomphe et jouit en maître.

Esprit des hommes oublieux du destin et du sort à venir,
et de garder mesure, enivré de succès !
Pour Turnus un temps viendra où, de chèrement vendu, il le souhaitera
indemne, Pallas, et où ces dépouilles et ce jour
il haïra.
________Ses compagnons avec maints gémissements et pleurs
déposent sur son bouclier et ramènent Pallas, en foule.
Ô douleur et grande gloire ! toi bientôt de retour chez ton père,
ce premier jour, à la guerre t’a donné, et ce même t’emporte
– cependant que tu laisses, gigantesques, des monceaux de Rutules.

 

 

 

 

 

 

 



 

 

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