Virgile, Énéide, chant X, 4 (vers 510 à xxx)

D’un si grand malheur, ce n’est plus la rumeur mais un sûr garant
qui vole vers Énée : « Ténue la distance qui de la mort
sépare les siens, il est temps de secourir les Teucres en déroute. »
Tout ce qui lui est proche il le fauche de son glaive et large, dans les rangs,
le chemin qu’avec ardeur il ouvre de son fer – c’est toi, Turnus, infatué
du récent massacre, qu’il cherche. Pallas, Évandre, tout
est dans ses yeux, les tables, qu’en étranger d’abord
il approcha, et les dextres données. De Sulmon les quatre
fils, là, des jeunes – tous les éduque Ufens –
vivants : d’eux se saisit, voulant en sacrifice les immoler aux ombres
et verser leur sang captif sur la flamme d’un bûcher.

De là, contre Magus, de loin, lance une pique funeste.
Rusant, l’autre, se baisse – vibrante, passe au-dessus de lui la pique –,
il étreint ses genoux, parle ainsi, le supplie :
« Par les mânes de ton père et par les espérances [que tu places] en Iule qui grandit,
je t’en prie : ma vie laisse à un fils et à un père.
Haute demeure, où dorment profondément enfouis des talents
d’argent ciselé, masses d’or travaillé
et brut, j’ai tout cela. Ce n’est pas là que la victoire des Teucres
se joue, et ce n’est pas une vie, une seule, qui fera une bien grande différence. »
Il avait dit. Énée en face lui répond de la sorte :
« Cet argent, cet or dont tu dénombres les talents,
garde-les pour tes enfants. Les marchandages de guerre, Turnus
les a le premier fait disparaître en tuant Pallas.
Voici, des mânes de mon père Anchise l’opinion, voici celle de Iule. »
Ayant ainsi parlé, de sa gauche lui tenant le casque et cambrant
la nuque de l’implorant, jusqu’à la garde il plonge en lui l’épée.

Et non loin l’Hémonide, de Phébus et Trivia prêtre
dont une bandelette [nouée] d’un ruban sacré ceignait les tempes,
tout entier resplendissant de sa mise et de ses armes singulières :
il l’affronte et le pousse dans la plaine : comme il trébuche, il le domine,
l’immole et et de son ombre gigantesque le couvre ; ses armes, Sereste
les glane et les emporte sur ses épaules – trophée pour toi, roi Gravidus.

Reforment les rangs un natif de la race de Vulcain,
Céculus et, venant des montagnes des Marses, Umbro.
Le Dardanien en face, en furie. D’Anxur, de son épée, la gauche
et tout l’orbe du bouclier de fer il abat ;
– il avait, cet homme, dit quelque chose de grand ; l’effet suivrait le mot,
avait-il cru, et jusqu’au ciel il
portait son esprit peut-être,
cheveux blancs et longues années s’était promis.
Tarquitus bondit en face –  ses armes fulgurent –,
né du sylvicole Faune et de Dryope la nymphe,
au-devant de l’Ardent s’offre. Lui, l’ayant retirée,
de sa pique, cuirasse et du bouclier lourde masse empêtre ;
la tête – l’autre en vain le supplie et maintes paroles s’apprête
à dire – lui jette à terre et son tronc tiède
fait rouler devant lui –  par-dessus la poitrine de l’ennemi ainsi parle :
« Gis ici, Redoutable. Non, pas d’excellente mère
pour t’enterrer ni déposer ton corps dans la tombe paternelle :
aux oiseaux seras laissé, de proie, ou dans un tourbillon plongé
l’eau t’emportera et des poissons affamés lécheront tes plaies. »

Continuant, c’est Antée et Lycas, premiers rangs de Turnus,
qu’il poursuit, et le vaillant Numa et le blond Camers,
fils du magnanime Volcens – qui le plus riche fut du pays
des Ausoniens et qui régna sur Amyclées
la silencieuse.
Tel Égéon, auquel cent bras on prête
et un cent de mains, et du feu qui dans cinquante bouches
et poitrines ardait quand de Jupiter contrant les foudres
pareil nombre il faisait retentir de boucliers, pareil nombre il tirait d’épées :
ainsi Énée sévit par toute la plaine,
vainqueur,
une fois tiédi son glaive. Voici que de Niphée
vers les quatre chevaux attelés  – poitrails de front – il se dirige.
Mais eux, le voyant à grands pas s’avancer et à funestes mots
gronder :  de peur font volte-face, se ruent là d’où ils viennent,
éjectent leur cocher, vers le rivage entraînent le char.
Cependant sur un char à deux bêtes, blanches, se porte Lucagus
parmi les combattants, avec son frère Liger ; si le frère est aux rênes
et mène les chevaux, Lucagus fait âprement tournoyer nue l’épée.
Intolérable est pour Énée si grande ardeur chez ces furieux :
se rue, avec, tournée vers eux – gigantesque il leur apparaît – sa pique.

Liger de lui dire :
« Non, ce ne sont pas les chevaux de Diomède que tu vois ni le char d’Achille,
ni les champs de Phrygie : présentement, à une guerre, à une vie,
on va donner un terme sur cette terre. » L’insensé qui ainsi parle, dont au loin
les paroles volent : Liger. Mais le héros troyen point
de paroles apprêtées ne lui retourne : c’est son javelot qu’il darde vers l’ennemi.
Lucagus, tête en avant penché pour la frappe, d’un trait
aiguillonnant les bêtes, avançant le pied gauche
se prépare au combat : lui entre une pique par le bord bas
de son fulgurant bouclier, et côté gauche lui perce l’aine.
Éjecté de son char, mourant, il roule dans les champs.
Énée le pieux lui adresse ces paroles – amères :
« Lucagus, ton char, nulle fuite lente de tes chevaux
ne l’a trahi ni ne l’ont de vaines ombres détourné des ennemis :
c’est toi qui t’élançant des roues abandonnes l’attelage. »
_____________________________________________________Ayant ainsi parlé,
il saisit les chevaux ; le frère tendait, désarmées,
le malheureux ! ses paumes, tombé du même char :
« Par toi, par les parents qui t’engendrèrent tel que tu es,
homme de Troie, laisse-moi la vie et aie pitié de qui t’implore. »
Comme il se répandait en suppliques : Énée : « Ce n’est pas cela que tout à l’heure
tu nous donnais de mots. Meurs, et que le frère ne délaisse point son frère. »
Alors le refuge de la vie – la poitrine – de la pointe [de son glaive] il lui ouvre.

Telles, parmi les champs, les morts que provoquait le chef
dardanien, comme eau torrentielle ou tourbillon noir,
dans sa fureur.
_______________Enfin se précipitent, quittant le camp,
le jeune Ascagne et une jeunesse en vain assiégée.

Jupiter, cependant, de lui-même interpelle Junon :
« Ô ma sœur et très chère épouse,
c’est, comme tu le pensais, Vénus – ton opinion n’était point fausse –
qui soutient les forces troyennes : dextre vaillante
à la guerre n’ont pas ces hommes ni cœur intrépide endurant le danger. »
Junon, soumise : « Pourquoi, très bel époux,
tourmenter qui souffre et qui redoute tes tristes dires ?
Si pour moi, tel qu’il fut autrefois et tel qu’il devrait être,
était fort ton amour : à ceci tu ne dirais pas non,
tout-puissant : que je puisse au combat soustraire
Turnus et le garder indemne pour Daunus son père.
Mais qu’il meure et que des Teucres il subisse les peines en versant un sang pieux !
Il tire pourtant son nom de notre race,
Pilumnus est son trisaïeul, et d’une main
généreuse souvent il a chargé tes seuils de nombreuses offrandes. »

Le roi de l’Olympe éthéré brièvement lui parle ainsi :
« Si retarder la mort présente et laisser du temps à un caduc
jeune homme est ce dont on me prie, et si tu sens qu’ainsi j’en ai décidé,
enlève, le faisant fuir, Turnus, et l’arrache aux destins qui le pressent :
je peux jusqu’à ce point me montrer indulgent. Mais si sous ces tiennes
prières, plus haute faveur se cache et que  tu penses toute bouleverser
et transformer la guerre, tu nourris de vains espoirs. »
Et Junon, en larmes : « Et qu’en serait-il si ce qui pèse à ta voix
tu le donnais en esprit, et si cette vie, ratifiée, à Turnus demeurait ?
Pour l’heure une fin pénible attend un innocent, ou bien de vérité
je suis vide. Ô que plutôt d’une fausse crainte
je sois le jouet et et que pour du mieux – toi, qui le peux – tu infléchisses tes décrets. »

Quand elle eut donné ces dires, sitôt du haut du ciel
s’élance, poussant l’hiver, d’un nuage ceinte, à travers souffles,
vers l’armée d’Ilion et le camp des Laurentes se dirige.
Lors la déesse, [usant] de cette nue creuse : une ombre ténue, sans force,
à l’apparence d’Énée – à voir, c’est l’étonnant prodige –
des dardaniennes armes orne, et bouclier imite, panache
de la divine tête, donne mots inanes,
donne ton dénué d’esprit et copie pas, démarche :
ainsi, la mort venue, dit-on, voltigent fantômes
ou songes qui se jouent des sens endormis.

Et devant les premières lignes le simulacre de bondir,
d’exciter l’homme de ses traits, de le provoquer de la voix.
Turnus le menace et, stridente, de haut une pique
lui jette : il lui présente le dos et détourne ses pas.
Alors, vraiment : qu’Énée fasse demi-tour et cède, Turnus
le croit, se trouble et dans son cœur puise un espoir insensé :
« Où fuis-tu, Énée ? Ne renonce pas à des noces décidées ;
cette mienne dextre va te donner la terre cherchée parmi les eaux. »

 (à suivre)

 

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