Les amateurs d’intrigue pourront toujours aller chercher ailleurs de quoi nourrir leur appétit, et trouveront aisément leur pitance dans la flopée des bons gros romans bien gras, bien calibrés, entassés dans ces têtes de gondoles à l’avenant des grilles des rôtisseurs où cuisent, en s’égouttant, sous les feux de la rampe, des poulets de batterie – de ceux de cette Mathilde, « qui tournent à la broche derrière elle – six euros pièce » ? (p. 61) Avec Dallet, on est dans ce rayon « littérature », moins fréquenté sans doute, où l’on côtoie les Claude Simon (dont notre homme ne manque pas de citer L’Acacia – ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd), où la matière proprement narrative est bien moins prégnante que son organisation, où le « sujet » peut sembler à caution, où la rédaction des quatrièmes de couverture relève de la quadrature du cercle.
J’ai bien dit Claude Simon. J’entends murmurer dans les chaumières : « Mais que c’est ch**** ! » avec le nombre idoine d’étoiles pudiquement expirées dans un souffle, parce que quand même, sauf à vouloir se proclamer grande gueule iconoclaste, on aurait scrupule à vouer aux gémonies un écrivain consacré par le Nobel. Quoi qu’il en soit : bien présent, me semble-t-il, l’auteur de La Bataille de Pharsale et d’Histoire, en filigrane de Ce que nous disent les morts et les vivants, comme une espèce de clé en forme de clin d’œil – imaginez le chef d’œuvre de serrurerie ! – ouvrant silencieusement, sans couinement des gonds, la porte de l’art de Jean-Marie Dallet – car c’est bien d’art qu’il en va dans ce texte remarquable, d’un art romanesque, d’un art consommé du roman. Pour préciser : d’un art des entrelacs ; de la tresse à deux, voire à trois mèches. Des mèches de temps nattées comme principe de composition. Passé, présent. La troisième plus diffuse, comme hors de toute chronologie : atemporelle.
Mèche de temps passé ? L’épopée du très philanthropique grand-père Désiré, invalide de la Grande Guerre, la tragédie du père, François, l’écrivain prometteur fauché dans la fleur de l’âge lors de la tuerie suivante, quelques autres emmêlements de souvenirs. Mèche de temps présent ? Celle de l’écriture à l’œuvre dans quelque ville du Sud en bord de mer, et astreinte aux contingences quotidiennes, menus du jour, emplettes sur les marchés, rencontre dans un café d’une belle brune sur laquelle – lui sortant le grand jeu: « Dites-moi, si on passait au champagne ? » (p. 39) – on jette, sans trop y croire, son dévolu, puis d’un beau chien auquel on parle assis près d’une fontaine, après qu’il a « posé son museau entre [vos] cuisses pour [vous] renifler la queue afin de faire amitié. » (p. 66) Bien réel, tout cela, ou fruit de l’imagination, ou nécessité de la fiction ? Allez donc savoir ! C’est qu’on le sent rigoler dans sa barbe, le Jean-Marie, noyant allègrement le poisson, arguant possiblement du « mentir-vrai » cher à d’aucun : pour ne rien dire du braque allemand – c’en est un –, la belle brune ? :
« Et même si je ne vous ai jamais rencontrée, même si tout cela relève du roman, je veux vous dire encore une fois avant de me taire, avant d’écrire le mot fin, Ma Chérie, mon amour. » (p. 145)
Dernière phrase du texte, et invite explicite à tirer de la matière, comme un fil échappé à la texture, la troisième tresse – même si le texte est, tout du long, passementé de pièces assez métalliques pour refléter le processus d’écriture. « Mise en abyme », dit-on : l’écrivain au miroir, troisième mèche. Dallet y est constamment, devant sa psyché, imbriquant dans la mêlée de sa tresse, en structure atemporelle – tant les époques sont entrecroisées, hors de tout déroulement chronologique bien établi –, des réflexions sur l’écriture. Ce doit être une obsession, chez lui, une sorte de titillation constante, dont il fait bien volontiers l’aveu :
« [J’] entreprends de faire la vaisselle en pensant que tout de même mon écriture tient le coup, que la trame d’un roman d’aventures compte moins que son style, que d’ailleurs c’est la même chose pour tous les livres. » (p. 124)
On croirait entendre Céline dans ses entretiens enregistrés.
Aussi bien cette question du style – cette troisième mèche, donc – est-elle omniprésente dans ce livre, soit explicitement évoquée, soit donnée à lire et surtout à entendre. Parce qu’il travaille, Dallet, faut-il le dire ?, son écriture – et s’en amuse, d’ailleurs, s’auto-citant, reproduisant la première phrase d’un de ses ouvrages de jeunesse, peut-être trop écrite pour sonner agréable à l’oreille actuelle, laquelle se délecte, à mon sens à tort plus qu’à raison, de dissonances – mais belle, cependant, très belle, dans l’absolu. L’écriture de quarante ans plus tôt, celle du Dallet de cette époque :
« C’est bien de moi cette longue phrase que je sais presque par cœur à force de l’avoir travaillée. […] Suffit, j’en ai assez d’entendre ces mots que j’ai écrits autrefois, qui m’attristent autant le souvenir d’ébats amoureux morts depuis des lustres. » (pp. 124-125)
(L’amour, cette autre tresse – à deux mèches…)
Reniement ? Point. C’est qu’on avance en écriture comme dans la vie, comme dans les souvenirs, qu’on apprend avec l’âge la discrétion, préférant aux symphonies toujours un peu pompeuses la petite voix plus sobre de la musique de chambre. La preuve – et qu’importe le motif, pourvu qu’on ait la mélodie : une recette de cuisine, et l’oreille autant que les yeux s’anime à en suivre l’exécution savamment orchestrée :
« J’ouvre une boîte petit modèle de haricots cocos que je rince, égoutte, puis c’est au tour d’un oignon rouge de passer sous la lame – plaisir de trancher vivement à la manière des chefs –, à celui d’une petite touffe de coriandre d’être hachée. » (p. 122)
C’est tout à la fois visuel et délicatement sonore – je laisse écouter, sans commenter plus avant cet art subtil des sonorités.
Trame phonétique comme fils narratifs entrecroisés : on le voit, du micro au macro, de la phrase à la composition, Ce que disent les morts et les vivants résulte, dans sa maîtrise formelle, de ces entrelacs, de cette matière finement organisée, où toute la substance textuelle est mise à contribution. J’appelle ça, moi, du grand art, du grand Dallet. Il suffit, pour peu que l’on soit sensible à ces questions de forme – mais qu’on se rassure : le fond n’est pas indigent –, de lire ce très beau « roman » pour s’en convaincre. Et je me pensais en terminant cette chronique que nombre d’écrivains actuels feraient bien d’en prendre de la graine, et de méditer ce que nous dit, autant que nous disent les morts et les vivants, ce bien vivant, ce si bel écrivain qu’est Jean-Marie Dallet.
NB : une chronique ici, sous ma plume, d’un autre roman du même auteur, Au plus loin du tropique (éditions du Sonneur)
Merci de cet éloge qui donne faim
Je vais le commander !
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Je suis certain que vous ne serez pas déçue : un très beau texte, d’un très grand romancier malheureusement méconnu.
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