Virgile, Énéide, chant X, 1 (vers 1 à 162)

S’ouvre cependant la demeure du tout-puissant Olympe,
et au conseil appelle le père des dieux et roi des hommes
en l’étoilé séjour d’où – qu’il surplombe – les terres , toutes,
il observe, et les camps des Dardaniens, et les peuples latins.
Tous s’assoient dans la salle doublement béante, c’est lui-même qui commence :
« Grands habitants du ciel, pourquoi donc vous êtes-vous
ravisés, rétractés, pourquoi de telles luttes en vos cœurs iniques ?
J’avais dit non à la guerre d’Italie contre Teucres,
et quoi donc, contre ce veto : discorde ? Quelle crainte a engagé
tels ou tels à suivre les armes et provoquer le fer ?
Viendra pour le combat – ne l’appelez pas ! – la juste époque,
quand, féroce, Carthage sur les hauteurs romaines un jour
grand désastre enverra – et les Alpes ouvertes :
alors lutter pourront les haines, et s’arracher les choses.
– Pour l’heure : laissez ! et concluez, sereins, un accord satisfaisant. »

Ce dit Jupiter – en peu de mots. Mais Vénus d’or – et point
en peu de mots – de rétorquer :

« Ô père, ô puissance éternelle sur les hommes et les choses !
– Car quoi d’autre, désormais, pourrions-nous implorer ?
Tu vois comme ils insultent, les Rutules, et Turnus comme le portent
dans la mêlée des chevaux insignes et comme enflé des faveurs
de Mars il rue ? Les murs qui les enclosent ne protègent plus les Teucres :
pis, dedans les portes les combats se mêlent, et même
sur la chaussée des remparts, et ils inondent de sang les douves.
Énée n’en sait rien, qui est absent. Jamais ne laisseras-tu
que de ce siège on les soulage ? De nouveau l’ennemi menace les murs
de la Troie naissante – et n’est pas de reste une autre armée ;
et de nouveau contre les Teucres, de l’étolienne Arpi surgit
le fils de Tydée. J’en suis sûre : à moi, les blessures à venir,
– moi, ta fille, c’est d’un mortel que j’attends les coups !
Si sans ton accord et contre ta volonté les Troyens
ont gagné l’Italie, qu’ils expient leurs fautes, ne leur
apporte de secours ! – Mais s’ils ont suivi les réponses
que dieux d’en-haut et Mânes leur donnaient : pourquoi maintenant
peut-on culbuter tes ordres ou composer de nouveaux destins ?
Pourquoi me faudrait-il rappeler, brûlée sur les côtes de l’Éryx, la flotte,
et le roi des tempêtes, et les vents en furie
déchaînés en
Éolie , ou, poussée hors des nues, Iris ?

« Pour l’heure, ce sont les Mânes – non [encore] touchée  demeurait cette
part du monde – qu’elle remue, et vers le haut dépêchée soudain
Allecto va bacchante en Italie parmi les villes.
En rien l’empire désormais ne me remue : nous avons espéré cela
tant que bonne fortune il y eut. Vainquent ceux que tu veux voir vaincre.
S’il n’est de contrée qu’aux Teucres veuille donner ton épouse
cruelle, Père : par la ruine de Troie et ses fumants
décombres, je t’en conjure : permets de tenir loin des armes,
sain et sauf, Ascagne, permets que survive ton petit-fils.
Qu’Énée, j’y consens, soit balloté sur des ondes inconnues,
et, quelque voie que lui ait donnée la Fortune : qu’il la suive
– mais lui, puissé-je le protéger, et le soustraire au cruel combat.
J’ai Amathonte, j’ai la haute Paphos et Cythère
et ma demeure d’Idalie : armes déposées, sans gloire,
qu’il y passe sa vie. Sous sa grande puissance ordonne
que Carthage presse l’Ausonie : de là, rien ne fera
obstacle aux villes tyriennes. À quoi d’échapper au fléau de la guerre
leur a-t-il servi et d’avoir fui au milieu des feux argiens,
et tant, sur mer et vaste terre, [d’avoir] de périls épuisés
tout ce temps que les Teucres ont cherché Latium et nouvelle Pergame ?
Ne valait-il pas mieux rester assis dans les cendres suprêmes de la patrie
et sur le sol où était Troie ? Xanthe et Simoïs,
rends-les, je t’en supplie, à ces malheureux – et donne, Père,
aux Teucres
de réenrouler les malheurs d’Ilion. »
_____________________________________________Lors la royale Junon
poussée par lourde fureur : « Mes profonds silences, pourquoi me forces-tu
à les rompre et par les mots à divulguer un ressentiment caché ?
Énée : quelqu’un, homme ou dieu, l’a-t-il poussé
à suivre [la voie de] la guerre ou à, en ennemi, se porter vers le roi Latinus ?
L’Italie, il l’a gagnée sous l’impulsion des destins – soit !,
par les fureurs de Cassandre ébranlé : à quitter son camp
l’avons-nous exhorté, nous ? – ou à confier sa vie aux vents,
à un enfant le tout de la guerre ? –  à croire à des murs
et à la loyauté tyrrhénienne ? – à jeter l’agitation chez des peuples paisibles ?
Quel dieu dans ce péril, quelle intraitable mienne puissance
l’a poussé ? Où, en cela, Junon, ou envoyée à travers nues Iris ?
“Il est indigne pour les Italiens d’entourer de flammes Troie
naissante et pour Turnus de prendre position sur la terre de ses pères”
– lui dont Pilumnus est l’aïeul, dont la divine Venilia est la mère !
Quoi ? Des Troyens à torche noire font violence aux Latins,
pressent sous le joug les champs d’autrui  et détournent des proies ?
Quoi ? Ils choisissent des beaux-pères – et à des girons arrachent des promises ;
ils implorent de la main la paix – équipent d’armes des navires ?
Tu peux soustraire Énée aux mains des Grecs
et devant l’homme tendre nuage et vents inertes,
tu peux transformer sa flotte en autant de nymphes :
moi, mon peu d’aide à son encontre, aux Rotules, est-ce un crime ?
“Énée n’en sait rien, qui est absent.” Qu’il n’en sache rien, qu’il soit absent !
“Tu as Paphos et Idalie, tu as la haute Cythère” :
pourquoi tâter d’une ville grosse de guerres, et de cœurs rudes ?
Est-ce moi, selon toi, qui cherche à bouleverser la chancelante
Phrygie, moi, ou celui qui vint opposer les malheureux Troyens
aux Achéens ? D’où vient que sur les armes se sont jetées
l’Europe et l’Asie, traités rompus du fait d’un amour illicite ?

Est-ce sous ma conduite que le Dardanien a soumis Sparte – l’adultère ! –,
est-ce moi qui ai donné des traits, ai-je attisé les guerres par le désir ?
C’est alors qu’il fallait craindre pour les tiens : il est maintenant trop tard
pour te lever
avec d’injustes plaintes et pour lancer de vaines disputes. »

En ces termes parlait Junon, et tous ils frémissaient,
les habitants du ciel, partagés dans leur assentiment : pareils aux premiers souffles
quand retenus par les forêts ils frémissent et roulent de sourds
murmures avant-coureurs, pour les marins, de l’arrivée des vents.

Lors le père omnipotent – sur toutes choses, universel est son pouvoir –
s’exprime : il parle et la haute demeure des dieux fait silence
et la terre ébranlée en son sol ; silence, en haut, de l’éther ;
les Zéphyrs se posent ; l’océan retient, qu’il calme,
ses flots.
« Recevez dans vos cœurs, et les-y-retenez, ces miennes paroles.
Puisque unir Ausoniens et Teucres par une alliance
ne se peut, et que votre discorde ne prend pas fin :
la fortune aujourd’hui de chacun, l’espoir que chacun se fraie,
qu’il soit Troyen, Rutule : je ne ferai nulle différence,
vienne de la destinée le siège, par les Italiens, des camps
ou d’une fâcheuse erreur de Troie, ou d’oracles funestes.
Et je n’absous pas les Rutules : à chacun, ce qui fut entrepris labeur
et fortune apportera. Roi, Jupiter pour tous l’est pareillement.
Les destins trouveront leur voie. » Jurant par le fleuve de Styx son frère,
par ses rives où la poix brûle à noirs tourbillons,
il fit signe de la tête et par ce signe fit trembler tout l’Olympe.
Fin du discours. Lors de son trône d’or Jupiter
se lève, les habitants du ciel l’entourent et vers le seuil le mènent.

Cependant les Rutules à toutes portes de l’entour pressent,
abattant, massacrant des hommes et les murailles ceignant de flammes.
La légion des Énéades, elle : derrière ses remparts le siège la tient
sans aucun espoir de fuite. Malheureux, debout dans les hautes tours
– en vain –, les murs ceignant de leur maigre couronne ! :
Asius l’Imbraside et l’Hicétaonien Thymètes
les deux Assaracus et le vieux, avec Castor, Thymbris
en première ligne ; avec, les frères de Sarpédon, tous deux,
et Clarus, et Thémon, leurs compagnons – de Lycie la haute.
Portant, gigantesque, à grand ahan de tout son corps, un roc
– et pas petit, ce fragment de montagne : Acmon le Lymésien,
pas moins fort que Clytius son père ni que son frère Menesthus ;
à coups de traits, les uns, de rocs, les autres,  rivalisant pour se défendre,
lancer du feu, sur la corde ajuster les flèches.
Lui-même entre eux – de Vénus le très légitime
souci
le voici, l’enfant de Dardanus ! tête belle et découverte :
telle gemme resplendissant – que l’or fauve se partage –,
ornant col ou tête ; ou tel qu’avec art
incrusté dans le buis, le térébinthe d’Orique,
luit l’ivoire ; cheveux épars que sa nuque de lait
recueille – noués par un cercle d’or souple.
Toi aussi, ils t’ont vu, les peuples de grand courage,
porter droit les blessures et armer les roseaux de venin,
noble rejeton d’une maison de Méonie, où à de riches cultures
travaillent les hommes et que le Pactole baigne d’or.
Y fut aussi Mnestheus, que, pour avoir naguère repoussé Turnus
du talus des murailles, la gloire porte
aux nues,
et Capys (de qui vient le nom d’une ville de Campanie).
C’est eux qui, chacun pour sa part, avaient mené les combats
d’une guerre cruelle.

_____________________Énée, lui, au milieu de la nuit, fendait les flots.
Car ayant quitté Évandre et pénétré dans le camp des Étrusques,
il va au roi et au roi décline nom et lignée ;
ce qu’il demande, ce dont il est porteur, les armes que Mézence
se concilie, la violence dans le cœur de Turnus :
l’en instruit ; de la confiance à faire aux choses humaines :
l’avertit, y mêlant des prières. Sans tarder aucunement Tarchon
unit leurs forces et conclut l’accord. Alors, affranchie de l’oracle,
s’embarque la nation lydienne, sur les ordres des dieux
commise à un chef étranger. D’Énée la nef
marche en tête, à son rostre attelée de lions phrygiens
– et s’élève, au-dessus, l’Ida, fort agréable aux Teucres fugitifs.
Là, grand, siège Énée, déroulant en son esprit
les divers événements de la guerre, et Pallas à sa gauche
se tenant, s’enquiert tantôt des astres, chemin
dans la nuit noire, tantôt de ses épreuves sur terre et mer.

(la suite ici)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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