Virgile, Énéide, chant X, 2 (vers 163 à 361)
Ouvrez, pour l’heure, l’Hélicon, déesses !, et faites vibrer les chants :
quelle troupe, pendant ce temps, accompagne, des rivages étrusques,
Énée, arme les navires et sur la mer se fait pousser ?
Massicus, en tête, fend les flots de son Tigre d’airain,
sous lui : troupe de mille jeunes, ayant qui les murailles de Clusium,
qui la ville de Cosa quittés, ayant traits, flèches,
carquois légers à leur épaule et l’arc porte-mort.
Avec, l’inquiétant Abas : ayant, aux armes magnifiques, toute
une armée, et d’or à sa nef resplendit un Apollon.
Six cents, le nombre que lui a donné Populanie, sa mère-patrie,
de jeunes rompus à la guerre, tandis qu’Elbe : trois cents,
l’île des Chalybes, féconde en métaux inépuisables.
Le troisième : des hommes et des dieux le fameux interprète, Asilas,
à qui fibres des bêtes, à qui astres du ciel obéissent,
et langues d’oiseaux et feux prophétiques de la foudre,
mille en emporte, serrés en colonnes, hérissés de lances.
Eux, l’ordre de lui obéir leur vient de Pise, alphéenne d’origine,
ville étrusque par son site.
_________________________Suit, splendide, Astur,
Astur en son cheval confiant et en ses armes de diverses couleurs.
Trois cents s’ajoutent – à tous, seule volonté : suivre ! –,
qui ont Caeré pour demeure, qui sont des campagnes du Minio,
et Pyrgi l’antique et l’insalubre Graviscae.
Non, meneur des Ligures formidable à la guerre, je ne t’
oublierai pas, Cinyrus ! et de peu [d’hommes] accompagné : Cupavo
– d’un cygne sont, dressées sur ta tête, les pennes
(crime, Amour, tien, et signe de figure paternelle) :
car, dit-on, Cygnus, en deuil de Phaéton son aimé,
sous les ramures de peupliers et parmi l’ombre de [ses] sœurs
chantant et consolant par [sa] muse un amour affligé,
passa sous la blancheur d’un doux plumage sa vieillesse,
quittant la terre et de sa voix poursuivant les astres.
Le fils, accompagnant en mer des troupes de même âge,
immense est le Centaure qu’en ramant il promeut : il
surplombe l’eau et d’un roc énorme menace les ondes,
de tout son haut, et sillonne la mer profonde de sa longue carène.
Lui aussi mène une troupe, Ocnus, des rivages de sa patrie
– fils de Mantô la prophétesse et du fleuve toscan,
c’est lui qui des murs te donna, Mantoue ! et le nom de sa mère,
Mantoue, riche d’aïeux ! – mais à toute [cette troupe] il n’est point une seule race,
de race, il en est trois, chaque race en quatre peuples [est répartie],
– c’est elle, la capitale de ces peuples, [tirant] du sang toscan ses forces.
De là [venant] aussi, Mézence a contre lui cinq cents [hommes] armés,
que, du lac – son père – de Benacus, voilé de roseaux glauques,
le Mincius vers la mer emmenait, sur du pin menaçant.
Va pesant Aulestès et d’un cent d’arbres il frappe
les flots, s’élève – les fonds écument à la versée du marbre.
Lui, l’entraîne, gigantesque, le Triton, et de sa conque
effrayant les flots sombres : immergé, jusqu’aux flancs il arbore,
hérissée, figure d’homme, en baleine finit son ventre :
écume, sur son poitrail de demi-bête, à fracas l’onde.
Tant d’une élite choisie, sur trois fois dix navires, allait
au secours de Troie ! – et l’airain fendait les étendues salées.
… Et déjà le jour s’était retiré du ciel et bienfaisante sur son char
noctambule Phébé foulait le milieu de Olympe :
Énée – car les tracas ne lui donnent point de repos –
est assis, gouvernant à la barre et réglant la voilure.
Or, à mi-course, voici qu’à lui le chœur
s’avance de ses compagnes : les nymphes ! – à qui la bienfaisante Cybèle
d’être divinités de mer, et, nefs étant, de se faire nymphes
avait donné pour ordre –, nageant de front, fendant les vagues,
pareilles en nombre que naguère il mouillait au rivage de proues de bronze.
Reconnaissant de loin leur roi, à son entour c’est rondes en chœur !
D’elles la plus docte à parler, Cymodocée,
est à l’arrière, qui suit, de sa dextre à la poupe elle se tient, c’est elle ! dos
qui émerge ! – et de sa gauche repousse, muettes, les ondes.
Lors, à lui qui ne voit rien, elle parle ainsi :
_______________________________________« Veilles-tu, Énée
de race divine ? Veille, et des voiles largue les écoutes.
C’est nous, de l’Ida, mont sacré, les pins,
désormais nymphes de mer, ta flotte ! – comme, perfide, nous
précipitait le Rutule et de fer et de flammes nous pressait,
nous rompîmes à regret tes amarres : c’est toi que sur ces plaines
nous cherchons. Notre mère, apitoyée, a changé notre aspect,
nous donnant d’être déesses – et de mener notre vie sous les eaux.
Mais le petit Ascagne ? – Il est par murs et douves retenu
au beau milieu des traits et des Latins hérissés d’armes.
Les lieux voulus, déjà les tient, mêlée aux valeureux Étrusques,
la cavalerie arcadienne : d’interposer des troupes
pour qu’ils ne joignent le camp, tel est, clair, le dessein de Turnus.
Debout ! et qu’au point de l’aurore, on appelle aux armes
tes alliés – donnes-en l’ordre, le premier, et prends ton bouclier, présent,
l’invincible ! du maître du feu lui-même, et qu’il a bordé d’or.
La journée de demain, si tu ne juges pas vaines ces miennes paroles,
verra, gigantesques ! de Rutules massacrés les fatras. »
Ce dit-elle, et, s’éloignant, de sa dextre elle pousse la haute
poupe – et sait bien faire : laquelle fuit, traversant l’onde,
plus rapide que le trait, qu’aux vents la flèche égale.
– De là, les autres de hâter leur course !
____________________________________Stupeur et incompréhension !
– le Troyen, fils d’Anchise, face au prodige reprend pourtant courage.
Lors, brièvement, contemplant l’en-haut vouté, il prie :
« Bienfaisante Idéenne, mère des dieux, à qui le Dindyme tient à cœur
et les villes porte-tours et les lions couplés aux mors,
toi désormais qui me guides au combat, donne rapide et bonne suite
à l’augure, et aux Phrygiens viens, déesse, d’un pied favorable. »
C’est là tout ce qu’il dit.
______________________Cependant, déployée de nouveau, fondait
la lumière déjà grosse du jour, ayant chassé la nuit :
d’abord à ses alliés ordonne de suivre leurs enseignes,
d’unir leur cœur aux armes, de se tenir prêts à combattre
– et, déjà, en vue il a les Teucres et son camp,
debout, du haut de sa poupe – puis de sa gauche soulève
son bouclier, [qui se reflète] ardent. Ce cri ! que vers les astres élèvent
les Dardanides – et qui [porte] hors des murs ! Regain d’espoir réveillant les colères !
Les mains jettent des traits : telles, sous les nuées noires,
du Strygmon trompettent les grues, parcourant bruyamment
les éthers, et fuient l’orage en criant de bonheur.
Au roi rutule, les faits paraissent étranges, et aux chefs
ausoniens, jusqu’à ce que, tournées vers le rivage, les poupes
leur apparaissent et la mer, toute ! glissant d’une marée de navires à l’approche.
Ardent, le reflet de l’aigrette à sa tête, au haut de son cimier une flamme
s’éploie et monstrueusement son bombé bouclier d’or vomit des feux :
ainsi dans le clair, parfois, de la nuit, des comètes
rouge sang lugubrement se pourprent, ou c’est l’ardent Sirius,
qui, soif et pestes apportant aux mortels affaiblis,
naît et vient d’une sinistre lueur contrister le ciel.
– Mais tant s’en faut qu’en son audace Turnus ne prétende
le premier s’emparer du rivage et repousser de terre les arrivants.
Partout, il exhausse par ses mots les courages et se répand partout :
« L’objet de vos vœux, le voici : fracasser à [pleine] dextre !
Mars lui-même est dans leurs mains, aux hommes. À cette heure, femme,
maison, qu’on ait chacun les siennes en tête, à cette heure, qu’on se rappelle les hauts
faits, les mérites de ses pères. Courons sans attendre à l’eau,
tant qu’ils vont titubant – qui sort d’un bateau, ses premiers pas vacillent.
La Fortune sourit aux audacieux. »
Ce dit-il, et tourne et retourne en lui-même qui mener contre
il peut et à qui confier les murs assiégés.
Énée, cependant, des hautes poupes fait sortir ses alliés
au moyen de passerelles. Beaucoup scrutent le reflux
de la mer affaiblie, et aux bas-fonds se confient d’un saut,
d’autres se servent des rames. Observant le rivage, Tarchon,
vers où les fonds point ne s’ébrouent, où l’eau point ne se brise à fracas
mais où, inoffensive, la mer glisse à la marée croissante,
dirige soudain sa proue et à ses alliés s’adresse :
« C’est l’heure : vous l’élite de la troupe, de la vigueur, et pesez sur vos rames !
Soulevez, emportez les navires ! Puisqu’elle est ennemie, fendez-la de vos proues,
cette terre, et qu’y tracent à leur profit les carènes un sillon !
Briser ma poupe à un pareil mouillage, ah, je ne dis pas non,
sitôt que j’aurai touché terre ! »_____________________________
______________________________Après qu’ainsi
il a parlé, Tarchon, ses compagnons, tel un seul homme, de se lever sur les rames,
et de lancer leurs écumants vaisseaux vers les champs des Latins,
jusqu’à toucher, du rostre, au sec et échouer les carènes,
toutes, sans dommage ; mais pas la tienne, Tarchon :
car elle a talonné, et, suspendue à une aspérité de sable dur,
vacille – se maintient longtemps, harasse les vagues ! –,
se désagrège, et jette les hommes au beau milieu des eaux,
que débris de rames et bois flottants
gênent – et, de concert, les fait reculer le reflux.
Turnus, nul indolent retard qui le retienne, mais il entraîne impétueux
toute l’armée sus aux Teucres, et la campe, face à eux, sur le rivage.
Sonnent les trompes. Premier à assaillir ces troupes de campagnards :
Énée ; qui – bon présage pour la bataille ! – terrasse les Latins
– il a d’abord tué Théron, qui, des hommes le plus grand, de lui-même
Énée a provoqué : lequel, de son épée traversant pièces d’airain
et tunique brochée d’or, lui perce le flanc, et le lui laisse ouvert.
De là, Lichas, il frappe, par césarienne né de sa mère défunte,
et à toi, Phébus, consacré, qui d’échapper aux aléas du fer
lui avais, petit, permis. Non loin, Cissée le cruel
et le grand Gyan, qui abattaient à la massue des bataillons,
il les plonge dans le trépas : de rien l’arme d’Hercule
ni leurs mains valeureuses ne leur servent, ni leur père Melampus,
compagnon d’Alcide tant que la terre de lourds travaux
lui proposa. Voici Pharon, tonitruant en vain :
lui, fait vriller son javelot, le lui fiche en – qui vocifère – sa bouche.
Toi aussi, qui les joues blondes – premier duvet ! –
de Clytius vas suivant, malheureux ! nouvel objet de tes plaisirs !, Cydon :
de dextre dardanienne abattu, insensible aux amours,
à ces jeunes qui toujours te flanquaient, tu gîrais pitoyable,
si de frères la compacte cohorte n’allait à sa rencontre, de Phorcus
les fils : sont au nombre de sept, par volées de sept lancent
leurs traits : qui, sur son casque et son bouclier rebondissent,
sans effet ; qui, les détourne de son corps – le vont frôlant –
Vénus, sa mère. À son fidèle, Énée s’adresse – à Achate :
« Apporte-moi mes traits : aucun d’eux ma dextre en vain
ne le lancera sur les Rutules – halte ils ont faite dans le corps des Grecs,
aux plaines d’Ilion. » Lors, grande ! : saisit sa pique
et la lance : elle, vole, du bouclier transperce l’airain
de Maéon, et cuirasse et poitrine ensemble lui déchire.
De lui son frère s’approche, Alcanor, et son frère qui s’écroule,
le soutient de sa dextre : lui traverse, dardée, le bras
sitôt une pique – qui fuit et suit, sanglante, sa trajectoire :
dextre à l’épaule à des nerfs mourante pend.
Lors Numitor, du javelot qu’il arrache au corps de son frère,
vise Énée ; mais non plus de l’atteindre
point ne lui est donné – il effleure la cuisse du grand Achate.
Sur quoi – il est des Cures et confiant en sa jeunesse –, Clausus
arrive : il frappe de loin Dryops de sa lance rigide,
sous le menton la lui enfonce en y pesant et d’un même coup à qui parlait
parole et souffle arrache en lui tranchant la gorge ; l’autre
frappe du front la terre – dru, vomi par sa bouche, le sang.
Trois Thraces aussi – de Borée race lointaine –
et trois par Idas, leur père, et Ismare, leur patrie, mandés,
de divers coups par lui sont abattus. Accourent Halésus
et les troupes auronques ; au secours se porte aussi, fils de Neptune,
Messape, fameux pour ses chevaux. Repousser : c’est à quoi s’efforcent
et les uns, et les autres ; on lutte au seuil même
d’Ausonie. – Dans le vaste éther, divergents, les vents
mènent tout comme leurs batailles à forces, ardeur égales ;
nul d’entre eux – non plus que les nues, non plus que la mer – ne cède ;
incertain, le combat, longtemps : tout s’affronte et se fait front.
De même troyenne armée, armée latine
s’entrechoquent. On se colle, pied à pied, serré, homme à homme.
(la suite ici)