Virgile, l’Enéide, chant XI, 2 (vers 139 à 295)
Et déjà la volante Renommée, avant-coureuse d’un si grand deuil,
emplit Évandre et d’Évandre le palais et les remparts,
naguère au Latium annonciatrice d’un Pallas vainqueur.
Les Arcadiens aux portes se précipitent et suivant l’usage antique
de torches funéraires se saisissent ; et la route, qu’éclaire une longue
colonne de flammes, partage une vaste étendue de plaine.
Vers eux venant, les Phrygiens en foule s’ajointent à l’affliction
du groupe. Les mères, les voyant s’approcher
des demeures, embrasent de leurs cris la ville en deuil.
Évandre, nulle force n’a le pouvoir de le retenir,
il vient parmi la foule. La basterne de Pallas déposée,
il s’y penche, l’empoigne, pleure, gémit,
à peine enfin fait voie sa voix, que relâche la douleur.
« Les voici donc, ô Pallas, les promesses faites à ton père
– tu voulais te tenir sur tes gardes en te confiant à Mars l’impitoyable ;
j’étais loin d’ignorer ce qu’un prestige tout neuf aux armes
et l’agréable gloire d’un premier combat peuvent.
Prémisses, pour un jeune homme, de malheur, et d’une guerre proche
la dure épreuve du feu ! et par nul des dieux entendus
mes vœux ni mes prières ! – Ô que tu es donc, très sainte épouse,
heureuse d’être morte et préservée de cette douleur !
J’ai, moi, vivant, vaincu ma destinée, demeurant
afin de rester père. Si j’avais suivi nos alliés troyens en armes,
les Rutules m’auraient lardé de leurs traits ! J’aurais, moi, rendu l’âme
et ce cortège c’est moi, et non Pallas, qu’à la maison il reconduirait !
Je ne vous fais pas grief, Troyens, ni aux traités, ni à ces
dextres par nous jointes en hospitalité : ce triste sort à ma vieillesse
était dû. Certes, une mort avant terme attendait
mon fils : mais qu’il soit tombé, ayant abattu des milliers de Volsques,
et comme il menait les Troyens vers le Latium, voilà qui me plaît.
Je ne te jugerai pas digne d’autres funérailles, Pallas,
que de celles du pieux Énée, que de celles des preux Phrygiens et que de celles
des chefs thyrrhéniens et de l’armée entière des Tyrrhènes.
En grands trophées ils portent ceux qu’a donnés ta dextre au trépas :
toi aussi tu serais à présent monstrueux tronc en armes,
si d’âge égal il eût été, et de même robustesse venue des ans,
Turnus ! – Mais malheureux, je retiens les Teucères loin des combats !
Allez, et mémorieux, au roi rapportez ce que lui mande :
« Que je demeure en vie contre mon gré, Pallas étant péri,
ta dextre en est la cause, Turnus au fils, au père
est dû, et tu le vois. En tes mérites bée ce seul
vide, et en ta chance. Ce n’est pas pour vie que je demande cette joie,
– ce serait impie –, c’est pour mon fils au plus profond des Mânes. »
Aurore, cependant, aux malheureux mortels, vivifiante
portait haut la lumière, ramenant les travaux et besognes.
Déjà Énée le père, déjà dans une anse du rivage Tarchon
ont dressé les bûchers. Y sont les corps des siens par chacun
portés comme faisaient les aïeux – et, boutés par-dessous les feux noirs,
se couvre et s’enténèbre d’obscurité le haut du ciel.
Trois fois, autour des brasiers, ceints d’armes fulgurantes
on a couru – et des bûchers –, trois fois autour du triste feu de funérailles
cortégé à cheval, à [pleine] bouche donnant hurlées.
Inondée de larmes, la terre ! et inondées, les armes :
vont au ciel clameur d’hommes et vacarme de cors.
Les uns, les dépouilles arrachées aux tués des Latins,
les jettent au feu, casques, épées décorées,
mors et roues brûlantes ; d’autres, des offrandes ordinaires,
boucliers des mêmes et traits infructueux.
Maints bœufs autour sont immolés à la Mort,
et pourceaux porte-soie ; saisies partout,
pour la flamme on égorge des brebis. Sur tout le rivage,
ils regardent, qui brûlent, leurs compagnons, servent les bûchers
à demi-consumés ; rien ne peut les en arracher, que la nuit humide
quand tourne le ciel pourvu d’astres qui brûlent.
N’en ont pas moins fait de leur côté les malheureux Latins,
construisant d’innombrables bûchers, maints corps
d’hommes enfouissant dans la terre, d’autres charroyant
qu’ils portent au voisinage ou ramènent en ville.
Les autres, d’une tuerie confuse gigantesque agrégat,
sans qu’ils les nomment ni les honorent, ils les brûlent : partout, vaste,
rivalise de feux drus qui l’éclairent la contrée.
Un troisième jour avait du ciel écarté l’ombre froide :
on faisait, tristement, crouler haute cendre et confusion
d’os, dans les brasiers, pour tout recouvrir sous un tas de terre tiède.
Mais c’est dans les demeures, la ville de l’opulent Latinus,
surtout qu’éclate à cris au plus haut le long deuil.
Çà, là, mères, malheureuses brus, cœurs chérissants
de sœurs affligées, jeunes orphelins de père
vont maudissant la guerre cruelle et l’hymen de Turnus.
« Que lui-même par les armes, que lui-même en décide par le fer,
puisqu’il requiert pour lui royaume d’Italie et premiers honneurs. »
Y va de son poids Drancès le rancunier, « Seul est appelé,
jure-t-il, seul est requis au combat Turnus. »
En même temps s’oppose à ces avis divers mainte opinion
favorable à Turnus, du grand nom de la reine obombré,
et par nombre de voix soutenu du fait de trophées mérités.
Parmi ces remous, au milieu de cet ardent pêle-mêle,
voici qu’en outre, affligés, [revenant] de la grande cité de Diomède,
les ambassadeurs apportent les réponses : « il n’est rien résulté de tous
ces nombreux, coûteux efforts, présents ni or,
prières instantes n’y ont rien fait, il faut aux Latins d’autres armes
quérir, ou la paix au roi troyen demander. »
Tombe sous le coup d’une immense affliction le roi lui-même, Latinus.
Que la venue de ce fatal Énée soit manifestement le fait d’une volonté divine,
la colère des dieux le montre, et ces tombes, sous les yeux, fraîches.
Aussi, grand conseil et premiers des siens
appelés au pouvoir en sa demeure altière il convoque.
Eux s’y rendent de concert, emplissant de leur afflux
les rues [menant] au palais royal. Siège au milieu d’eux, très grand d’âge
et premier par le sceptre, sans au front nulle gaîté, Latinus.
Aux ambassadeurs de retour de la ville étolienne
de faire rapport il ordonne, exigeant les réponses,
toutes, et dans leur ordre. Alors, le silence s’imposant aux langues,
Venulus, au dire obéissant, se met à parler de la sorte :
« Nous avons vu, citoyens, Diomède et son camp argien
et, faisant route, pris le dessus de toutes mésaventures
pour toucher la main qui abattit la terre d’Ilion.
Le grand homme fondait la ville d’Argyrippe (le nom vient de sa race originelle),
ayant vaincu dans la plaine iapygienne du Gargano.
Introduits, nous est donnée licence de parler en public,
nous offrons nos présents, noms et patrie faisons savoir
et les fauteurs de guerre, et quel motif nous attrait à Argi.
Il nous écoute, et ces mots, calme en bouche, nous retourne :
“Peuples fortunés, royaumes de Saturne,
antiques Ausoniens, quelle [mauvaise] fortune ébranle
votre quiétude, et vous engage à agiter des guerres incertaines ?
Nous qui par le fer avons violé la plaine d’Ilion,
– je tairai ces combats taris sous de hauts murs,
ces héros opprimés par le Simois : de par le monde, d’indicibles
supplices, nos châtiments, nous font expier nos crimes,
poignée [d’hommes que nous sommes] dont même Priam aurait pitié : le savent de Minerve
l’astre cruel, et d’Eubée les écueils, et Caphérée le vengeur.
De cette campagne, vers divers rivages poussés,
l’Atride Ménélas près des colonnes de Protée
erre loin de sa terre, Ulysse a vu les Cyclopes de l’Etna.
Rappellerai-je le royaume de Néoptolème et, renversées, les pénates
d’Idoménée ? de Libye vivant sur le rivage, les Locriens ?
Le Mycénien lui-même, meneur des grands Achéens
sous la dextre d’une épouse monstrueuse à peine son seuil franchi
a péri : l’Asie vaincue, un adultère l’attendait à l’espère.
Les dieux ont vu d’un mauvais œil que de retour auprès des autels paternels
je [re]voie une épouse désirée et la belle Calydon.
De nos jours encore – c’est horreur, de les voir – des prodiges me poursuivent :
mes compagnons perdus ont tendu vers l’éther à coups d’ailes,
sur les rivières ils vaguent, oiseaux – des miens, hélas, cruels
supplices ! – et les rochers, de leurs cris éplorés sont combles.
À tout cela, c’est clair, je devais m’attendre depuis
ce temps qu’avec le fer, dans ma folie, j’ai les divinités
visées, et de Vénus violé, d’une blessure, la dextre.
Non, vraiment, ne me poussez pas à de tels combats :
contre les Troyens je ne mène nulle guerre depuis la chute
de Pergame, de ces anciens malheurs je me souviens sans joie.
Les présents que vers moi, des rivages de votre patrie, vous portez,
tournez-les vers Énée. Nous avons fait front contre ses armes rudes,
nous en sommes aux mains venus : croyez-en qui éprouva sa force
sourdant au bouclier, la rafale de sa lance qu’il fait tourbillonner.
Si deux hommes de sa valeur la terre d’Ida
avait portés, c’est, qui serait venu aux villes d’Inachos,
Dardanus, et, destins inversés, la Grèce pleurerait.
Tant qu’on a piétiné devant les murs de Troie farouche,
aux mains d’Hector et d’Énée la victoire des Grecs
attachée, a retenu dix ans son pas.
Tous deux par leur courage, tous deux insignes par leurs éminents faits d’armes,
mais lui premier par sa piété. Que se touchent pour un pacte vos dextres
par les moyens [à vous] donnés ; mais qu’à ses armes concourent vos armes : gare ! ”
Ce que sont les réponses, excellent roi, du roi,
tu viens de l’entendre, et quelle est, sur cette grande guerre, son opinion. »
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