Virgile, l’Enéide, chant XI, 4 (vers 445 à 596)
Ils s’allaient entre eux sur ces choses incertaines
disputant de la sorte. Énée déplaçait camp et armée.
Un messager : tumulte gigantesque parmi le palais royal,
voici qu’il se rue, de grande terreur la ville emplit,
« En ordre de bataille depuis le Tibre les Troyens
et les forces tyrrhéniennes progressent par toute la plaine. »
À l’instant se troublent les esprits ; tressaillent parmi le peuple
les cœurs ; se cabrent, aiguillonnées sans douceur, les colères.
« Des armes ! », demandent-ils, à mains frénétiques, « des armes ! », gronde la jeunesse,
– pleurent abattus, ravalent leurs mots, les pères. Là, de partout, une clameur,
et grande, du contraste des avis s’élève dans les airs
– ainsi, quand sur une haute futaie d’aventure une compagnie
d’oiseaux se pose ou que sur la Padusa poissonneuse
drensent, rauques parmi le ramage des marais, les cygnes.
« Fort bien, citoyens » dit Turnus, profitant de l’occasion,
« Réunissez le conseil, et louez, assis, la paix :
eux en armes sur notre royaume se ruent. » Sans plus dire
il s’arrache [à l’assemblée] et sort en hâte de la haute demeure.
« Toi, Volusus, ordonne aux manipules des Volsques de s’armer
et conduis les Rutules. La cavalerie en armes, Messapus,
Coras, avec ton frère : déployez-la dans toute la largeur de la plaine.
Qu’une partie consolide les accès de la ville et gagne les tours,
le reste de la troupe, avec moi, portera les armes où je l’ordonnerai. »
Aussitôt vers les murs on accourt, de toute la ville.
Latinus lui-même, le père, conseil et grands projets
délaisse et troublé par ces tristes circonstances diffère,
se fait grief de n’avoir pas, de sa propre initiative, accueilli
et reçu pour gendre à la ville Énée le Dardanien.
D’autres creusent devant les portes ou rochers et pieux
transportent. De la guerre donne le signal sanglant le rauque
buccin. Lors coiffent les murs, couronne diaprée,
femmes et enfants : tous sont appelés à l’ultime épreuve.
Et au temple, à la haute citadelle de Pallas, n’est pas sans se faire
véhiculer la reine, parmi un grand concours de mères,
elle porte des offrandes ; près d’elle, qui l’accompagne, la vierge Lavinia
cause de si grands malheurs, tient ses beaux yeux baissés.
À sa suite les matrones, qui le temple d’encens vaporisent,
et des hauteurs du seuil s’épanchent en tristes voix :
« Toi qui, puissante par les armes, présides à la guerre, vierge tritonnienne,
brise de ta main le trait du voleur phrygien et lui-même
abats-le, ployé, contre sol, répands-le au pied de nos hautes portes. »
S’arme, en fureur et envie de bataille, pour les combats Turnus.
Et déjà, d’une cuirasse rutilante revêtu, bourru
de mailles de bronze, il a ses mollets sertis d’or,
nu-tête encore, à son flanc l’épée ceinte :
tel la foudre, et d’or, il fond de la haute citadelle,
exultant, fougueux, se voit déjà ruant sus à l’ennemi :
ainsi, rompus ses liens, fuyant l’enclos,
enfin libre, le cheval, maître de champs ouverts,
vers les prairies tend, les troupeaux de cavales,
ou, plongeant à son habitude dans le cours d’une eau connue,
en jaillit, et haut cabrant son encolure, hennit
et s’exagère – et sa crinière s’ébat sur son col et ses jambes.
À sa rencontre, accompagnée d’une troupe de Volsques, Camille
est accourue et de cheval sous les portes mêmes la reine
a sauté : toute la cohorte l’imite, et laissant
les chevaux, à terre se laisse couler ; alors elle parle ainsi :
« Turnus, si on accorde à bon droit sa confiance au courage :
j’ai de l’audace et promets de courir sus à l’escadron des Énéades
et d’aller seule à la rencontre et à l’encontre des cavaliers tyrrhènes.
Laisse-moi de la main toucher les primes périls de guerre,
toi, poste des hommes de pied sous les murs et sers les remparts. »
Turnus à ces mots, sur la redoutable jeune fille arrêtant ses yeux :
« Ô gloire de l’Italie, jeune fille, quels mercis te dire
et comment te rendre leurs pareils ? Mais maintenant puisque ce tien courage
est au-dessus de tout, partage avec moi le labeur.
Énée a – la rumeur le rapporte, confirmée par l’envoi
d’éclaireurs – envoyé, présomptueux, une troupe de cavaliers légers
en avant battre la campagne ; lui-même, dans les hauteurs montagneuses
et désertiques, franchit un col et s’approche de la ville.
Je vais lui tendre une embuscade dans un chemin creux de la forêt
et avec des hommes en armes occuper les deux issues du défilé.
Toi, rassemble tes enseignes et reçois la cavalerie tyrrhénienne ;
avec toi seront le bouillant Messapus, les escadrons latins
et les troupes de Tibur – assume, toi aussi, le commandement. »
Ainsi parle-t-il, et par semblables dires Messapus au combat
il exhorte, et les chefs alliés, et il marche à l’ennemi.
Il est une vallée sinueuse, méandreuse, qui se prête à la tromperie
et aux ruses des armes, qu’une lisière, noire de denses frondaisons,
presse des deux bords ; mince, la sente y menant,
étroites, les gorges y portant, et les abords : mauvais.
Au-dessus, lieu d’aguets au plus haut des sommets montagneux,
un plateau s’étend, indécelable, où faire retraite au sûr,
que de droite ou de gauche on veuille s’élancer au combat
ou demeurant sur les hauteurs faire rouler d’énormes roches.
S’y porte le jeune homme, fin connaisseur des chemins de la région,
qui, empaumant les lieux, prend position dans la forêt d’iniquité.
Pour qui pourrait être curieux d'entendre ce dernier passage en latin :
le texte est ci-dessous, et un enregistrement par mes soins
dans ce qu'il est convenu d'appeler la prononciation restituée :
Est curuo anfractu ualles, adcommoda fraudi
armorumque dolis, quam densis frondibus atrum
urget utrimque latus, tenuis quo semita ducit
angustaeque ferunt fauces aditusque maligni.
Hanc super in speculis summoque in uertice montis
planities ignota iacet tutique receptus,
seu dextra laeuaque uelis occurrere pugnae,
siue instare iugis et grandia uoluere saxa.
Huc iuuenis nota fertur regione uiarum
arripuitque locum et siluis insedit iniquis.
Cependant, dans les demeures d’en-haut, avec Opis la véloce
– une des vierges, ses compagnes, de la troupe sacrée –
parlait la fille de Latone, et ces tristes voix
à sa bouche faisait entendre :
_____________________________« Voici que fait marche, vers la guerre cruelle, Camille,
ô Vierge, et en vain est-elle ceinte de mes armes,
elle qui m’est chère plus que tout autre – car il n’est pas à Diane nouvellement
venu, cet amour, ni n’est soudaine la douceur dont il lui meut le cœur.
« Chassé de son royaume, haï pour sa violence et sa superbe,
Métabus, de la ville antique de Priverne se retirant,
toute petite fille, dans sa fuite au milieu de combats et de guerre,
l’emporta, compagne en son exil, et l’appela, du nom
de sa mère Casmille un peu changé, Camille.
La portant lui-même sur sa poitrine, et bien en vue, il gagnait les longues crêtes
des forêts solitaires : des traits partout, cruels, le pressaient,
– l’entouraient confusion de soldats et la voltige des Volsques.
Et voici : comme il fuyait, l’Amasénus qui déborde !
écumant à hauteur de rives : des nuages, une si forte pluie
avait crevé ! Lui, prêt à la nage, par amour de la toute petite
tarde, craignant pour son faix précieux. Alors que toutes choses en lui-même
il brasse, à lui d’un coup cette décision s’impose.
Il se trouva que dans sa main puissante le guerrier portait
un épieu gigantesque, dur – des nœuds, du chêne brûlé :
à quoi sa fille, d’écorce et de liège sylvestre enveloppée,
attachant, il la fixe, sans gêne pour le jet, au milieu de la hampe ;
et de sa dextre immense la propulsant, à l’éther ainsi parle :
“Voici celle, ô nourricière, toi qui vis dans les bois, fille de Latone,
que moi son père pour servante je te consacre : première à, parmi les airs
portant tes traits, suppliante, fuir l’ennemi. Reçois, je t’en supplie,
ô déesse, pour tienne celle qui est là confiée aux brises incertaines.”
« Il dit, et reculant son bras et lui donnant élan, son trait
lance : résonnent les ondes, et par-dessus le rapide cours d’eau,
infortunée ! fuit, sur une sagaie qui stride, Camille.
Cependant Métabus – de près déjà le presse une troupe nombreuse –,
se donne au fleuve, et la hampe avec la petite fille, triomphant,
d’un carré de gazon retire – faveur de Trivia !
« Lui, sous ses toits, dans ses murs, nulle ville
pour le recevoir – et lui-même, trop sauvage, n’aurait pas donné sa main :
des pasteurs il a, dans les monts solitaires, mené la vie.
Là, sa fille, dans les buissons, parmi les breuils d’épines,
au pis d’une cavale indomptée et de lait bourru
il allait nourrissant, pressant les mamelles sur les tendres lèvres.
« Sitôt que l’enfant eut ses pas dans leur première empreinte
assurés, il lui arma les paumes d’une sagaie pointue,
et des flèches, à l’épaule de la petite, suspendit, ainsi qu’un arc.
En guise d’or aux cheveux et de longue mantille pour la couvrir :
une dépouille de tigre lui pend du haut du crâne et tout le long du dos.
Déjà, de sa main tendre encore, elle a lancé des traits d’enfant
et d’une fronde agité la souple lanière autour de sa tête,
abattant grue du Strymon, cygne blanc.
« Nombreuses – mais en vain ! – dans les villes tyrrhéniennes, les mères
qui l’ont souhaitée pour bru ! seule, la comble Diane,
un éternel amour aux armes et à la chasteté
elle voue, immaculée. Comme je voudrais qu’elle ne soit possédée
d’un esprit si militaire, et qu’elle ne s’apprête à assaillir les Troyens !
Chérie de moi, elle serait à cette heure l’une de mes suivantes…
« Mais va, puisqu’elle est sous le coup d’acerbes destins,
quitte, Nymphe, le ciel, et visite le pays des Latins
où triste, sous de funestes présages, s’engage un combat.
Prends ceci, et soit vengeresse la flèche que du carquois tu tires :
qui d’une blessure profanera ce corps sacré,
Troyen ou Italien, pareillement, de son sang me le paiera.
Puis, dans un nuage creux, je porterai le corps de la malheureuse non spoliée
de ses armes, et sous un tertre en sa patrie les déposerai. »
Elle dit ; et [la nymphe] parmi les brises légères du ciel chute
à grand bruit, et d’un noir tourbillon son corps est entouré.
( la suite ici)