C’est encore avec un éblouissement renouvelé que j’ai lu cet autre roman de Lionel-Edouard Martin. Durant ma lecture, l’incompréhension s’est parfois mêlée à l’admiration car que je ne comprends toujours pas pourquoi cet auteur semble, au fond, encore si peu présent dans les mémoires des lecteurs, lui qui les creuse tant, les mémoires, pourtant, au travers d’une langue si pleine des sujets qui la parlent. A l’exemple de ce poète qui sert ses pairs en les traduisant avec rythme, et souvent avec humour s’agissant des poètes latins — ce qui me rappelle combien l’école avait pu leur façonner un masque austère —, il resterait encore à faire connaître ce rare styliste à tous ceux qui seraient encore sensibles à ce que la langue nous dit des solitudes humaines et des liens impromptus qui se tissent entre une vieille femme et un chien errant, puant, à la recherche d’un genou sur lequel poser son museau.
Car si le style de Lionel-Edouard Martin est flamboyant, presque étonnant en une époque qui a fait de l’écriture blanche une platitude, en cela bien éloignée des « ripés » sur lesquels s’époumonent les personnages et qui s’apparentent aux heurts de la syntaxe, le flamboiement du style et sa richesse lexicale, qui emporte plus qu’elle ne fait froncer les sourcils, évitent pour autant l’emphase et servent la pudeur de l’intrigue, ramassée en quelques mots ou presque car là n’est jamais l’essentiel. Il devient difficile, ensuite, d’écrire sur un tel texte sans céder à la tentation d’un mauvais lyrisme et d’échapper à un vague sentiment de honte, voire d’illégitimité, à prétendre en restituer une lecture.
Mais essayons quand même. Le roman suit alternativement trois personnages, une vieille, un peu bigote, un peu folle aux dires des rumeurs et des diagnostics psychiatriques ; un chien qu’elle appellera Diurc car la vieille a la passion des mouillures (tandis que je peine encore à les appliquer dans mon apprentissage solitaire du polonais, langue qui les affectionne tout particulièrement) ; enfin, un marquis, Olivier de Cruid, marquis de lui-même, comme l’écrit malicieusement LEM, facétieux quand il décrit la passion de l’érudition de son personnage, comme si, par là, il regardait avec une distance amusée sa propre passion de la linguistique comparée et des bouts de latin que l’on a gardé en mémoire quand la modernité a cherché à les oublier.
Des bouts de latin, bouts rimés, assonancés, hexamètres puis alexandrins français, l’auteur en parsème son texte, et alors que rien ne les annonçait, des étymologies surgissent au beau milieu d’un discours fleuri du marquis ou d’une prière fiévreuse de la vieille. Je n’ai pu m’empêcher de repenser à ces pages de vocabulaire latin que les khâgneux apprennent et surnomment, là encore malicieusement, pour amoindrir la douleur de la mémorisation, le « petit Martin », du nom de son auteur. Ce qui constitue pourtant le « petit Martin » de ce présent roman, ce ne sont pas des listes vite indigestes, faute d’être remises en contexte, mais bien plutôt un assemblage d’idiomes qui, à force d’être rythmés, prennent sens et contexte dans l’unité resserrée d’un petit village poitevin, M*, et d’un vague château moins décrit que le domaine alentour, plus touffu encore que le discours du marquis, et plus épineux que les roses du buisson de la vieille.
Ce n’est pas ici Horace, cher à l’auteur, qui hante ces pages : Virgile le dépasse et délivre peut-être une des clés du roman par son vers fameux pour son hypallage, « Ibant obscuri sola sub nocte per umbram ». Il n’est pas innocent qu’il soit tiré du livre VI de l’Enéide car ce chant est celui de la catabase, de la descente aux enfers d’Enée. Et de catabase il est peut-être aussi question dans La Vieille au buisson de roses. Ou, du moins, d’une traversée, d’une brutale révélation que connaîtront au moins deux des personnages, le marquis et la vieille.
Le premier la connaîtra lorsqu’il se décidera à enfin sortir de son domaine et affronter un vieux monde endormi duquel il s’était éloigné pour l’érudition. Après un trajet laborieux dans une voiture d’une autre époque, un passage au café du coin où il se pique peut-être de n’être pas suffisamment salué comme aristocrate par les habitués, le marquis arpente le village, gravit la pente puis tombe sur un arbre qui lui délivrera, croit-il, une vérité sur l’origine des langues. Moment d’épiphanie, comme se plaisent à les repérer les exégètes, la contemplation de l’arbre me rappelle ces brusques arrêts devant une nature qui échappe à jamais à l’homme dans certains films de Tarkovski, de Béla Tarr ou même dans les drames médiévaux de Bergman, films qui eux aussi se soustraient à toute mise en intrigue pour laisser parler un temps qui s’écoule inexorablement et une parlure que ne comprennent pas les profanes — je tisserais presque un parallèle entre la vieille qui se met à crier dans l’église à en faire rougir les autres paroissiennes et l’émouvant Valuska de La Mélancolie de la résistancequi reste incompris des autres habitués du bar lorsqu’il les oblige à former avec lui une étrange danse cosmique afin de restaurer, peut-être, une unité perdue.
Mais les parallèles pourraient encore se multiplier sans que rien soit vraiment dit de ce qui fait l’incroyable force du roman de Lionel-Edouard Martin. Reste de ce moment de brusque révélation pour le marquis qui, en même temps que de lui faire relire sa vie et sa recherche herdérienne, le fatigue tellement qu’il en meurt, l’impression d’avoir touché au cœur du secret des langues. Le magnolia contemplé par le marquis devient « l’arbre-cerveau », celui revêtu de la blanche tunique des anges, celui qui lui chuchote enfin tous les idiomes qu’il croyait perdus.
C’est toutefois la vieille qui les avait saisis avant lui, elle qui, pourtant, n’avait jamais approché les langues autrement que par le sensitif. Si la science réduira son don à des hallucinations auditives, le poète, lui, en tire une poésie et une cosmologie où hommes, bêtes et plantes communiquent, recomposent une origine des langues commune à tous les vivants. La crise de la vieille dans l’église à la Noël, précédée d’une montée difficile la nuit tombée, le ventre vide et gargouillant, pour rejoindre les croyants, était la première manifestation d’une prise de conscience, chez la vieille, en ses entrailles, de ce dont la langue est faite, de chair pétrie et mise en rythme. Et bien sûr la venue du chien, qu’elle recueillera, version burlesque et en même temps héroï-comique de la naissance du Christ, sans qu’il y tienne du plus bas blasphème, scelle cette traversée dans le langage.
Il n’est alors pas surprenant que ce qui s’apparente à un voyage mouvementé soit dit dans une langue qui elle-même cahote et confirme les intuitions de Meschonnic sur la poésie comme forme où « le discours tout entier est porté à l’état de subjectivité », comme « parabole du sujet ». D’un côté, le marquis dit mépriser les monosyllabes, trop vulgaires sans doute, tandis que de l’autre, chez la vieille, aidée par les aboiements de son Diurc, les monosyllabes sont préférés lorsqu’ils modulent un chant, dans un latin « qui pue », car il reste hermétique, ou dans des instants de glossolalie. C’est que le rythme se glisse dans des corps particuliers et redonne à la langue toute sa polysémie, à la fois langue apprise à l’école, transmise en héritage, soudure d’un peuple, voire d’un village seul, et langue-organe qui se gonfle de toutes les richesses des vocables au point de littéralement étouffer celui qui s’en enorgueillit. Bien terrifié est celui qui craint d’avoir la langue coupée, comme le petit Canetti au début de sa Langue sauvée (Die gerettete Zunge) car porteur d’un secret.
Alors il faut la sauver, cette langue, et la chanter, en restituer toute la tessiture, ce que fait la vieille sans même s’en rendre compte. Le sauvetage est tel que la vieille s’effondre dans sa cour, se vide, fait ses besoins, car ce qui lui est tombé dessus, non pas de simples pétales de rose, et qui attire inexplicablement le marquis, est d’un poids trop lourd pour cette fragile carcasse : la langue se déverse, se délie, fait dire par la bouche de cette sibylle — le début du chant VI n’est pas loin — une partie de sa force d’attraction. Transposée dans les terres de la Gartempe, la force prophétique devient quasi mystique et transforme les ombres que traverse cette trinité profane en anges à atteindre, à apercevoir à travers un quotidien qui ressemble fort à tels romans de Giono (il n’y a qu’à songer aux repas où l’on arrache voracement la viande, peut-être la saucisse, dans un intérieur sombre et pierreux).
La quête des personnages, qui commença par l’arrivée d’un chien, bâtard depuis des générations, s’achève brutalement par des corps qui tressautent, que l’on sent vivre en dehors d’eux-mêmes, puis qui s’arrêtent de bouger, exténués. Tout aussi brutalement, la révélation, le sursaut, la surrection, se dira en des expressions céliniennes, « Comment ça m’est venu. Comme ça. », ce « comme ça » est cette intuition éprouvée par la vieille et formulée avec des balbutiements par le marquis, « cette évidence que le langage c’est ça : cette matière angélique ». La matière angélique a relié les êtres et les choses, fait des pétales de rose des langues de feu, redonné au sensitif toute sa densité, même au fond du gosier brûlant et puant d’un chien. Quand l’unité perdue s’est reformée dans l’espace d’un texte composé en tableaux comme un retable, alors le mystère peut s’évanouir des êtres qui l’ont entrevu. Le marquis de Cruid, dans un éclair de lucidité, nous dit ainsi à l’issue de sa Passion, « Maintenant j’ai compris, maintenant je peux mourir ». Et nous, nous pouvons méditer sur ce Verbe entraperçu, cette origine des langues qui s’est ouverte timidement comme la dernière rose du buisson.
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