Certains textes – rares, disons-le d’emblée, on est vieux, on a rangé les vessies depuis belle lurette ailleurs que sur l’étagère aux lanternes – certains textes, donc, s’agrippent à vos lèvres avec l’âpreté d’un instrument de musique mal ébarbé, et allez donc les en détacher ! – et ce sont plus souvent qu’à leur tour de ces poèmes, rarissimes dans le concert assourdissant de la poésie contemporaine, qu’on lit avec la bouche autant qu’avec l’oreille, parce qu’ils ont une mâche exceptionnelle à laquelle participent l’enclume et le marteau, et ça tape à grands coups de réel, et ça rythme, et tout blasé qu’on est, tout à coup quelque chose de l’être se met à se tendre, à vibrer, et on écoute, voit en lisant ce qu’on n’a jamais vu mais que le poète révèle dans une façon d’évidence.
Parce que ça frappe, oui, à pleines sonorités, à pleine typographie, l’auteur prenant grand soin de disposer ses mots sur la page selon les cadences ressenties et qu’il veut nous transmettre, transposées sous forme de blancs, et assez fréquemment de groupes de mots sans espaces, comme agrégés en une seule signification happée par la rapidité d’exécution phonique (par exemple « poème&corps » [p. 26] ; « motcoulédechair » [p. 28]). Ce sont là les tempi qui sont indiqués, du lento au prestissimo, la taille et la graisse des caractères marquant quant à elles les nuances, du hurlement en gras (« ici le voyage / (hurle chaque pierre hurle chaque bête / hurle chaque assoiffé du fond de son puits) » p. 8), qu’on lit fortissimo, au pianissimo des mots en corps minuscules qu’on se prend à murmurer. Le poème sur la page, en tant qu’il en investit comme avidement l’espace, est ainsi partition autant qu’il est tableau, transposition pour l’oreille autant que pour l’œil de ce qui est à voir et à entendre, et qu’il restitue par bribes – et ce n’est pas bien sûr sans rappeler Du Bouchet.
Voir, entendre, mais quoi ? – Par exemple, « la frange trop pâle des nuages / les murmures sylvestres alourdis d’ombre / le rapt du vent qui piaule entre les branches » (p. 18), un monde dit dans un lyrisme sans concession pour les joliesses, un monde élémentaire où les règnes se confondent, où les univers s’interpénètrent (« ce / bruissement de ciel à la cime / des chênes éveille la part / enfouie éveille la part / terrée depuis l’aube » p. 10), créant cette « matière du monde » (p. 20) susceptible d’être « animée d’un tremblement de lèvre » (p. 20). Parce que tout cela qu’on voit, perçoit, devine, cette « réalité sauvage » (p. 44) constituée d’ « organes et cosmos, espaces convois de gouffres » (p. 48) convoque comme nécessairement cette « question / en quoi tient le réel ? » (p. 48), à laquelle le poème tente de répondre comme il peut : pas au moyen d’un discours construit, d’un logos lisse et coulant, mais par l’ « épell[ation] », « le bégaiement » (p. 10), les « grognements » (p. 28) tant la tâche est vaine et ne peut que partiellement aboutir (« tu hèles une part qui déchiffre l’ensemble » [p. 10]).
D’évidence, de cela ne peut résulter qu’ « un murmure / boueux // gras excès de lymphe / que certains nomment chant » (p. 42), que des « rythmes archaïques » (p. 26), que des « paroles / cris-paroles cris en forme / de paroles » (p. 32) : une sorte de parole des origines, de l’époque du « trépignement de carbone » où l’homme dessinait sur les « murs » des cavernes « des bêtes projetées par la paume. Bisons cerfs chevaux [qui] s’éveillent quand l’ombre se noie dans l’ombre » (p. 12). « Valeur brute du chant » (p. 26), on l’entend bien, mais qui laisse quand même part (à moins qu’il ne faille rien opposer…) à un cratylisme interrogateur des formes, où l’argile, l’aile et l’ange sont mis en rapport du fait de leur matière graphique (« sainte loi des argiles où l’aile est engloutie / où la structure d’ange à demi-enlisée laisse empreinte-voûte et nous par milliards » [p. 20]), créant, par le verbe, un continuum entre terre et ciel, mort et vie, comme ailleurs entre « os œuf cycle de fœtus / pierres tissu quelques fleurs » (p. 32) ou dans ces « grandes / sépultures […] sous les paupières d’argile [desquelles] / tous / portent regard / vaste&vide vers la parfaite boucle / tempsclouéd’espace / tous morts vifs » (p. 22).
C’est peut-être, dans ce magnifique court recueil (20 poèmes) d’une incroyable densité ce qui m’impressionne le plus et que je préfère : ce travail constant de la matière, forme et fond, ce rapport à la fois sensuel et énergique au palpable, à ce qui « grouille & / se débat » (p. 24), à ce « quelque chose à cueillir dans la foison / des vies » (p. 30) – car tout est vie, dans cet univers très personnel, même le plus mort, en apparence, tel ce fossile (p. 24) que ranime la parole poétique : « je lui parle / et j’observe ses charpentes frissonner absorber / recomposer ce que devant moi il présente / réordonnancer le monde depuis les paroles qui naissent du corps-mien ».
Rien de facile, rien qui ne déconcerte : poésie de très haute exigence, au goût de solitude, écrite, on le sent bien, à l’écart des mondanités urbaines, méditative, tout à la fois violente et tendre pour les choses, ciselée. On regrette que Jos Roy s’expose si rarement à nos lectures (on peut toutefois la suivre sur son blog actuel, Atalaye) : elle est très certainement un des poètes les plus doués de sa génération.
Ajoutons que la traduction en anglais (c’est le principe de la maison d’édition Black Herald Press que de publier des textes en version bilingue, français-anglais), due à Blandine Longre, est d’un très beau, très subtil rendu à la mesure de ce qui pouvait apparaître comme une gageure et qui relève de la prouesse dans son accomplissement.