La poésie narrative est, d’évidence, à l’origine de la poésie d’Europe et d’ailleurs sans doute aussi : qu’on prenne l’Iliade et l’Odyssée, l’Énéide, la Chanson de Roland et jusqu’à Saint John Perse, sans compter les plus contemporains ; auxquels appartient Benoît Jeantet, qui, en homme modeste à l’ego diffus (ne se demande-t-il pas si le gros sel, ça se dilue aussi vite que le narcissisme dans le grand bain brûlant de la vie ?) tiquerait si on lui assénait, d’emblée, comme à son corps défendant, qu’il est poète. Or il est poète assurément, parce que les signes ne manquent pas qui l’établissent poète, et à belle voix, dans le concert des courts de souffle actuels et rocailleux des bronches.
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C’est dire qu’il raconte en chantant, Jeantet, et qu’il sait raconter et chanter ; qu’il vous trousse sur deux pages la courte, simple, histoire, comme on fait quand on sait faire, sans trop en dire, laissant à l’imagination l’espace où gambader – comme quand il évoque, et c’est magnifique, cette femme sans nom, cette Elle, dont il dit que
c’est souvent qu’on la voit descendre au bord de la rivière où personne ne va plus jamais. Pas que ce sente la charogne. Non. La mélancolie de la nature. Plutôt. Mais à force d’être la seule à encore y descendre, les gens ont fini par croire qu’à moins d’aimer ça, respirer la tristesse désolée qu’elle y apporte, qu’à moins de vouloir se remplir les poumons de l’odeur violente du malheur, voilà, plus aucune raison d’y aller.
Densité singulière du dire, qui suggère sans dévoiler, dit sans dire, qui ne pose pas même les jalons d’un dénouement : qui dit sans dire, avec retenue, sans gros sabots ni trompettes ou tambours. On sent l’homme à vif, derrière cette économie de bon aloi qui n’est pas vraiment celle de la nouvelle mais plutôt celle du poème en prose comme l’entendent un Baudelaire, un Max Jacob, on sent le pudique hypersensible – ne parle-t-il pas du cœur et de
ses élans incertains. [De] ses ruades de Mustang sauvage prompt à se cabrer aux premières caresses du vent sur la grande prairie de sauge ?
l’hypersensible, et le sans illusion, ou guère,
qui juste écoute le bruit que ça fait l’existence quand elle s’en va en morceaux comme une matière pourrie
à qui l’on n’en conte plus, parce qu’il n’est pas dupe, et qu’il chante, désenchanté, quelque chose comme un Toi qui entres ici, abandonne toute espérance, sachant bien que l’enfer n’est pas sous terre, mais, parmi d’autres lieux encore, dans ces
jardins où le bien pourrait facilement se mêler au mal. Le haut mal des petits fantômes dont les désirs ne sauraient s’assouplir qu’en s’accouplant avec des lunes rousses. Alors on souffle la lanterne. Temps de s’ouvrir les veines pour voir couler un sang plus épais.
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On voit dans ce dernier exemple comment fonctionne la poésie de Jeantet – toute poésie fonctionne, comme les lys rimbaldiens, encore faut-il en trouver le ressort. Ressort ou rebond, mais l’effet est le même, qui a l’écho pour origine et ce qu’on nomme bien à tort jeux de mots, ou sur les mots : parce qu’il n’en va certes pas d’un jeu mais d’une nécessité d’appel, d’une progression du texte par la paronomase, l’homophonie, la parophonie (comme ci-dessus s’assouplir [où l’on attendrait, d’ailleurs, s’accomplir] et s’accoupler ou comme ici : La lune c’est pire. C’est cette fille de Perse un peu vampire qui parviendra toujours à faire passer le feu glacé de son regard pour une invite au grand voyage) ; parce qu’il en va d’une ligne mélodique qui se cherche pour faire sens et cadrer l’ensemble du texte, d’un frêle bruit, eût écrit Leiris, qui, par la musique qu’il développe en s’amplifiant, crée, même chez le plus dubitatif des poètes à cet égard, une harmonie, fût-elle ce cliquetis d’armes auquel se réduirait, comme il l’écrit, sa prose la plus douce.
Que cela cliquète à l’occasion, mettons – même ça déglingue la phrase, parfois, lui donnant on sait quoi d’archaïque (plutôt que d’oral) dans sa tournure, quand l’ordre syntaxique est bouleversé :
De nombreux printemps elle pourrait encore s’offrir. S’accorder. Et des hommes pour ne faire qu’un avec elle, beaucoup il y en aurait. […] alors c’est longuement qu’on l’écoutait.
– même, la trame rythmique est fréquemment brisée par l’incursion de mots-phrases, ou de phrases très courtes, elliptiques, qui ralentissent le flux verbal, pèsent, posent un instant les termes employés, comme pour en garantir l’adéquation à la pensée chantée :
Plus tard, me suis souvenu que le fils de l’épicier sentait la soupe. C’est pas qu’il en mangeait. Non. N’en mangeait pas. Jamais. Pour faire plaisir à sa mère qu’il sentait ça. Était sympa. Et puis ses rires, ça faisait chaud.
Mais le plus souvent, c’est quand même fourrure, douceur et compagnie, quelque chose d’une tendresse (le mot revient en leitmotiv) pour l’oreille comme d’une caresse pour la main : ainsi quand on parle de Tout un champ d’opposums possible ou qu’on nous fait joliment savoir que Les forêts font des proies faciles.
Bien plus que simples et vains jeux de mots : une quête de l’harmonie (Une ligne de chant un peu maladroite sur laquelle une jolie mélodie finirait par venir prendre appui) comme principe scriptural – il en va d’une exigence existentielle, tant s’y mêlent, s’y amalgament, les affects les plus intimes :
Ce que c’est devenu à présent sa vie ? Toujours quelque chose de gris. Toujours. C’est peut-être que lui, au lieu de foncer tête baissée, sans jamais se retourner, quelque chose en chemin l’aura retardé. C’est peut-être qu’il a voulu trouver la mélodie. De quoi, qui sait, concilier un jour sa douleur avec l’amour. (C’est moi qui souligne)
Ce sont là, je crois, quelques-uns des principaux aspects à retenir de la leçon d’écriture poétique que Jeantet nous propose, et qui, s’ils n’ont rien de révélations, méritent toutefois d’être rappelés, haut et fort : que dans un texte forme et fond interagissent en profondeur et constamment sans que l’un ait le pas sur l’autre ; que l’appel des mots se révèle bien plus fécond, plus esthétique, que la planification a priori des textes ; que, pour avancer, la flûte est en fin de compte bien plus utile que la boussole.
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A-t-il, Jeantet, mesuré avec Guillevic (Le Chant, éditions Gallimard, 1990) que Le chant a une manière bien à lui / d’ouvrir des blessures enchanteresses ? ou ces/ses blessures, n’a-t-il pas plutôt trouvé à les refermer par le chant ? Il n’est pas besoin d’avoir grand flair, me semble-t-il, pour sentir que ce recueil, dans sa pudeur et sa mélancolie, relève d’une sorte de catharsis, d’une purgation, par la recherche d’harmonie, de tout ce qui sinon relèverait d’un chaos sentimental et mémoriel auquel Jeantet donne forme, et forme heureuse.
C’est à lire, parce que la méthode nous parle, même si jamais elle n’est clairement explicitée.
Et c’est à lire, tout bonnement, parce que c’est beau.
Nos guerres indiennes, par Benoit Jeantet, aux éditions publie.net