Ortensio Moro (1634-1725) : Demande de vin de Tokay à l’empereur Charles VI

Qui est Ortensio Moro ?


Je propose ici deux versions de deux épigrammes néolatines enchaînées : une versifiée et rimée, l’autre en prose cernant de plus près les textes originaux ; et rappelle que le vin a été, de toute antiquité jusqu’à récente épqoue, considéré comme une médication (en témoigne, parmi d’autres, ce poème de Marcantonio Flaminio).

« Du tokay pour guérir » : telle est mon ordonnance,
Mais du vin de ce prix transit mon indigence :
Ah ! Comme l’eau de source est un don d’Apollon,
Puisse le doux breuvage être, Charles, ton don.
Je ne veux ni bijou, ni or, ni titre ou terre :
Pour un vieil estomac que du vin salutaire.
Protège, heureux vainqueur, les vignobles hongrois :
Nos pleins verres diront « le héros, ses exploits¹ ».
Les Camènes loueront ta bonté souveraine
Si tu m’offres du vin au lieu d’eau de fontaine !
Le buvant, je dirai, tel Virgile, César,
Qu’avecque Jupiter tu sables le nectar².

Réponse de l’empereur :

Je t’adresse, Moro, du vin et du meilleur,
Celui que le soleil concocte avec lenteur.
Bois-le ! Tu as bien fait de penser à un prince
Maître du premier vin de toutes les provinces.
Si je prends, Dieu voulant, Istanbul où je fonds,
Je t’offrirai du vin de Grèce à pleins poinçons,
Ainsi que du tokay en pareille abondance :
Car César te souhaite une longue existence.


¹ : Ce sont les premiers mots de l’Énéide : Arma virumque cano.
² : Reprise (adaptée pour la corconstance) d’un vers de Virgile : Divisum imperium cum Jove Caesar habet (César partage l’empire [du monde] avec Jupiter).

Les médecins affirment que le vin de Tokai me ferait du bien, mais il est si cher qu’il effraie ma misère. Ah, puisses-tu, de même qu’Apollon nous donne usage des fontaines sacrées, me donner, Charles, à jouir de ce vin doux ! Je ne réclame ni fief, titre, gemmes, ou or : je demande du vin bon pour un vieil estomac. Qu’une victoire heureuse protège les vignes hongroises : des verres féconds chanteront « les exploits et l’homme ». Quelles louanges, Auguste, les Camènes ne te diront-elles pas, si tu répands du vin à la place d’eaux de source ! Quand je boirai de ton envoi, je te retournerai les  mots de Virgile : « César, tu partages le nectar avec Jupiter ».

Réponse de l’empereur :

Je t’envoie du vin, Moro, point inférieur à celui de Falerne,, que les astres élaborent lentement. Bois-en jusqu’à plus soif. Tu ne regretteras pas de t’être souvenu d’un roi qui possède le meilleur vin du monde. Je fais route en toute hâte vers Istanbul : une fois que, si Dieu le veut, je l’aurai prise, je te ferai don de pleins tonneaux de vin grec, et ne manquera pas à mon envoi quantité de tokay : car César te souhaite de vivre longtemps.


Sana mihi medici adfirmant fore vina Tokai
__Sed terrent parcum tam pretiosa satis.
O utinam ! ut sacris det Apollo fontibus uti,
__Des mihi dulce frui, Carole, posse mero.
Non feuda et titulos, non gemmas posco nec aurum:
__Musta peto stomacho prosperia seni.
Protegat hungaricas felix victoria vites,
__Fecundi calices arma virumque canent.
Quas tibi non tribuent laudes, Auguste, Camenae,
__Si pro pegaseis vina refundis aquis!
Cum mihi missa bibam, reddam tibi verba Maronis:
__« Divisum, Caesar, cum Jove nectar habes ».

Responsio Caesaris:

Vina tibi mitto non inferiora Falernis,
__Quae tibi lenta solent astra parare, More!
Ebibe. Nequaquam regis meminisse dolebis,
__Qui summum in toto possidet orbe merum.
Stambuldam propero, qua, fausto Numine, capta,
__Tum vini graeci dolia plena dabo.
Nec tockaiani deerit tibi copia musti;
__Nam te longaeve vivere Caesar amat.

(in Recentiorum poetarum germanorum carmina latina selectiora [1749] p. 507)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.


 

Jean de Santeul (1630-1697) : La bulle de savon / Bulla (vers 49-64)


[…] Absorbé par le chaume à petite aperture,
informe tout d’abord, le liquide s’y moule,
attendant qu’on y souffle une haleine féconde.
Coule, coule ce souffle, enfant : bulle poussée
dans le tube imbibé (l’eau se meut sous l’haleine)
fais-la naître, réglant ton expiration
pour préserver ton œuvre – et pousse avec mesure :
dans l’orbe de la bulle un air ténu pénètre
peu à peu, distendant la bulle qui l’enferme
et qui prend en son croît d’innombrables couleurs
qu’en sa volte elle perd et recouvre à nouveau
pour toujours être neuve ; et mue en sa poussée,
elle change sans cesse, est tantôt rouge feu,
affichant sous ses eaux de doux feux sans vigueur,
tantôt froide, augurant sa ruine future,
calquant en sa pâleur l’apparence du fer. […]


[…] Aspicis ut parco calamus bibit ore liquorem,
ut liquor informis primum, componitur intus,
exspectatque animam, et genitales postulat auras.
Hanc puer, hanc infunde animam, si Bulla madenti
trudatur tubulo (nam flatu ductilis humor)
nascentem foveas, e pectore prome modestos
pro tutela operis, flatus, et parcius urge :
nam tenuis ventus se Bullae infundit in orbem
paulatim, hinc clauso distenditur aere Bulla,
hinc capit innumeros magis ac magis aucta colores,
quos motu amittit, reparatque volubilis uno ;
nam nova sit semper, quotiesque agitata movetur,
mutatur toties, mox ignea tota rubescit,
et monstrat sub aquis blandos sine viribus ignes ;
frigida mox, casus veluti praesaga futuri
pallescit, ferrugineos imitata colores. […]

(in Joannis Baptistae Santolei Victorini […] opera poetica [Paris, 1695] pp. 67-68)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Jean de Santeul (1630-1697) : Contre les sonneurs de cloches


Vous qui d’horribles bruits nous fracassez l’oreille
Quand le bronze résonne, encordé longuement :
Ces cordes qu’en vos mains vous tenez fréquemment,
Passées à votre cou vous iraient à merveille !


Qui, sonitu horrendo nostras obtunditis aures,
__Pendula dum longis funibus aera sonant ; –
Hi vestro funes, manibus quos saepe tenetis,
__Aptati collo quam bene conveniant !

(in Joannis Baptistae Santolei Victorini […] opera poetica [Paris, 1695] p. 318)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Jean de Santeul (1630-1697) : La pompe du pont Notre-Dame


Il a existé à Paris, entre 1676 et 1853, un système de pompage installé sur le Pont-Neuf et destiné à alimenter en eau de Seine diverses fontaines de la capitale. Le poète néolatin Jean de Santeul est l’auteur de l’épigramme qui suit, gravée sur le frontispice de l’établissement. Pierre Corneille et d’autres poètes de l’poque en ont versifié des traductions assez libres (ou plus exactement des imitations), que j’indique à la suite de la mienne. Il n’est pas sans importance de préciser que Santeul se défend de s’être lui-même inspiré d’une épigramme sur le même sujet due au père jésuite François Vavasseur (1605-1681) – cette dernière, qui me semble moins bonne que celle de Santeul, est aussi donnée (avec sa traduction par mes soins) ci-dessous en appendice.


Sitôt que parvenant dedans la ville-reine,
La Seine en l’étreignant ralentit son courant ;
Éprise de l’endroit, s’arrêtant, ne sachant
Où couler, par la ville à plaisir se promène :
Et gorgeant de son flux remontant maints canaux,
Jouit d’être fontaine, étant fleuve tantôt.


Traduction de Pierre Corneille (1606-1684) :

Que le Dieu de la Seine a d’amour pour Paris !
Dès qu’il en peut baiser les rivages chéris,
De ses flots suspendus la descente plus douce
Laisse douter aux yeux s’il avance ou rebrousse.
Lui-même à son canal il dérobe ses eaux
Qu’il y fait rejaillir par de secrètes veines ;
Et le plaisir qu’il prend à voir des lieux si beaux,
De grand fleuve qu’il est le transforme en fontaines.


Traduction de Charles Du Périer (1622-1692)

___Éprise d’un lieu si charmant,
___Je coule bien plus lentement,
Je m’arrête partout, et mon onde incertaine
___Semble même oublier son cours :
Ainsi ces longs canaux, où je coule sans peine,
___Font qu’après mille détours,
De fleuve que j’étais, je me change en fontaine.


Traduction de François Charpentier (1620-1702)

Aussitôt que la Seine en sa course tranquille,
Joint les superbes murs de la royale ville,
Pour ces lieux fortunés elle brûle d’amour :
Elle arrête ses flots, elle avance avec peine,
Et par mille canaux se transforme en fontaine,
Pour ne sortir jamais d’un si charmant séjour.


Sequana cùm primùm reginae allabitur urbi,
__Tardat praecipites ambitiosus aquas ;
Captus amore loci, cursum obliviscitus, anceps
__Quò fluat, et dulces nectit in urbe moras.
Hinc varios implens fluctu subeunte canales,
__Fons fieri gaudet, qui modò flumen erat.

(in Joannis Baptistae Santolei Victorini […] opera poetica [Paris, 1695] pp. 283-284)


Appendice :

Épigramme de François Vavasseur (1605-1681)

La Seine entrant naguère en la ville des rois,
Baignait d’eaux empressées les pompeux domiciles.
Heureuse en son méandre, éprise de l’endroit,
Elle ne demandait qu’à s’attarder en ville.
Et suivant longuement le plomb creux de tuyaux,
De fleuve elle se fit fontaine aux closes eaux.


Sequana nuper, ubi regalem ingressus in urbem,
__Magnificas avido lamberet amne domos
Circuitu gaudens, et captus amore locorum
__Quaerebat longas ducere in urbe moras.
Ergo cavum subiit per longa foramima plumbum;
__Flumen erat, clausis fons quoque factus aquis.


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

%d blogueurs aiment cette page :