Jean Dorat (1508-1588) : La possession bachique

Qui est Jean Dorat ?


N. B. : Le texte original de Jean Dorat est une curiosité : il s’agit de la traduction, en latin, de L’Hymne de Bacchus (1554) de Ronsard, dont la présente traduction est ainsi un écho.

[…] Où m’entraînes-tu, Père ? Ou quel autre plaisir
Veux-tu, plus loin, de moi ? Ne t’ai-je pas assez
Célébré dans mes vers ? Évohé, Père, Euhan,
La fureur bat mon cœur, ton délire sacré
Me fouette, plus brutal, me pousse : ô bon Bacchus,
Je te vois, et tes yeux rougeoyants tel un feu,
Et tes cheveux flottant, dorés, sur tes épaules,
Né-d’une-cuisse ! L’âme – ah ! – me fuit, fugitive,
Pour te suivre, légère, et tes orgies ; je sens
Mon cœur ravi, Bacchus, par ta rage en furie
Tremblant frémir, peiner, mu par tes aiguillons.
Vite, donnez ici cornes, cymbales, ces
Clochettes ; donnez, là, les sistres, les bruyants
Tambours ! Que sur ma tête on fixe les turbans,
Retenant mes cheveux, de la mitre à couleuvres
Êt mêlements de nœuds, toupets de lierre dense !
Que les vents d’Éolie ébranlent ma coiffure
– Ainsi parfois les monts d’Érymanthe plient-ils,
Semés de frondaisons et de feuilles caduques !
– Suis-je en proie à l’erreur ? ou vois-je, titubant,
Sans rythme se mouvant ni règle, près de l’Hèbre
Gesticulant des mains les folles Édonides
Bondir dans les déserts vêtus de gel neigeux,
Criant à cris d’horreur, ululant à l’aigu
À gorge que veux-tu ? donnant de force au joug
Leur cou fougueux pointé de thyrses verdissants ?
– Je n’ai plus mon esprit ! Hors haleine, mes flancs
Sont rompus, c’est le vin qui sans but me conduit,
Qui me mène, je vais, j’erre parmi les plaines
– Ou du moins mon esprit le croit-il […]


[…] Quo me rapis, o pater ? Aut quid
ulterius tibi dulce mei ? Non carmine nostro
laus tua jam celebrata satis ? Euhoe, pater Euhan,
corda furor quatit. Ah flagris magis acribus error
me sacer exagitat nuper tuus : o bone Bacche,
 te video, atque tuos oculos velut igne rubentes,
atque comas flavas, tua quae per colla vagantur
Coxigena. Ah fugitiva mihi mens aufugit, et te
ac tua subsequitur levis orgia ; capta furenti,
Bacche, tua rabie, mea corda trementia sensi
infremuisse, tuis stimulis ita pulsa laborant.
Ocius hinc aliquis da cornua, cymbala et ista
tinnula, daque illinc crepitacula, et illa fragosa
tympana. Quid cessas capiti redimicula mitrae
ferre  nodisque intertexta, hederisque horrentia densis ?
Dein ita compositos vexent mihi flamina crines
Aeolia, ut quondam juga cum nutant Erymanthi
frondibus arboreis, foliis et sparsa caducis.
Fallor ? An aspicio pede jam titubante moveri
nec numero nec ab arte ulla manuumque micare
gestibus insanas Edonidas Ebride ripa
saltantes per amicta gelu deserta nivali,
horrida clangentesque, et acuta cavis ululantes
gutturibus ? Sua subque jugum petulantia colla
vi dare cuspidibus Thyrsorum tacta virentum ?
Ast ego mentis inops et anhelo lassa fatigans
ilia proflatu, vinique errore regentis
ductus, eo per plana vagus ; certe ire per illa
mens se nostra putat. […]

(in Hymnus in Bacchum, vers 185-214)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Marcantonio Flaminio (1498-1550) : La possession bachique

Qui est Marc-Antoine Flaminio ?

Quelle fureur, Bacchus, me prend, m’enrage ? – Io, io,
Pris, emporté, je suis, volant par les futaies
– La Ménade y rend culte, et la Triétérique,
Y errant et menant leurs danses de délire.
Je crois entendre l’air retentir à vacarme
Partout ; je me crois joint, rapide, aux chœurs, aux troupes
Errant dans les futaies… Évohé, le sol tremble
Sous mes pieds ; un nuage, évohé, de poussière
M’ôte le jour. Voici le rejeton – tout près ! –
De Sémélè. Il vient : tinte clair le crotale,
Bruit bas la flûte courbe en roseaux de Phrygie.
Évohé, mon cœur vague ! Évohé, la fureur
Fouette mes reins tremblants ! – Cesse, de grâce, cesse
D’éperonner mon cœur : mène d’autres, véloces,
Dans les maquis de Thrace, à d’autres de ployer,
Tourner çà, là, la tête, et du thyrse enlierré
De massacrer le fauve ! Au calme retiré,
Moi, je rendrai ton culte, et dirai, nouveau prêtre,
Bacchus, sur cordes d’or, et son pieux pouvoir,
Chanterai tes secrets, Liber, habiterai,
Ma vie durant, tes bois, te servirai toujours.
– Que si, Père, tu veux m’inclure dans la troupe
Des Bacchants, m’entraîner, délirant, par les monts
Du Rhodope : fais-moi du moins cette faveur
D’entraver la fureur de la passion, Père,
Et que je vive exempt des corvées amoureuses.


Age, Bacche, quis furor me rabidum occupat ? Io io
rapior, et alta cursu volucri in nemora feror,
ubi sacra Maenades cum Trieterica celebrant,
furibunda solent vagantes agitare tripudia.
Audire videor alto reboantia strepitu
ubique aera : jam choris, jam videor nemorivagis
celer interesse turmis. Evoe mihi sola sub
pedibus tremunt, nubes Evoe pulverea diem
mihi tollit. Adest, adest jam Semeleia propius
soboles : io venit, tinnula cymbala resonant,
Phrygiis recurva stridet grave tibia calamis.
Evoe vagus abit animus, evoe tremula flagris
mihi terga quatit furor. Parce precor, precor, animum
stimulis citare tantis : alios rape celeres
per opaca Thraciae rura, alii capita rotent
hinc et hinc reflexa, thyrsisque feras hederigeris
lanient. In otiosis ego sacra latibulis
faciam, aureisque Bacchi pia numina fidibus
referam novus sacerdos. Tua, Liber, initia
cantabo, et ista, donec mihi vita supererit,
habitabo nemora, semper tuus, Evie, famulus.
Quod si bene, pater, Euhantum me inserere choris
animo est, et altae furibundum per juga Rhodopes
agitare, tuo mihi saltem munere liceat
rabidi furorem amoris compescere, pater, et
da servitio gravi dominae vivere vacuum.

(in Marci Antonii, Joannis Antonii et Gabrielis Flaminiorum Carmina [1743] p. 23)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Jules-César Scaliger (1484-1558) : La possession bachique

Qui est Jules-César Scaliger ?Le triomphe de Bacchus (Cornelis de Vos, 1630)

Sur le plan poétique, Scaliger père est précédé d’une fâcheuse réputation : ses vers latins seraient médiocres. Cet extrait prétend montrer l’inverse, et que, sur un thème éculé, notre auteur sait fait preuve d’une grande invention verbale et rythmique, que j’ai tenté de rendre en français.

[…] Mais d’où vient que mon cœur bat, trépide, en furie ?
Porté, emporté, las – rapt vers la grotte vide.
Quel est donc ce cortège ? Et qui pousse à aller ?
Thyas¹ et Edonis¹ ululant bacchanales :
Mimallon¹ la Boit-vin, dans sa flûte à deux branches,
Et tremblant-vrombissant, rauque le Pied-bouc souffle
Dans les cornes ravies au veau meuglant sa mort
– Pourpre s’enfle la bouche, et l’œil se gonfle rouge.
L’agile lierre noir coiffe les ronds corymbes,
Le thyrse sans fin tourne en mains porte-couleuvres,
Dévastant les abris des bêtes qui se terrent.
La solitude tremble, et les bois crient d’oiseaux.
Mais où est le Sauteur² leste à jambes de bouc,
Luperque² joue-roseau, l’avisé suit-danseurs,
Pan, siffleur d’airs nouveaux sur ses pipeaux stridents ?
Sur ses neuf chalumeaux, il sonne pour le Maître.
Le bon vieux Thiasote³, assis sur l’âne courbe,
T’appelle, satyrant, titubant des tontaines
Doigt crispé, crac-cric-crac, sur les crotales creux.  […]

¹ Thyas, Edonis, Mimallon sont des synonymes de Bacchantes.
² Sauteur, Luperque, désignent le dieu Pan, joueur de syrinx. 

³ « le bon vieux Thiasote » (= Bacchant) est Silène.

[…] Subitus sed unde mi corda furor trepida quatit ?
Feror, auferor, fatigor : vacua in specua rapit.
Comitatus iste, quisnam ? Quis ad hoc iter adigit ?
Thyas hinc, et hinc Edonis trieterias ululat :
ubi tibias Mimallon bifores meribibula,
ubi rapta mugienti sua funera vitulo
Tremibomboraucus inflat duo cornua capripes.
Rubicunda bucca turget : rubidus tumet oculus.
Nigra flexicrus corymbi comat orbibus hedera.
Manus inquieta thyrsum colubrigerula rotat,
latitantium ferarum populans domicilia.
Fremit orba solitudo, nemora avia reboant.
Sed ubi levem relinquo Salium caprifemorem,
calamicinem Lupercum, subidum choretisequam,
sibi Pana flantem acutis nova sibila tubulis ?
Sonat ille sic novenis ab arundinibus herum.
Thiasota blande pando residens pecore senex,
Tityrisca vis vocat te, teretismata titubans,
Crepericrepante crispans cava tympana digito. […]

(in Julii Caesaris Scaligeri Poemata in duas partes divisa [1574], pp. 192-3, « In Bacchum galliambus »,  vers 104-122)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

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