
Dans le droit fil thématique de son très remarquable Cristina dont j’ai rendu compte en son temps (et qui fait l’objet, aux éditions du Réalgar, d’une réédition préfacée par Alain Borer), Paloma Hermine Hidalgo livre un second recueil, peut-être encore plus mûr, encore mieux composé que le précédent, où se retrouvent toutes les qualités, toutes les beautés de cette voix aussi singulière que discordante dans le concert de la poésie contemporaine.
De nouveau, la forme empruntée est celle du court poème en prose d’une écriture toujours aussi exigeante et richement baroque, parfois précieuse (on pense à Mandiargues), quelquefois rythmée par l’alexandrin :
Pourquoi le ciel est-il si noir, ébloui d’astres ?
Maïs cillant l’écran – croquer, bruissant, le pop
mais le plus souvent, comme il sied à la prose classique, savamment orchestrée d’une alternance de cadences paires et impaires, comme ici :
Nos ombres coulent sur le bois. Tu pourrais, ce soir, t’attendrir à mon flanc, mais cingles à plaisir d’une cravache rosie. Nerfs blonds enlacés – leurs tresses veinent mon flanc. Tu mets à dormir ton alliance dans la terre.
C’est toutefois autre chose que ces aspects stylistiques je souhaite ici mettre en exergue : si le plaisir d’un texte peut nicher dans sa surface, là où les mots se lient ou s’entrechoquent pour en former la trame la plus perceptible, il se renforce si on discerne sous cette strate, la scrutant avec ce qui demeure d’une mémoire pétrie par les anciennes humanités, cet autre texte / ces autres textes que les paléographes nomment palimpseste(s).
Il y a dans ce type de lecture quelque chose d’éminemment proustien : comme si buter sur une phrase pourtant simple à comprendre mais qui semble résister pour quelque obscure raison (de même que « buter malgré soi contre les pavés assez mal équarris » de la cour de l’hôtel des Guermantes) vous obligeait à interroger vos souvenirs littéraires, à les creuser pour en extraire ce qui résiste et qui, surgissant tout à coup, vous projette dans un autre univers, dans une autre époque (Venise quelques décennies plus tôt, pour le Narrateur de La Recherche).
Cette expérience de la reconnaissance, gratifiante du fait qu’elle enrichit subtilement le texte d’une substance étrangère (et toute légère, puisque immatérielle, dépendant de la seule mémoire), je l’ai faite à la lecture de Rien, le ciel peut-être. Tandis que je parcourais ce texte magnifique, ce sont d’autres textes qu’il convoquait régulièrement, et non des moindres – de ceux qu’on ne lit plus guère, de nos jours où les humanités d’antan ont cédé à d’autres disciplines. Il y a, autant que du moderne, de l’antique, dans ce recueil, et cela transparaît dès les premières lignes où se trouve évoqué le sacrifice païen :
je te sacrifierai colombe, pur agneau, te ferai l’offrande d’os de seiches, de corne de narval – s’il s’en échoue sur la côte
On croirait lire Horace et son Fons Bandusiae (cras donaberis haedo). Ailleurs, c’est Sappho qui est nommément citée, dans un alexandrin quasi racinien
Sappho m’en est témoin, à qui tu t’es vouée
c’est Lucrèce et son caeli subter labentia signa qui transparaît dans
les longues étoiles [qui] glissent du ciel
c’est Virgile et son carmina vel possunt caelo deducere lunam que l’on reconnaît, sous-jacent à
à la lune, dès l’aube, tu ordonnes, et elle obtempère.
Catulle non plus n’est pas loin (nobis cum semel occidit brevis lux / nox est perpetua una domienda) sous
Et quand on meurt, dis, c’est pour toute la nuit ?
On lit en filigrane Ausone et sa Naissance des roses (De rosis nascentibus) sous ces phrases (aussi si malherbiennes) :
Grâce des fleurs si brève ; elle offre ses appas pour sitôt les ravir ; calice ne dure point – point ne durera ton faste ; la rose, née de tourbe, lui paie redevance, si féroce est le rapt des minutes fugaces.
Ces quelques extraits sont la preuve, s’il le fallait, que si on lit avec une culture, on n’écrit pas moins non plus avec une culture. Gageons que celle de Paloma Hermine Hidalgo, dans la puissante modernité des thématiques abordées, est toute classique, ce qui ajoute au plaisir que procure Rien, le ciel peut-être : et que ses mots les plus contemporains, les plus transgressifs, véhiculent sous couvert ceux de très vieux morts, auxquels ils reprêtent vie. Eros, on le sait, n’est jamais bien éloigné de Thanatos.
Paloma Hermine Hidalgo : données bio-bibliographiques :

Paloma Hermine Hidalgo grandit en milieu rural, marquée par la violence, la pédophilie à l’initiative d’amants de sa mère et la mort de celle-ci, qui conditionnent son goût pour les œuvres de la « rupture ». Elle poursuit notamment sa formation en philosophie, littérature et linguistique à l’Ecole normale supérieure d’Ulm-Paris et en commerce à HEC Paris, puis, lors d’un échange, à La Femis.
Modèle, comédienne et critique d’art autodidacte sous divers pseudonymes depuis ses dix-sept ans, elle a aussi signé des centaines de chroniques, en anglais et en français, sur la littérature, la philosophie, le théâtre pour Le Monde, Le Monde diplomatique, France Culture, Esprit, Europe, The Times Literary Supplement… Elle enseigne à Science Po Paris, tout en travaillant pour l’INA, l’Institut français, le Centre Wallonie-Bruxelles, l’UNESCO, etc.
Michel Deguy, le premier, la publie. « Subversifs », ses premiers livres, « autobiographies féeriques », mêlent cruauté, baroque, conte et mystique. Son premier livre, le récit poétique Cristina, tenu pour « inouï de grâce, unique et bouleversant » (Les Lettres Françaises) ou « remarquable d’équilibre » (Le Monde diplomatique), est salué par le monde littéraire : « Cristina constitue un Portique par lequel entrer en Littérature et directement dans ses régions vitales. Il n’est donné qu’à de rares foudroyés de faire pénétrer la lumière du langage dans la nuit du crime » (Alain Borer, préface). Son deuxième recueil, Rien, le ciel peut-être, lauréat Chenouard de la Société des Gens de Lettres et actuellement finaliste de l’Apollinaire Découverte, conte l’inceste mère-fille.
Son premier roman, Matériau Maman, paraîtra début 2024 aux Éditions de Corlevour.