Jean-Antoine de Baïf (1532-1589) : 7 épigrammes amoureuses

Qui est Jean-Antoine de Baïf ?

D’où vient, cruel Amour, que le gel et le feu
Sont ensemble tous deux à demeure en mon cœur ;
Que sous l’ardeur la glace est prise et ne fond point,
Que sous l’effet du froid, le chaud ne se tempère ?
Excessives douleurs, bourrelles de mon cœur,
Luttant, pour ma surprise, avec toutes leurs armes,
Sans que l’une l’emporte ou que l’autre se rende,
Mais croissant toutes deux, attisant la dispute !
Toi qui de ma poitrine es le maître implacable,
Il te faut recourir à l’un ou l’autre en moi,
Me meurtrir, soit de gel, soit de feu, les entrailles.
Qu’on me donne la mort ! J’accepte de mourir.
Mais rien ne peut changer ma folie amoureuse,
Et tant que dans mon cœur s’égaleront leurs forces,
Deux poisons ne pourront venir à bout de l’homme.


Qui fit, improbe Amor, geluque et ignis
ut nostro simul ambo corde perstent,
neque ardor glaciem liquet rigentem,
sed nec frigore temperetur aestus ?
Heu, cordi nimium graves dolores,
pugnantes variis modisque miris,
dum neuter superatve vel remittit,
ambo lite sed asperantur aucti.
Pectoris domine o mei severe,
in me utare licet vel hoc vel illo ;
nostra viscera vel gela vel ure.
Si mori datur, haud mori recuso.
Sed nec spero alium modum furori,
et dum pectore pugna fervet aequa,
non venena hominem duo necabunt.


« Cruel Amour, cruel ! » Mais à quoi bon toujours
aller disant ces mots maudits : « Cruel Amour ? »
Des mots, l’Enfant¹ se rit, se plaît à la fréquence
des cris ‒ et s’en repaît ‒ qui prouvent sa puissance.
Stupeur : d’où vient, Vénus, toi qui d’Amour est mère,
qu’un feu sortit de toi, native de la mer ?

¹ : il s’agit, bien sûr, de l’Amour (Cupidon) traditionnellement représenté sous les traits d’un enfant.

Dirus amor ! Dirus ! Sed quid juvat haec mala verba
___fando iterum atque iterum, dicere « Dirus amor » !
Verba puer ridet : convicia crebra libenter
___audit, et his probris pascitur ille suis.
Sed multum miror. Quo pacto, o Mater amoris,
___hunc ignem enixa es tu Venus orta mari ?


C’est blessure d’amour. Coule de la blessure
une larme de sang rebelle à toute cure.
Que faire ? Machaon ne guérirait mon corps
de quelque liniment que sa bonne main m’oigne.
Sois pour Télèphe ‒ moi ‒ le tendre Achille, alors.
Ta beauté m’a blessé : que ta beauté me soigne.


Vulnus amoris id est. Manat de vulnere sanguis
___lacrima quam non ars sisteret ulla potens.
Quid faciam ? Non me sanaverit ipse Machaon
___unguine quod miti leverit ille manu.
Telephus ipse ego sum. Tu sis mihi lenis Achilles.
___Vulnera forma dedit, vulnera forma levet.


Le temps, la pauvreté, guérissent de l’amour.
Mais si des deux aucun n’éteint le feu qui meurt,
La mort seule à l’amour peut apporter secours.


Sanant amorem temporis mora aut fames.
Nisi hac vel illa languet ignis mortuus,
potest amori sola mors afferre opem.


Toi qui aimes : préviens que ton esprit ne sombre
s’épanchant, pitoyable, en supplications.
Non : résiste en ton cœur, fais montre sur ton front
d’un masque de froideur, arbore un sourcil sombre.
Les femmes n’aiment guère en retour la fierté
mais se moquent de ceux que leur sort met à terre.
Le mieux, c’est en amour, un accord qui tempère
La morgue et la douceur avec égalité.


Quisquis amas, mentem ne tam demitte labantem
___ut fundas humiles tu, miserasque preces.
Corde sed obdura, monstres ut fronte severum
___vultum. Sed taetricum pone supercilium.
Femina vix umquam poterit redamare superbos ;
___at ridet quorum sors miseranda jacet.
Optimus ille in amore modus : Qui temperat aequis
___fastumque et molles imperiis animos.


Inconstante en amour, morguant qui je possède
j’extirpe de mon cœur après ceux-ci, ceux-là.
Je fuis qui m’aime, enjôle un qui ne m’aime pas,
s’il m’aime : prompte à fuir, cherchant qui lui succède.
Vénus, ses biens : mon but. Qui veut me critiquer :
qu’il demeure, le pauvre, en ses liens étriqués.


Respuo quem teneo mutando semper amore,
___excipioque alios post aliosque sinu.
Qui me amat hunc fugio ; qui non amat hunc ego capto,
___si me amet ut fugiam mox, aliumque petam.
Divitias Veneris sector. Mea qui improbat acta,
___pauper in adstricto conjugio maneat.


M’offrant des fleurs, Méline² a pris mon cœur ‒ friponne ! ‒
Je suis sien, malléable, hélas : la cire au feu.
Elle est noiraude : eh quoi ? Noir est ce qu’on tisonne.
Mais l’ardeur fait rougir, frais rosier, l’amoureux.

² : en grec ancien : noire, ou foncée de peau.

Me dono rapuit serti lasciva Melaenis.
___Sum suus, utque igni cera, liquesco miser.
Nigrior est : quid tum ? Carbones sunt quoque nigri.
___Sed flamma tacti, ceu rosa verna, rubent.

(in Carmina [1577])


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Matthias Claudius (1740–1815) : La jeune fille et le trépas / Der Tod und das Mädchen

Qui est Matthias Claudius ?

La jeune fille :

Va ton chemin, je le répète !
Va-t’en, tas d’os, cruel trépas,
Je suis encor, bien cher, jeunette :
Va-t’en, et ne me touche pas !

Le trépas :

Donne-moi ta main, ma belle et charmante !
Je viens en ami, non pour te punir :
Cruel, moi ? que non ; toi, sois confiante,
Tu pourras en paix dans mes bras dormir.

NB : La mort (der Tod) étant masculin en allemand, je traduis le terme par trépas plutôt que par mort pour conserver la relation sexuée des deux locuteurs.


Das Mädchen:

Vorüber! Ach vorüber!
Geh wilder Knochenmann!
Ich bin noch jung, geh Lieber!
Und rühre mich nicht an.

Der Tod:

Gib deine Hand, du schön und zart Gebild!
Bin Freund, und komme nicht, zu strafen:
Sei gutes Muts! ich bin nicht wild,
Sollst sanft in meinen Armen schlafen.


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Stefan George (1868-1933) : Un royaume solaire / Ein reich der sonne

Qui est Stefan George ?

Tu veux que nous fondions un royaume solaire
Où nous aurions nous seuls la joie en apparat ·
Vous qui êtes sacrés, bois et chemins grégaires
Avant que ne se perde et notre et votre éclat.

Puisse nous contenter cette vie tranquille ·
Puissions-nous ici vivre en hôtes obligés !
Et toi de concevoir mot, chant, pour que docile
La plainte vole et branche aux rameaux élevés.

Toi d’entonner le chant des prairies bourdonnantes ·
Le chant devant la porte, au soir, plein de douceur,
D’apprendre à tolérer, tout bonnement puissante ·
En un humble sourire enterrant chaque pleur :

L’oiseau quitte en fuyant devant l’âcre prunelle ·
Le papillon se musse au coup de vent hurleur,
Et le vent dissipé, derechef étincelle ‒
Et qui a jamais vu sangloter une fleur ?


Du willst mit mir ein reich der sonne stiften
Darinnen uns allein die freude ziere ·
Sie heilige die haine und die triften
Eh unsre pracht und ihre sich verliere.

Dass dieses süsse leben uns genüge ·
Dass wir hier wohnen dankbereite gäste!
Und wort und lied ersinnst du dass gefüge
Die klagen flattern in die höchsten äste.

Du singst das lied der summenden gemarken ·
Das sanfte lied vor einer tür am abend
Und lehrest dulden wie die einfach starken ·
In lächeln jede träne scheu begrabend:

Die vögel fliehen vor den herben schlehen ·
Die falter bergen sich in sturmes-toben
Sie funkeln wieder auf so er verstoben –
Und wer hat jemals blumen weinen sehen?

(in Das Jahr der Seele, L’Année de l’âme [1897])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Stefan George (1868-1933) : L’été victorieux / Sieg des Sommers

Qui est Stefan George ?

Balancement des airs, tel qu’en un changement ·
Du ciel gris, de doux feux amorçant la rupture
Et bruissant vers ma terre un souple élancement
M’apportent une invite à nouvelle aventure

Toi au long des années ma foi mon éclairage
Près de toi · où étaient les témoins stupéfaits
D’espérance et de peur · auprès de ce feuillage.
Car le bonheur nous sera-t-il montré jamais

Si la nuit désormais l’attirante étoilée
Dans un jardin fertile et vert ne le saisit ·
Si la cueille de fleurs, plénitude moirée,
Si le vent chaud ne le trahit ?


Der lüfte schaukeln wie von neuen dingen ·
Aus grauem himmel brechend milde feuer
Und rauschen heimatwärts gewandter schwingen
Entbietet mir ein neues abenteuer

Du all die jahre hin mir glanz und glaube
Bei dir · und wo die stummen zeugen waren
Von hoffen und von angst · bei diesem laube.
Denn wird das glück sich je uns offenbaren

Wenn jezt die nacht die lockende besternte
In grüner garten-au es nicht erspäht ·
Wenn es die bunte volle blumen-ernte
Wenn es der glutwind nicht verrät?

(in Das Jahr der Seele L’Année de l’âme [1897])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Stefan George (1868-1933) : Dans le parc qu’on dit mort / Komm in den totgesagten park

Qui est Stefan George ?

Dans le parc qu’on dit mort, descends pour regarder :
Le reflet de lointains et souriants rivages.
Inespéré, le bleu venu de purs nuages
Éclaire les étangs, les sentiers diaprés.

Saisis la profondeur du jaune et le gris mou
Des bouleaux et des buis. Comme le vent est doux.
Elles n’ont point fané, les roses de l’automne.
Choisis-les, baise-les, tresses-les en couronne.

Sans oublier non plus les ultimes asters.
Les sarments empourprés de la vigne sauvage.
Et ce qui reste aussi d’existence et de vert
Fonds-le légèrement dans l’automnale image.


Komm in den totgesagten park und schau:
Der schimmer ferner lächelnder gestade.
Der reinen wolken unverhofftes blau
Erhellt die weiher und die bunten pfade.

Dort nimm das tiefe gelb. Das weiche grau
Von birken und von buchs. Der wind ist lau.
Die späten rosen welkten noch nicht ganz.
Erlese küsse sie und flicht den kranz.

Vergiss auch diese lezten astern nicht.
Den purpur um die ranken wilder reben.
Und auch was übrig blieb von grünem leben
Verwinde leicht im herbstlichen gesicht.

(in Das Jahr der Seele, L’Année de l’âme [1897])


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

%d blogueurs aiment cette page :