Juan Verzosa (1523-1574) : Trois épigrammes pétrarquisantes pour Charina

Quel donc étais-je avant de connaître l’amour,
Quel donc étais-je ? – Au moins savais-je décider.
Je savais décider : tout ce que me dictait
Ma sobre volonté m’était facile à faire.

Je ne sais aujourd’hui ce que je veux ou peux,
Je ne sais distinguer facile et difficile.
– Mais je sais que mes courts instants de volupté
Sont précédés, flanqués et suivis de douleur.

*

Lorsque, percé par tes yeux noirs, je te contemple,
De désirs je n’ai plus, ni passés, ni présents,
Je loue tes tours, Vénus, et tes traits sûrs, Amour,
Je loue la destinée qui m’a donné ma vie,
Je loue mes insomnies, mes cruelles douleurs,
De toutes recueillant l’inestimable prix,
Je loue le sort pressant qui a fait que je t’aime,
Fusses-tu plus que pierre ou plus dure qu’acier.

*

Oh, je pourrais, voulant, je voudrais, pouvant, rompre
Ces chaînes, et pourtant je ne veux, ni ne puis,
Et ne sais si ne veux ou ne puis : mais doutant
Tour à tour de pouvoir, de vouloir, le pourrais-je.
Ah qui donc m’a poussé sur ces Syrtes, hélas !
Dont je ne puis me retirer ni m’éloigner !


Qualis eram, cum non noram quidnam esset amare ?
Qualis eram ? Arbitrii certe ego victor eram.
Victor eram, et moderata mihi quodcumque voluntas
Dictabat, factu perfacile illud erat.
Nunc neque quid cupio scio, nec quid denique possum,
Nec quid difficile est, nec scio quid facile.
Sed scio quod capitur quoties mihi parva voluptas
Anteit et simul est, subsequiturque dolor.

*

Cum te conspicio nigris infixus ocellis,
Nec volo quod cupii, nec volo quod cupiam,
Laudo astus Veneris, certosque Cupidinis ictus,
Et laudo vitae provida fata meae,
Et laudo vigiles curas saevosque dolores,
Illorumsque ingens hoc capio pretium,
Et laudo quod te fuerim compulsus amare,
Sis quamvis saxo durior et chalybe.

*

Possem si cuperem, cuperem si rumpere possem
Hos laqueos, verum nec queo nec cupio.
Et latet an nolim, an nequeam ; nam saepe nequire,
Saepe, licet possim, nolle mi videor.
Ecquis in has Syrteis me compulit, unde retrorsum
Nec miseo regredi, nec procul ire licet ?

(in Charina sive amores [première édition : 1781] ; épigrammes  XXXII, XL et LX)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Julio Aelio Crotto (XVIe siècle, Italie) : Trois épigrammes de style précieux

Si nombreux les brandons qui me brûlent, Arnide,
Sortant continûment de tes yeux enflammés,
Que tempêtes de pleurs et que pluies d’amertume
N’y peuvent rien – bientôt, je serai cendre tiède ;

Tempêtes, à rebours, de pleurs, pluies d’amertume
Sourdront si continues de mes yeux malheureux
Que les flammes sortant, Arnide, de tes yeux,
N’y pourront rien – bientôt je serai ru menu.

Arnide, brûle-moi sans que je perde vie,
Ou du fait de tes feux, ou du fait de mes pleurs.

*

Je pars, t’abandonnant le meilleur de moi-même,
Élie : dans ma folie, résignant cœur et âme,
– Qui le croirait ? – j’emporte une plaie sans remède,
Une plaie éternelle, éternel ulcéré.

Ô prodige où la main de Vénus est à l’œuvre !
Je pars et suis vivant, privé de cœur et d’âme.

*

Embrasé, Phaéton, chu du char de son père,
Éteignit son ardeur dans les ondes du Pô :
Échauffée de fumées et de feux, l’eau pâlit,
Quand au milieu des flots tomba la pâle ardeur.
– Mais moi, détruit, noirci par les flammes d’Amour,
Le fleuve aux eaux gonflées n’a point su me détruire.
Vieillard blanchi, aux joues barbues d’écume, hirsutes*,
Serais-tu paresseux, as-tu moins de pouvoir,
Ou en ai-je, moi, plus ? – Dur pouvoir de la dure
Vénus, qui incendie les vents, les mers, les fleuves.

* : Il en va sans doute de la personnification du Pô, ou d’un autre fleuve.

Usquc adeo innumeris torres, mea mi Arni, favillis
Quae assidue e roseis prosiliunt oculis;
Ut ni mi lacrimarum hiemes, atque imber amarus
Officiat ; tepidum jamjam abeam in cinerem,
Et rursus lacrimarum hiemes, atque imber amarus
Tam assidue miseris mi effluit ex oculis;
Ut ni mi, Arni, tuis qui prosilit ignis ocellis
Officiat ; tenuem jam jam abeam in fluvium.
Me mea jam, Arni, ure, et vitam ne deserat humor,
Sive tuis flammis, sive meis lacrimis.

*

Discedo, et tecum melior pars, Aelia, nostri
Vivit : eo demens absque anima atque animo,
Quis credat? vulnus mecum insanabile, vulnus
Aeternum, aeternum saucius hinc refero.
O Paphiae , et Gnydiae factum admirabile dextrae!
Discedo, et yivo absque anima, atque animo.

*

Incensus patrio Phaëthon delapsus ab axe,
Ardorem extinxit fluctibus Eridani:
Cum fumo, et flamma pallens excanduit unda:
Cum periit media Pallidus ardor aqua.
Sed me candenti Veneris face perditum, et atrum,
Non potuit tumidae perdere fluctus aquae.
Cane senex, horret mento cui spumea barba,
Anne adeo segnis, et tua vis minor est?
An mea vis major ? saevae vis saeva Diones,
Quae ventos urit, & maria, et fluvios.

(in Carmina illustrium poetarum italorum tomus tertius [1719] pp. 521-2, pp. 522-3 et p. 523)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Giovanni Battista Evangelista (XVIe siècle ? Italie) : Deux épigrammes passionnément amoureuses

Pourquoi briser un cœur brisé, cruel Amour,
L’arracher, le broyer – lui bourrelé de flèches –,
Ajouter peine à peine, et douleur à douleur,
Et blessure à blessure, et des flammes aux flammes,
Et redoubler tes coups, darder tes traits qui volent ?

– Arrête, je me meurs, arrête, enfant barbare !
Ces blessures en nombre, et récentes, sont vaines :
Traits, feux ne trouveront de place encore libre.
Je te suis, moi ta proie : dépose ici tes flèches.
Épargne un innocent, ta gloire en grandira.

*

Ainsi, aux vieilles plaies et aux anciennes flammes,
Tu joins, cruel Amour, des traits, des feux nouveaux ?
L’amoureux qui brûlait pour Phyllis, pour Cassandre,
Brûle d’un tiers amour pour Lucie, le pauvret !
Cassandre avec Phyllis fendait son cœur blessé :
C’est Lucie depuis peu qui fend son cœur impie.

Phyllis, ce sont ses yeux, Cassandre ses cheveux
Qui m’ont séduit, Lucie – jolie – son beau visage.
Mais ce nouvel amour n’a pu chasser les autres :
Il donne un feu nouveau sans éteindre les vieux.
Je les veux toutes trois – je meurs, même supplice !
C’est le même délice et le même plaisir.

Désirant ce feu triple et ces triples blessures,
À moi seul je serai la proie, las !, d’elles trois.


Quid lacerum laceras pectus ? quid corda sagittis
Improbe contundens saucia vellis Amor ?
Quid poenam poena, cumulasque dolore dolorem ?
Quid flammas flammis, vulnera vulneribus ?
Quid geminas ictus ? quid tela, volantia torques ?

Desine, jam morior, desine saeve Puer.
Quae modo multa facis, sunt irrita vulnera, nullum
Inveniunt vacuum tela facesque locum.
Te sequimur, tua praeda sumus, depone sagittas :
Servasse insontem gloria major erit.

*

Ad veteres igitur plagas, flammasque vetustas
Saeve Amor adjicies tela facesque novas ?
Urebat Phyllis, Cassandra urebat amantem;
Lucia nunc miserum tertius urit Amor.
Saucia caedebat Cassandra, et pectora Phyllis:
Impia nunc caedit Lucia corda recens.

Luminibus Phyllis cepit, Cassandra capillis :
Lucia formosa pulcrior ore capit.
Non novus antiquos potis est detrudere amores :
Non tollit priscas, sed nova flamma facit.
Hanc cupio ; opto illas, pariter cruciatque necatque ;
Delectant pariter, proh pariterque placent.

Vulnere sic triplici, triplici sic igne petitus,
Unus ero infelix apta rapina trium.

(in Carmina illustrium poetarum italorum tomus quartus [1719] p. 124)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

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