Virgile, l’Enéide, chant XI, 1 (vers 1 à 138)

Aurore cependant monte et quitte l’océan :
Énée, quoiqu’il désire prendre le temps d’inhumer ses camarades
– et le souci l’en presse ; troublé, il pense, aux funérailles –
au point du jour s’acquittait en vainqueur des promesses faites aux dieux.
Un chêne gigantesque ébranché de partout
est dressé sur un tertre, on le revêt d’armes qui brillent,
dépouilles du roi Mézence – trophée offert à toi,
grand dieu de la guerre ! Il y croche le panache où le sang ruisselle,
les traits rompus de l’homme et la cuirasse en douze endroits visée
et trouée ; le bouclier de bronze, à la main gauche
l’attache, et au cou suspend l’épée [à garde] d’ivoire.
Alors, comme toute l’accompagnait en cercle
la foule des chefs, il exhorte ses compagnons qui l’acclament :

« Soldats, le plus gros est accompli, que toute crainte soit écartée
de ce qui reste ; ces dépouilles – celles d’un roi plein d’orgueil –
les voici prémices, et par le fait de mes mains voici Mézence.
Maintenant faisons route vers le roi et les murs des Latins.
Mettez du cœur à préparer vos armes, et de l’espoir dans la guerre à venir.
Que nul délai, sitôt que d’arracher nos enseignes
les dieux nous aurons fait le signe et de sortir du camp nos jeunes,
ne nous retienne, ignorants, ou que ne nous retarde, par couardise, nulle idée de mollesse.
Pour l’heure, les corps sans sépulture de nos camarades
confions-les à la terre : seul honneur qui vaille au plus profond de l’Achéron.
Allez », dit-il, « et ces âmes non-communes, qui par leur sang nous ont
donné cette patrie, honorez-les des suprêmes
hommages, et qu’avant toute chose à la ville affligée d’Évandre
soit envoyé Pallas, emporté, de valeur bien pourvu,
par un jour noir qui dans la mort l’a plongé avant terme. »

Ce dit-il, en larmes, et il reprit son pas vers la demeure
où reposait le corps sans vie de Pallas, veillé
par le vieil Acétès, d’Évandre de Parrhasa
porte-écu jadis, mais sous de moins heureux
auspices alors donné pour camarade à l’élève qu’il aimait.
Autour, tout le groupe des serviteurs, Troyens en foule,
et femmes d’Ilion cheveux funèbrement dénoués selon le rite.
Mais quand aux portes hautes Enée se fut porté,
c’est plainte immense qu’aux astres elles poussent,
se frappant la poitrine ; le palais mugit douleur et peine.
Lui, voyant, pâles comme neige, la tête surhaussée de Pallas et son visage,
et la blessure ouverte dans la poitrine adolescente
par l’épieu d’Ausonie, il parle ainsi dans la montée des larmes :

« Malheureux enfant, comme elle venait propice,
Fortune, envieuse de ta présence à mes côtés, t’a refusé de voir
notre royaume et d’être en vainqueur chez ton père reconduit ?
Ce ne sont pas là les promesses que pour toi à Évandre, ton père,
en partant j’avais faites, quand m’embrassant, sur mon départ,
il m’envoyait vers le grand royaume, me prédisant, saisi de crainte,
âpres guerriers et combats contre un peuple aguerri.
En cet instant, possédé tout entier d’une vaine espérance
peut-être il fait des vœux, charge les autels d’offrandes.
Nous, c’est un jeune homme sans vie et qui de rien n’est plus aux dieux du ciel
redevable qu’éplorés nous accompagnons de vains honneurs.
Malheureux, tu verras les cruelles funérailles de ton fils !
Voici bien notre retour, les triomphes attendus !
Voici bien ta grande confiance en moi ! – Au moins n’est-ce, Évandre, un fuyard aux blessures
honteuses que tu verras : à ton fils réchappé du danger tu n’auras
toi son père, à souhaiter de mort cruelle. Hélas, quel grand
soutien, Ausonie, tu perds, et quel grand tu perds, Iule ! »

Cette déploration faite, d’emporter le corps du pauvre mort
il ordonne et, choisis parmi l’armée entière, envoie
mille hommes escorter le convoi suprême
et prendre part aux pleurs d’un père, réconfort à un deuil
l’un petit l’autre immense, mais qu’on devait à la douleur d’un père.
Sans tarder, claies et souple basterne
de rameaux d’arbousier se tressent, et de chêne flexible :
le lit se dresse, qu’obombre un dais de frondaisons.
Le jeune homme sur une jonchée champêtre y est hissé :
on dirait, cueillie de virginale main, fleur
de tendre violette ou de languide hyacinthe,
dont l’éclat ni la beauté ne seraient évanouis
– mais la terre, sa mère, plus ne l’alimente ni de force ne lui prodigue.

Énée apporte alors deux habits, d’or et de pourpre
empesés, qu’heureuse d’œuvrer pour lui
de ses mains naguère Didon la Sidonnienne
avait faits, d’or fin brochant la toile.
De l’un, suprême honneur, le jeune homme
il revêt tristement, d’un pan couvrant une chevelure destinée à brûler ;
puis, maintes dépouilles du combat des Laurentes
réunies en butin, ordonne en long convoi de les acheminer,
y joint chevaux et dards pris à l’ennemi.
Mains au dos sont enchaînés ceux qu’il dépêche en sacrifice
aux ombres – tranchée, leur gorge ensanglantera les flammes –,
il fait des armes ennemies revêtir des troncs [d’arbres], et ordonne
à ses capitaines de les porter eux-mêmes – avec, dessus fichés, les noms funestes.
On amène, par son âge épuisé, le malheureux Acétès
qui des poings se bourrelle la poitrine et des ongles le visage,
et se jette à terre, et s’y allonge à plein corps.
D’autres portent la lance et le casque, le reste l’a Turnus,

son vainqueur. Puis une phalange en deuil : en file, Troyens,
tous les Tyrrhéniens, Arcadiens l’arme à l’envers.
Quand toute, au loin, se fut avancée la ligne des compagnons,
Énée fit halte et ajouta, dans un profond gémissement :

« Vers d’autres larmes, désormais, pareilles horribles destinées guerrières
nous appellent : adieu pour toujours, très noble Pallas,
pour toujours adieu. » Sans plus mot dire vers les hautes
murailles il tendit, portant ses pas vers le camp.

Déjà s’y trouvaient des porte-paroles de la ville latine,
arborant des rameaux d’olivier, demandant pour faveur
que les corps, dont le fer avait jonché la plaine,
leur soient rendus, que sous un tumulus on en permette la mise en terre ;
combat-on des vaincus, des [êtres] sans éther ?
qu’on épargne qui « hôtes » naguère, et « beaux-pères », étaient appelés.
Le bon Énée à leurs demandes très recevables

donne suite favorable, et ces paroles ajoute :

« Quelle fortune indigne vous a donc, Latins,
engagés dans si grande guerre que vous nous fuyez, nous vos amis ?
La paix, c’est pour les morts, les tués par les hasards de Mars
que vous m’en priez ? Vrai, c’est aussi aux vivants que je voudrais l’accorder.
Je ne suis venu que du fait de destins me donnant un lieu pour séjour,
je ne mène pas la guerre contre [votre] nation : le roi est revenu
sur son hospitalité, préférant se fier aux armes de Turnus.
Plus juste eût-il été que Turnus s’oppose à cette mort.
S’il se prépare à de ses mains finir la guerre, à repousser les Troyens,
c’est avec moi qu’il aurait dû se battre, contre ces armes-ci :
aurait vécu celui [de nous] auquel la vie par un dieu ou sa dextre eût été donnée.
Allez, maintenant, et à vos malheureux concitoyens boutez le feu. »

Énée avait parlé. Eux s’effaraient en silence,
et s’étant retournés tenaient entre eux regards et bouches.
Alors le vieux Drancès, depuis toujours de haine et de grief
animé contre le jeune Turnus, à sa bouche à son tour
porte ces mots : « Toi qui, grand de renom, es plus grand par [t]es faits d’armes,
héros de Troie, par quels éloges au ciel te pourrais-je égaler ?
T’admirerai-je en premier pour ta justice ou pour tes exploits guerriers ?
Nous autres, nous allons, reconnaissants, porter ces mots à la ville de nos pères,
et toi, si la fortune en ouvre le chemin, au roi
latin nous t’unirons : que Turnus se cherche des alliances !
Bien plus, élever de murs la masse voulue par le destin,
porter à l’épaule des pierres d’une Troie [nouvelle], ce nous sera plaisir. »
Il avait parlé, leurs bouches à l’accord frémissaient de ces mêmes paroles.

Sur deux fois six jours ils s’accordent, et la paix s’ensuivant,
parmi les bois Troyens, Latins se mêlent impunément,
et vaguent sur les collines. Résonne, altier, sous le fer à deux ailes,
le frêne, on abat, poussés jusqu’aux astres, des pins ;
les chênes, sous les coins, et les cèdres odorants, d’être fendus
ne cessent, ni d’être – et les charriots gémissent – charroyés les ornes.

(la suite ici)

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