Aturrus (nouvelle)


J’ai développé pendant deux décennies un rapport assez intime avec le Sud-Ouest et les Pyrénées.
J’en parle dans cette courte nouvelle, publiée en 2009 dans la revue Le Festin.

Aturrus 

Aturrus

Ce texte est paru
dans le centième numéro
(Lumières du Sud-Ouest)
de la revue bordelaise Le Festin.

Ma belle-mère venait de mourir. Deuil épais dans la villa posée à fleur de Pau, banlieue rupine, en marge des premiers maïs murmurant verts vers les Pyrénées. Gilles, mon beau-père, ce matin-là (juillet, jour de semaine) : on pourrait monter jusqu’au Pic du Midi se changer les idées, puisqu’il fait beau, beth ceu de Pau ; et fredonne un peu triste : et la chanson, je ne la connaissais pas,
Beth ceu de Pau
Quan te tournereï bede
ah mais c’est Marcel Amont qui chantait ça dans les années soixante ; Amont, d’ailleurs, c’est une incitation à la montagne, et on trouvera en haut de quoi nous sustenter, avaler quelque chose, le restaurant est ouvert tous les jours en saison.

D’abord, la route est assez plate, puis elle relève la tête, observant le ciel – ainsi font les vaches quand le temps tourne à l’aigre, dressant avec angoisse le mufle vers les nuages et beuglant ; mais une route quand même gaie, sous le bon frêle soleil, et qui délivre à perte de vue les vert et bleu, comme une mer frisant loin devant, dégagée, sans écume.

Après Tarbes s’entame la côte longeant l’Adour ; et ces noms de cours d’eau, fait Gilles, sont vieux comme le monde, même les Romains n’ont pas pu les changer : ça crée la géographie millefeuilles, faite de lieux superposés, parce qu’Adour, ça vient d’un très ancien aturrus, qui donne en France Eure, Orne, Ourcq, en Espagne Tarazona, Tossa de Mar, etc. Comme quoi, le Béarn, hein, ça condense espace et temps, et rouler contre ce bout de gave c’est amonter les millénaires et les lignées de ces bouches mâchouillant ce vieux mot d’aturrus qu’on mastique ailleurs aussi, et qui donne alors d’autres termes ; et si on les pose, tous ces mots, sur aturrus comme des petits enfants sur le ventre de leur mère, ça représente une flopée de plaines, collines, montagnes, de rivières et de fleuves, de villes et de villages, tout ça sur le pic. On ne se figure pas : mais là nous allons dans un paysage en quatre dimensions (si on ajoute aux trois le temps), et c’est comme si on remontait aux sources du langage, vers aturrus – à cause que iturri, en basque, ça veut dire source, justement, et qu’on se trouve, au Pic du Midi, presqu’aux sources de l’Adour.

Plus haut le ciel n’est plus bleu mais gris, pris dans une brume qui va s’épaississant ; rien d’uniforme, toutefois, des bancs, plutôt, qu’on traverse et qui s’estompent, et on est dans le bleu, puis on est dans le gris, et la roche, en ce pays minéral, est grise aussi, qui affleure parmi les prairies d’alpage où paissent brebis, rares bovins. En voiture, on ne peut aller plus avant, parking, donc, et voici que nous foulons, seuls, un chemin de terre ; pas d’autres marcheurs – que, solitaires, nous.

Dans la brume, d’abord on n’a rien perçu, juste une odeur sucrée nous titillait les narines, d’abord vague, puis plus nette à mesure, et on se dit peut-être une de ces plantes avec lesquelles on élabore les liqueurs, Izarra verte ou jaune tant c’est à la fois doux et fort ? Puis sortant du brouillard – d’un coup : grand bleu sur le vert d’un vaste pré muré bas, poneys pâturant la bruyère : et cet essaim gigantesque et barbare d’oiseaux larges, là-bas, rugueux, aigus – vautours lents, clapant dans l’air comme drapeaux à la bise, charognant un poulain mort : on voyait sa carcasse dans l’herbe et de là levait l’odeur animée de guêpes et de frelons.

Médusés, face au ballet funèbre, fascinés par ce festin brouillon d’ailes, de becs et de chairs noires ; et j’ai murmuré quelque chose d’emphatique, genre « La voici, la source de tout langage » – et ça n’avait guère de sens, l’Adour prenant bien plus à l’est dans la montagne. « On ne sort finalement pas de la mort, qu’on soit en bas, qu’on soit en haut ; même, quand on monte, c’est un peu plus atroce. Beth ceu de Pau ? On dit « bleu », « vert », on devrait dire « noir », plutôt. Midi trompeur, là : nuit, minuit, sans lune. »

—  On a dû, les mots, les inventer pour ça : pour contrer les vautours ; d’ailleurs iturri, aturrus, Adour, vautour, c’est un même bruit, non ?…

Plus envie de cime : nous avons rebroussé chemin, avalant gravement vers la plaine. Le temps s’était couvert, il a plu sur Tarbes, il a plu sur Pau, la lourde pluie rapace ; et les maïs frémirent noirs tout au long du retour.

© Lionel-Edouard Martin 2009

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