Bêtes mortes (inédits 1993-1994)


La vie leur est
plus nettement délimitée qu’aux hommes :
six mois pour un poulet
un an pour un cochon
c’est le temps qu’il faut
pour que les chairs se fassent
à coups d’ergots dans le fumier
et que le lard inépuisable
s’accommode
des jeux de paumes
qui jaugent
son épaisseur au travers de la peau


Sur le pelage de la bête
l’adoubement d’une main d’homme
n’est jamais innocente
s’il s’agit de palper
ce qui croît sous la peau
et laisse augurer bien
de la mort prochaine et rassurante
n’est dévolue
qu’au dos courbe de la chatte
carnassière invétérée
la caresse pure


On jette les peaux fraîches
en pâture aux fouines
aux rats
sous la haie d’épines
couverte en octobre
de baies lie-de-vin
comme autant de prunelles
Argus de bois vif
mateur de ces curées de parchemin
où les canines
cisaillent
les dermes morts et les dermes vivants


Ca doit faire
mal quand on tranche
avec le coutelas
aiguisé sur la meule
usée par le frotti-frotta
de l’acier inoxydable
où le maître de forge
a gravé son nom
pour que la bête
profite à l’agonie
d’un peu de tendresse
implacable

(© LEM 1994)

 

L’orage (inédit 1993-1994)


L’orage
astique ses cuivres
sur la peau de bique
d’un champ d’orge mûr
ses quarts et ses gamelles
ses bidons
bringuebalent de partout
qu’en fait-il quand il les a
fourbis ?
il aiguise ses éclairs
sur le fusil d’acier du paratonnerre
tout cela sent le meurtre
rituel du cochon
les chaudronnées d’entrailles
qu’on cuit
l’orage est un
tueur de bêtes

(© LEM 1993)

 

Épaves dans les champs (inédits 1993-1994)


Comme ils n’ont pas de quoi
bâtir
en bonne pierre profitable
ils abritent leurs outils
dans de vieilles camionnettes
réformées de l’administration
dépecées au préalable
de tous les abattis dont il se fait négoce
et leurs carcasses de tôle ondulée
couvent les labours
façons de vieilles poules
têtues et solitaires
qu’on laisse au nid sur l’œuf de plâtre
avant l’ultime soupe grasse


Dans les vignes le J9
pourrit nu-pieds
le ventre plein de socs et de serfouettes
on s’installe à l’occasion
au vieux volant grippé de rouille
des fois qu’une ombre de moteur
roucoulerait sous le capot
mais rien
on noie son désespoir
dans une lampée d’eau-de-vie
la bouteille est cachée
sous le siège qui chuinte


La Juvaquatre est dans le pré
pintade vidée bridée de rebuts
et les portières dégondées
ravaudent la haie vive où l’épine est crevée
dans la grange les banquettes
sont accueillantes pour la sieste
et l’amour s’il ne fait pas trop froid
la semence qu’on y laisse
ce n’est pas pire au fond
que la fiente des volailles
qui la nuit juchent
dans l’habitacle ventre ouvert


Le car un
cheval y regarde
il n’y a plus de percheron
la ligne est fermée depuis si longtemps
le cheval serait-il de carton comme
ceux des chevaux de bois le car est
ferré des quatre pieds on
lui a pris ses brodequins


Il n’y a pas de bateau
pourtant cela moutonne
rien qu’un vieil autobus
qui brame encor pour peu qu’on presse
le Klaxon la batterie
alimente en courant la clôture
les vaches qui s’y frottent
en sont tout émues
c’est lui le gardien le
geôlier légitime
pour avoir fait déjà
l’expérience de la mort


Le champ de colza
suce la moelle
de l’Estafette bouton-d’or
posée là
d’ancestrale mémoire
elle y digère l’outillage
qu’on enfourne dans son ventre
socs pour crever la terre
grattoirs
râteaux
un jour il n’en restera plus
que des formes sans substance
fantômes de choses
travaillés par le songe
des hommes sans pitié

(© LEM 1993)

 

%d blogueurs aiment cette page :