Ausone (309/310-394/395 ap. J.-C.) : Épigrammes

Écho (Alexandre Cabanel, 1874)

Écho (Alexandre Cabanel, 1874)


La nymphe Écho s’adresse à un peintre

« Tu cherches en vain, peintre, à me représenter
Guignant une déesse inconnue de tes yeux.
Fille de bouche et d’air, mère d’un signe vide,
Je délivre des sons dépourvus de tout sens.

Rendant l’ultime accent de mourantes paroles,
Je suis en m’en jouant des mots autres que miens.
J’habite ton oreille où je pénètre Écho :
Peins un bruit, si tu veux me peindre à mon image. »


À Galla, vieille fille qui vieillit 

Je te disais « Galla, l’on vieillit, le temps passe,
Joue des reins ! L’on blanchit à jouer les rosières. »
Mais rien ; l’âge est venu sans que tu le remarques,
Tu ne peux rattraper des jours qui ne sont plus.

À présent tu te plains de tes « non » d’autrefois
Et de n’être plus belle ainsi que tu le fus.
Baisons toujours, goûtons ces joies fanées : j’aurai
Non pas ce que je veux, mais ce que je voulais.


À Galla : je m’en vais, mais je reste

« Je m’en vais, mais sans moi ‒ car sans toi. Je ne suis
Tout, Galla, qu’avec toi, de toi-même étant part.
Je m’en vais pour moitié, et de cette moitié
Je m’en vais amoindri ‒ pour vivre en double lieu.

Car où que je m’en aille, avec toi je serai,
N’emportant qu’une part de moi-même, et minime.
D’un moi, me voici deux : mais j’emmène la moindre
Part de moi, te laissant des deux parts la plus grande.

‒ Je serai, de retour, tout à toi, nulle part
Ne venant se soustraire à ta mainmise. Adieu. »


Supplique de Marc à Vénus

― J’aime une qui me hait, je hais l’autre qui m’aime.
Fais-nous, belle Vénus, sortir de cette embrouille !
― C’est facile : inversons vos penchants amoureux :
Haine ici, amour là.
___________________― Je vais souffrir encore !

― Tu veux aimer les deux ?
________________________― Si les deux m’aiment, oui !

― La balle est dans ton camp : pour être aimé, Marc, aime.


Un lièvre happé par un chien de mer

Comme un lièvre courait sur la plage en Sicile
Il fut, fuyant les chiens, pris par un chien de mer.
« Tout conspire, fit-il, terre et mer, à ma perte :
Peut-être aussi le ciel, si quelque chien s’y trouve. »


Méditation sur une épitaphe illisible

Un certain Lucius ; une lettre suivie
De deux points, qui fait « L » le prénom, toute seule.
Suit un M gravé ‒ crois-je, on ne voit pas tout l’M,
Car il en manque un bout, la pierre étant brisée.

Qui donc, quel Marius, Marcius, Metellus,
Ici gît ? Nul indice un peu sûr ne l’indique.
Ici gît l’alphabet, arraché, mutilé,
Toute chose a péri dans le chaos des signes.

S’étonner de la mort, quand les tombes succombent,
Et que meurent aussi les pierres et les noms ?


Vane, quid affectas faciem mihi ponere, pictor,
ignotamque oculis sollicitare deam?
Aeris et linguae sum filia, mater inanis
indicii, vocem quae sine mente gero.

Extremos pereunte modos a fine reducens
ludificata sequor verba aliena meis.
Auribus in vestris habito penetrabilis Echo:
et si vis similem pingere, pinge sonum.


Dicebam tibi: «Galla, senescimus. Effugit aetas.
Utere rene tuo: casta puella anus est».
Sprevisti: obrepsit non intellecta senectus
nec revocare potes qui periere dies.

Nunc piget et quereris, quod non aut ista voluntas
tunc fuit aut non est nunc ea forma tibi.
Da tamen amplexus oblitaque gaudia iunge;
da: fruar etsi non quod volo, quod volui.


Vado, sed sine me ; quia te sine : nec, nisi tecum,
Totus ero ; pars cum sim altera, Galla, tui.
Vado tamen, sed dimidius : vado minor ipso
Dimidio : nec me jam locus unus habet.

Nam tecum fere totus ero, quocumque recedam.
Pars veniet mecum quantulacumque mei.
Separor unus ego : sed partem sumo minorem
Ipse mei ; tecum pars mea major abit.

Si redeam, tibi totus ero : pars nulla vacabit,
Quae mox non redeat in tua jura. Vale.


«Hanc amo quae me odit, contra hanc quae me amat odi.
Compone inter nos si potes alma Venus».
«Perfacile id faciam: mores mutabo et amores.
Oderit haec, amet haec». «Rursus idem patiar».
«Vis ambas ut ames»? «Si diligat utraque, vellem».
«Hoc tibi tu praesta, Marce; ut ameris, ama».


Trinacrii quondam currentem in litoris ora
ante canes leporem caeruleus rapuit.
At lepus: «In me omnis terrae pelagique rapina est,
forsitan et caeli, si canis astra tenet».


Lucius una quidem, geminis sed dissita punctis
Littera: praenomen sic L nota sola facit.
Post M incisum est: puto sic M non tota videtur.
Dissiluit saxi fragmine laesus apex.

Nec quisquam, Marius, seu Marcius, anne Metellus
Hic iaceat, certis noverit indiciis.
Truncatis convulsa iacent elementa figuris,
Omnia confusis interiere notis.

Miremur periisse homines? monumenta fatiscunt,
Mors etiam saxis, nominibusque venit.


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Martial / Marcus Valerius Martialis (40-104 [?]) : Gare aux mélanges !

Qu’aimes-tu mélanger, Tucca, du vieux falerne*
Au vin mis en tonneau sur le mont Vatican* ?
Quel si grand bien t’ont fait les rouges de taverne,
Ou que t’ont fait de mal les rouges les plus grands ?
Tue-nous, mais, assassin !, que le falerne vive,
Et que le campanie* ne soit intoxiqué !
Mettons qu’aient mérité de mourir tes convives :
De pareils flacons, eux, ne l’ont pas mérité.

* : Falerne et (vin de) campanie comptaient parmi les meilleurs crus de l’Italie antique ; les vins récoltés sur les coteaux du Vatican étaient, quant à eux, de qualité médiocre.

Quid te, Tucca, iuuat uetulo miscere Falerno
in Vaticanis condita musta cadis?
Quid tantum fecere boni tibi pessima uina?
aut quid fecerunt optima uina mali?
De nobis facile est, scelus est iugulare Falernum
et dare Campano toxica saeua mero.
Conuiuae meruere tui fortasse perire:
amphora non meruit tam pretiosa mori.

(Epigrammaton liber I, 18)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Nathan Chytraeus (1543-1598) : Épigrammes

Le papillon

Pourquoi voler autour de la lampe allumée,
Malheureux papillon ? Pourquoi battre de l’aile
Pour des plaisirs si brefs, si funestes ? – Déjà
Ton aile brûle, et brûlent trompe et pattes,
Et les voici détruits : tu gis en mémorable
Exemple pour les cœurs pris d’un désir fatal,
Goutte de volupté déchaînant les marées
De milliers de douleurs qui les vont bourrelant.

Tromperie sur le prénom

Je croyais ton beau nom de « violette » issu
Lorsque tu fus connue de mes yeux, Violette.
Mais devant ton esprit, la beauté de ton dire,
Devant tes yeux ardents, tes mains vénussiennes :
« Pas “violette”, dis-je : un feu plus violent
Me brûle que n’en font fleur fraîche ou violette.
Ta violence est grande, elle excède mes forces.
Toi qui « Violente » es, non « Violette » : adieu !

Old and young ?

S’il vaut mieux qu’une vieille épouse un jouvenceau
Ou qu’un tendron convole avec un vieux qui tremble ?
Problème intéressant ; puisque tu m’y engages,
Je vais te le résoudre – écoute mes propos :
Mieux vaut le second cas : vieille avec jouvenceau,
Le pauvre bêchera tout seul un champ stérile ;
Tandis que le croulant, s’il épouse un tendron,
Se verra secondé par nombre de blondins.

Deux en un

D’un corps unique – Adam, premier roi de ce monde –
Bientôt deux furent faits – de cet unique corps :
D’une côte de l’homme, Ève, mère sublime,
Fut belle modelée par la paume de Dieu,
Qui voulut en retour que ces deux corps en un
Soient unis, s’associent, d’une douce façon.
Ainsi, quand d’un seul corps Dieu veut en former deux,
Qui ne font plus qu’un seul quand deux ils ont été.


Quid lychni circumvolitas miserabilis ignem
Papilio? quid deliciis tibi plaudis in istis
Tam brevibus, tam funestis? membranula adusta
Alarum jam cum rostro pedibusque perustis
Disperiit: tuque ipse iaces memorabile cunctis
Exemplum, quibus est cordi exitiosa libido,
Una voluptatis quîs guttula mille dolorum
Excitat assiduos cruciato in pectore fluctus.

Nobile de violis te nomen habere putabam,
Cognita quando oculis es, Violetta, meis.
Sed postquam ingenium sensi fandique leporem,
Ardentes oculos, Cyprigenasque manus
Cedite jam violae dixi: violentius uror,
Quam violae aut florum germina ferre queant.
Vis tibi major inest et nostris viribus impar
Sic violenta mihi, non Violetta, vale.

Sit ne rogas melius vetulam si ducat ephebus
Aut nubat tremulo si nova nupta seni.
Quaestio digna quidem ; cujus me solvere nodum
Si jubeas, a me talia dicta feres.
Hoc illo est melius, vetulae nam junctus ephebus
Hei miser in sterili solus arabit agro.
At senior teneram ducens aetate puellam,
Multorum juvenum sentiet auxilium.

Unum corpus erat primus rex orbis Adamus,
Facta sed ex uno hoc corpore mox duo sunt,
E costa humani generis quando aurea mater
Formata est digitis Eva venusta Dei,
Qui tamen haec voluit rursus duo corpora in unum
Conjungi dulci consociata modo.
Sic cum vult Dominus duo mox formantur ab uno,
Atque unum fiunt, iam duo quae fuerant.

(in Poematum Nathanis Chytraei praeter sacra omnium libri septendecim [1579])


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

John Owen (1564 ? – 1628 ?) : Épigrammes

Le sommeil et la mort

Je semble, quand je dors, mort pour un temps, pourtant
il n’y a, dans ma vie, nul aussi doux moment.
Si amère est la mort ? – Je m’en étonne fort :
si doux est le sommeil, image de la mort !

Des fleuves et des hommes

Ru de ru se distingue ainsi que nous de nous
tant que notre vie roule et que les fleuves coulent.
Les rus à l’estuaire ont tous le même goût :
nous, la mort nous confond comme la mer les ondes.

Amour grammatical

Qui aime est asservi, maître est qui est aimé :
« aimer » c’est le passif, et « être aimé » l’actif.

Le sang

Je suis vermeil que c’est merveille, et cours en corps,
roule, sanglant, pareil à sanglard, vais en veines.

L’amour

Commence doux, finit amer,
gai vient l’amour , triste s’en va,
l’eau douce accourt, voulant la mer,
mais sel goûté, amère coule.

Le secret de l’amour

Rarement est aimé qui aime,
pour être aimé, rends-toi aimable
à toutes; mais veux-tu d’aucune
n’être aimé ? Aime !

 Les amants

L’amour se terre en nous tel le feu dans le bois,
comme le feu le bois, l’amour vif nous consume.
Mais le bois devient cendre, et le feu fumeroles
– nous, cendre, et nos amours, quoi d’autre que fumée ?

La vie, l’amour

C’est une loi : tout ce qu’on fait trouve son terme,
nais la vie et l’amour ont leur terme en horreur.


In somnis quamquam simulo pro tempore mortem,
Non est pars vitae dulcior ulla meae.
Permirum est in morte igitur quid tam sit amarum,
Tam dulcis cum sit mortis imago, sopor.

Flumina fluminibus distant, sic nos quoque nobis ;
Dum sumus in vita nos, fluviique via.
Ingressis pelagum sapor amnibus omnibus idem ;
Mors omnes homines aequat, ut aequor aquas.

Quisquis amat servit, dominatur quisquis amatur ;
Quisquis amat patitur, quisquis amatur agit.

Sum crudus, vocor inde cruor ; per corpora curro.
Volvor, et in venis sanguis ut anguis eo.

Principium dulce est, at finis amoris amarus;
laeta venire Venus, tristis abire solet.
Flumina quaesitum sic in mare dulcia currunt;
postquam gustarunt aequor, amara fluunt.

Rarus amatur amans; ut ameris, amabilis esto
omnibus; a nulla vis ut ameris? Ama!

Est amor in nobis, in lignis ut latet ignis,
ignis uti lignum, nos levis urit amor.

ligna sed in cineres vanescunt, ignis in auras;
nos cinis, et noster, quid nisi fumus, amor?

Omnis ad extremum properet licet actio finem;
oderunt finem vita Venusque suum.

(in Epigrammata [1606])


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Girolamo Balbi (1450-1535) : Épigrammes

Paul Signac

Paul Signac

Des pommes, des poèmes

Poète, tu m’envoies des pommes et des vers,
En témoignage d’infrangible amitié.
Les vers réjouissent l’âme, et les pommes la bouche ;
Les uns flattent l’esprit, les autres les papilles.
Pommes valent mieux qu’or, et vers mieux que joyaux :
Fait d’or et de joyaux, ton présent serait moindre.
Je n’aurais eu d’Alcinoos de telles pommes,
Ni d’Apollon des vers si joliment tournés.


Démocratisation de la poésie

On voit, cher Jean, partout d’assez fameux poètes,
Le laurier tressé couronne toutes têtes :
Des poètes en Inde et en Grande-Bretagne,
En Scythie, en Lybie, Arabie, Gaule, Espagne.

À peine le marmot va-t-il sur ses cinq ans
Qu’il balbutie des vers de son caquet perçant.
Quoi d’étonnant ? Jadis, le laurier fut fleur
Du Parnasse, à présent tous les champs ont le leur.


Misisti nobis et poma , et carmina , vates,
Indelibatae pignus amicitiae.
Carmina sic animum pascunt , uti poma palatum ;
Illa lepore juvant : ista sapore placent.
Poma aurum vincunt ; vincunt et carmina gemmas:
Aurum da, et gemmas ; deteriora dabis.
Poma nec Alcinous misisset talia nobis
Carmina nec Clarius tam bene culta Deus.


Joannes, Clarios nunc cernimus undique vates ;
Et decorant omnes laurea ferta comas.
India dat yates ; dat terra Britanna poetas ;
Dat Scythicus, Libycus, Gallus, Iberus, Arabs.

Parvulus ad lustrum cum primum venerit infans,
Arguto blaesos concinit ore modos.
Quid mirum? tenuit antiquo tcmpore lauros
Parnasus : Lauros nunc habet omnis ager.

(in Carmina illustrium italorum poetarum tome II, pp. 13, 14, 19 [Florence, 1719]) 


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle.  Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

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