Aristote à la déchèterie (à propos de Fissions, de Romain Verger, éd. du Vampire Actif, 2013)

1ère-de-couv-Fissions1Lire un nouveau roman de Romain Verger, c’est comme assister à l’expansion d’un univers qui, depuis le point d’origine du big bang (Zones sensibles), ne cesse de déployer une matière entre toutes identifiable : des mondes pour constituer un monde, unique dans tous les sens du terme, et qui vous accrochent au passage, quoi que vous en vouliez, fussiez-vous à des années-lumière, du fait de vos goûts personnels, de ces étrangetés sauvages, pour vous happer et vous inclure, presque à votre corps défendant, dans leur mouvement gravitationnel.

À franchement parler, je ne me sens d’ordinaire guère d’accointances avec le genre de littérature dans laquelle excelle Verger ; je l’évite même comme la peste, n’y trouvant pas mes marques : c’est juste affaire de sensibilité, de prédilection. Seulement voilà : vous parcourez un jour Forêts noires, un peu rétif à vous y plonger, et vous vous laissez prendre au piège, comme un bleu, de ce texte (sans doute curieusement mal fichu, mal fagoté dans sa composition, mais qu’importe), et désormais c’en est fini de vous, de vos convictions pourtant bien ancrées : Abandonne tout espoirtoi qui entreici, vous n’aurez plus de cesse que de tout lire de cet animal de Verger, pour constater que de livre en livre, c’est ce même entrecroisement des mêmes thèmes obsessionnels, ce tissu qu’on reconnaît immédiatement de l’œil, et dont les motifs – exaspération des corps à la torture, maladie, folie, mort, liquides de toutes sortes, etc. –, constamment prégnants, semblent s’opposer au tissage d’une langue impeccablement classique, remise cent fois sur le métier, et puissamment empreinte de poésie (Verger est aussi poète, à moins que foncièrement poète).

Lisant Fissions, vous ne coupez pas à pareille impression d’une écriture en décalage avec ce qu’elle exprime de sens – et elle exprime quoi donc, dans ce roman ? – je doute qu’on puisse résumer ce texte pour le ramener à sa seule substance narrative, à moins que cette condensation n’y suffise : jour de mariage raté dans une famille de cinglés dont la folie emporte le narrateur dans son sillage et sa dérive, onirique ou pas – allez donc savoir ! – jusqu’à l’automutilation et à la réclusion dans un asile (ce qui n’est pas sans rappeler, dans une certaine mesure, l’histoire de Zones sensibles). Ô dingos, ô châteaux : c’est, si j’ai bonne mémoire, le titre d’un roman de Manchette : il aurait pu s’appliquer aussi bien à Fissions. J’ai du reste bien tort de m’escrimer à vouloir résumer, quand tout est dit, ou presque, page 60 par le narrateur de cette bien glauque et funeste histoire :

En voulant m’épouser tout là-haut, sous ces rayons ultimes, tu croyais que notre rencontre inonderait de lumière cette maison où tu es née et a incubé la folie des tiens, où le mal a poussé et disséminé, frayant ses racines dans les sagnes (sic) turpides où ces montagnes trempent leurs pieds flétris.

Sur cette base, il n’est guère difficile – même si ça l’est – d’imaginer ce que ça peut donner en matière narrative et descriptive – âmes sensibles s’abstenir. Mais, pour y insister : de nouveau ce paradoxe, pour exprimer cette matière, d’une langue fort soignée, d’un style de très haute tenue, dont la maîtrise, le côté pourléché, me semble à l’opposé de l’idée qu’une écriture devrait mimer ce qu’elle raconte, lui emboîter le pas, se faire mimésis d’un narré dont elle serait vassale (cf. le tout récent, tout beau roman, Coup de tête, de Guillaume Vissac).

Rien de cela, chez Verger. Tout le contraire, même. À folie – même pas douce : abrupte, rugueuse, sanguine, absolu dérèglement de tous les sens –, style parfaitement classique. Qu’on en juge par l’incipit :

Qu’ont-ils faits de nous, Noëline, qu’ont-ils fait de toi ? Peut-on mieux dévoiler l’amour à ceux qui s’y destinent qu’en les séparant comme on tranche les siamois, en taillant dans la chair et brisant l’os iliaque, dans le vif des deux, en dédoublant le mal, en répliquant la nuit ? Pour te retrouver, te voir, je suis du bout des doigts les nouveaux traits de mon visage, cette page de braille qu’est devenue ma face : arêtes, séracs, fissures, escarpes, l’exact calque en trois dimensions de ce pays montagneux dans les plis contractés duquel a couvé notre union. (p. 11)

Indépendamment du sens qui fait de ce paragraphe une admirable introduction thématique à Fissions, même l’oreille la moins exercée reconnaîtra, çà, là, une savante orchestration de rythmes pairs et impairs, où l’alexandrin vient vous titiller le tympan, où les sonorités y vont de leur musique, tantôt délicate (flûte), tantôt plus âpre (cuivres), sur fond de timbales bien tempérées. Hiatus que dalle : de la musique avant toute chose, vous dis-je, un côté moderne Racine (tragédie : le terme est d’ailleurs employé p. 54) : en dédoublant le mal, en répliquant la nuit. Ce ne sont pas là des exceptions, tant s’en faut : le texte est truffé de ces effets de rythme, qu’ils ponctuent comme d’une mélodie obsessionnelle, comme d’un leitmotiv fondé sur la cadence. À croire que cela dissimule quelque chose, que quelque chose y réside qu’il conviendrait sans doute d’analyser pour tâcher d’en percer le mystère.

Tragédie ? On se souvient que le terme est en rapport étymologique avec le bouc, offert chez les anciens Grecs en sacrifice (p. 51) aux dieux lors de leurs représentations théâtrales rituelles. Ici, tout part d’un singulier méchoui, dans lequel l’agneau traditionnel se voit curieusement remplacé par un malheureux bouc. Un bouc bien vivant, une superbe bête à robe blanche, le poil long, ondulant et soyeux, dont les cornes puissantes s’incurvaient et pointaient vers le ciel en esquissant les hanches d’un lyre parfaite (p. 49), qu’il va s’agir d’égorger de main de marié. De marié ? – non, c’est la mariée qui finalement s’y colle – n’a-t-elle pas, en tant qu’actrice, interprété le rôle de Polyxène dans l’Hécube d’Euripide – une immolation pour une autre – ? Après sanguinolent massacre, la bête emblématique, embrochée, tournera longuement au-dessus des braises avant que la chair coriace n’en soit mastiquée en communion par les commensaux – « prenez, mangez-en tous : ceci est notre corps tragique ».

Rien de tout cela ne saurait être insensé dans un roman si court (138 pages), dont la brièveté même ne supporterait pas l’insignifiance ou l’écart anecdotique. Qu’est-ce que cela signifie donc, s’il faut y percevoir du sens ? J’y vois un maître verbe : pervertir. Pervertir l’attendu (non pas l’agneau, le bouc), et plus généralement, si je tente de calquer le passage pour la reporter à l’ensemble du texte, pervertir  le respect dû à cette espèce de mimésis dont j’ai parlé plus haut. Question de style : discordance. Écrire l’atroce dans l’alignement parfaitement classique de la langue. À cet égard, une autre scène me paraît exemplaire :

Combien de nuits avions-nous passées dans le parc du Château de Versailles, déambulant en Rois soleil entre Hercules et Apollons. Nous nous faisions la courte échelle et franchissions son mur d’enceinte. Nous jouions à cache-cache dans les allées labyrinthiques du Bosquet de la Reine, nous buvions au pied marbré des éphèbes, nous nous déculottions devant Vénus et nous laissions branler par la main géante d’Encelade. Nous saluions de quelques pets, le corps lapidé par Zeus. (p. 37)

Irrévérence de quelque folle jeunesse ? Sans doute. Mais qu’est-ce au fond que l’irrévérence qu’un désaccord avec les faits et l’attendu ? On trouve quelques pages auparavant (p. 29) ce qui me semble être la clé de ce décalage, son explication. Le narrateur, engagé dans une déchèterie aux apparences de station d’épuration, y a pour fonction de retirer de la fosse à merde (p. 28) tout ce qui n’est pas liquide :

Quand je fouillais là-dedans, c’était en moi-même que je remuais, j’accomplissais mon destin d’homme en travaillant ma matière et en perfectionnais la vanité […] Le soir, je sentais remuer et brasser dans mon ventre la chierie dont je m’étais repu depuis le matin. (p. 29)

Travaill[er] [s]a matière, perfectionner : c’est moi qui souligne. Tout est dit dans ces termes : comme si la purge des passions (ici la chierie) – la catharsis aristotélicienne – s’opérait par le style sur ce que l’être humain peut receler de moins noble et de plus impur. Comme chez les tragiques grecs : une esthétique pour contrer les ravages de l’inconscient dans ses manifestations les plus cruelles : on cisèle le brut et la brute, pour, leur donnant belle forme, les exorciser : le marbre œuvré contre l’atrocité, Je hais le mouvement qui déplace les lignes. Une esthétique (celle de la tragédie grecque) à vous crever les yeux, lecteurs, pour vous montrer sans que vous puissiez voir, ou envisager de – mais je n’en dirai pas plus sur le thème d’Œdipe, bien présent dans le texte, n’en voulant pas dévoiler plus avant la substance, et lever tout suspens.

Car il faut lire, urgemment, Fissions – peut-être est-ce le roman le plus achevé de Romain Verger – et entrer dans cet univers singulier où l’on est comme aspiré. Et dans la foulée, si ce n’est déjà fait, se plonger dans Zones sensibles, Grande Ourse, Forêts noires. Pour faire une rare expérience de lecture et de littérature contemporaine. Pour en sortir changé : parce que tout grand livre, s’il vous transporte, vous transforme, et donne à votre regard une nouvelle acuité.

La phrase à l’œil (sur Liberté dans la montagne de Marc Graciano, aux éditions Corti, 2012)

Liberté dans la montagne (1)Un vieil homme (« le vieux ») et une petite fille (« la petite ») remontent, en pays montagneux, le cours d’une rivière, en quête d’on ne sait quoi, à une époque mal déterminée (mais après les croisades) d’un Moyen-Âge encore féodal. Leurs pérégrinations sont ponctuées de rencontres marquantes (un pèlerin, des jouteurs, un abbé agnosique, un berger, un pêcheur de haute taille – le « géant » –, un veneur…), dans un monde empreint de forces brutes, instinctives, contrastant avec la force maîtrisée, raisonnée, fondée sur la tendresse, d’autres personnages, dont est le vieux (comme à l’écho d’Horace : cf. Odes, III, 4).

C’est à quoi se résume à peu près la matière narrative de ce magnifique premier roman que signe Marc Graciano chez Corti, et qu’on pourrait inscrire dans la lignée des Sur la route de Kerouac ou de La Route de McCarthy, du roman picaresque – ou, pour rester dans l’époque où se noue ce qui ne relève guère d’une intrigue –, du cycle des romans de Chrétien de Troyes. De grands ancêtres, donc, de grands modèles, qui tempèrent l’originalité du texte sur le plan de sa composition (dans l’ensemble linéaire, suivant la survenue des rencontres) : mais c’est ailleurs qu’il la faut chercher (et trouver sans mal), cette originalité, dans une écriture dont on ne voit guère d’équivalent, chez nos proches contemporains.

Lire Liberté dans la montagne, c’est en effet plonger dans une langue soutenue par une rythmique, dont se dégage une splendide tonalité poétique mise en œuvre dans un art consumé de la description – au point qu’on pourrait, me semble-t-il, faire l’hypothèse que Graciano reprend à son compte les propos de Claude Simon dans le Discours de Stockholm : la description (ici dans ses emplois de l’imparfait) se substituant à la narration comme élément moteur du texte, avec toutefois le bémol de quelques scènes où le récit revient en force pour rompre cette logique et sinon relancer – ce n’est pas nécessaire –, du moins captiver, sur de brefs passages d’une très puissante intensité narrative, l’intérêt du lecteur (et croyez-m’en, cela fonctionne à merveille).

*

Une langue, donc, et richissime. L’époque à laquelle se déroule le roman s’y prête bien sûr : les références à la culture médiévale émaillent le texte en un réseau de termes archaïques, rares, souvent inconnus – et c’est Littré qu’il faut maintes fois convoquer pour en délivrer le sens, si vous prend l’envie de vous y arrêter. Ainsi, pour ne donner que deux exemples parmi tous ceux, très nombreux, possibles : telle cabane est « faite de drosses ébarouies » (p. 116), tel sentier est qualifié d’ « angustié » (p. 207). Une telle recherche lexicale, dans sa somptuosité, ne va pas sans problème, toutefois : les « vaches marronnes » évoquées p. 241 sont tout bonnement anachroniques (le terme « marron » n’apparaissant en français qu’en 1640) ; je ne sache pas qu’un lapin se soit jamais dit ni écrit « cosnil », mais bien plutôt « con(n)il », en cela fidèle à son étymologie. Des détails, bien sûr, mais qui, couplés à de nombreuses irrégularités syntaxiques (emploi de l’indicatif après « quoique » p. 240 ; du conditionnel après « comme si » p. 179, etc.) – ne parlons pas des énormes coquilles, inadmissibles, qui pullulent à chaque page – finiraient par irriter tout lecteur un tantinet respectueux de la langue, sans parler du puriste, s’il ne se laissait emporter, presque à son corps défendant, par le flux d’un phrasé d’une extrême beauté.

La phrase, en effet, de Graciano, c’est un regard scandant des paysages. Éternelle question du voir et du dire – comment rendre, par le seul langage, l’immédiateté de la perception ? – à laquelle il ne peut y avoir de réponse que personnelle et technique, c’est-à-dire stylistique. Voici, à partir d’un court extrait, comment procède Graciano pour résoudre l’équation :

Après qu’ils eurent quitté la bergerie, la petite et le vieux cheminèrent le long d’une portion de rivière où son cours rétrécissait entre deux parois rocheuses. Le chemin passait au pied d’une de ces parois rocheuses et, d’en bas, la petite vit une étoffe bariolée qui avait été accrochée par le vent au sommet de la rocaille en face et l’étoffe brandillait mollement dans l’air frais et la petite qui était fière de l’avoir vue avant le vieux, la montra au vieux. Le vieux et la petite progressaient, pour ainsi dire, comme sur une berme car les parois rocheuses descendaient abruptement vers eux et la rivière qui s’écoulait à leurs pieds et le cours de la rivière était devenu moins tranquille et les eaux avaient cessé d’être sombres et sales à l’endroit des fosses profondes et elles étaient devenues claires et pures. ( p. 157)

On le voit : une suite de répétitions, qui tissent de litanies, d’échos, une phrase longue, curieusement assez sobre d’adjectifs – priorité donnée aux substantifs pour rythmer les éléments visuels –, et constamment relancée dans son déroulé par ces « et » qui sembleraient vouloir qu’elle se poursuive sur des pages et des pages – c’est le cas, d’ailleurs, sporadiquement, mais en particulier dans le tout dernier chapitre, magistral (je pèse le terme), où la pulsion poétique est à son comble.

Certes, le procédé n’est pas nouveau – pour ne citer que lui, et remonter possiblement à ses origines en français, Claudel, dans un autre registre et à l’imitation du style biblique, y a eu recours –, mais il me semble ici (comme chez Claudel bien sûr) d’une parfaite maîtrise et d’une adaptation sans faille au projet de l’auteur, tel qu’on peut se le figurer, et tel que peut-être il est implicitement énoncé page 266 :

Le vieux […] se dit […], dans une espèce de fulgurance de l’esprit, que lui et la petite devaient toujours marcher sur cette terre pour ne pas mourir. Être constamment mobiles. Errer sans fin comme des ombres sur la terre.

Si c’est là la démarche, à plus d’un sens, du vieux et de la petite, c’est aussi, me semble-t-il, celle de la phrase de Graciano : aller, aller toujours de l’avant dans cette description narrative, pour ne pas dépérir, pour continuer d’être, même s’il faut à l’occasion poser le point, et même le point final. Car la phrase sait se poser, parfois, courtement bivouaquer pour rendre son haleine au lecteur, à l’arrêt de séquences brèves, le plus souvent nominales, comme ici, à la suite du même extrait de la page 157 (mais un peu plus loin), pour mieux d’élancer de nouveau, reprenant alors son allure habituelle :

[…] le vieux et la petite découvrirent une humble cabane bâtie sur une vaste toue arrivée à une plage de la sablière. Une cellule mobile et enchantée. Un lieu idéal pour méditer. Un lieu idéal pour rêver, pensa le vieux […]

Tout un art du rythme, donc, un art véritablement poétique du rythme – et belle tautologie que cette expression, si on s’accorde à penser que le rythme est aux fondements même de toute poésie. 300 pages de cette matière pulsante qui, plus encore que d’un beau romancier, est celle d’un grand artiste.

*

Dans Liberté dans la montagne, on marche donc avec les yeux, ses propres yeux de lecteur, mais ces yeux sont aussi ceux des protagonistes – le vieux et la petite, principalement –, sur lesquels se focalise le regard de l’auteur, qui semble dire « je les vois qui voient et je vous donne à voir ce qu’ils voient ». Certes, les autres sens sont aussi sollicités : on entend, on sent, on goûte, on touche beaucoup, dans ce roman tout entier dédié aux sensations : mais c’est surtout, qui m’a frappé, ce rapport essentiel à la vue, avec ce qu’il comporte de problèmes de rendu et leur résolution.

Sur ce point, j’avoue que Graciano, malgré les petites maladresses signalées qu’une relecture attentive par ses éditeurs aurait pu nous épargner, m’a littéralement bluffé. Il est rare qu’un premier roman relève, dans l’ensemble, d’une si belle maîtrise stylistique (cf. toutefois Irène, Nestor et la vérité, de Catherine Ysmal, ou 3 balles perdues, de Sylvana Périgot), dans la signification que l’on peut donner à style, soit symbiose, marquée par une personnalité forte, d’une écriture et d’un projet : c’est ici le cas, et on ressort ébloui du livre lentement parcouru pour le bonheur des yeux.

Bien sûr, cela nous met, et pas qu’un peu, dans l’attente de la suite, et donc du prochain livre – tant d’auteurs ont tout donné dans leur premier, qui se sont, comme dépourvus de matière, révélés impuissants à poursuivre une œuvre : gageons, autant qu’on l’espère, que la crainte n’est pas ici fondée, et que Marc Graciano saura haut la main relever le défi.

La foudre à domicile (à propos de « Irène, Nestor et la vérité », de Catherine Ysmal [éd. Quidam, 2013])

irèneDiriger une revue littéraire, c’est être constamment en veille là où on peut l’être : à l’affût d’on ne sait quoi qui pourrait vous tomber dans la musette ; et on rentre bredouille plus souvent qu’à son tour, où qu’on soit en position de tendre l’œil et l’oreille, les fameux « réseaux sociaux » se révélant terrains de chasse privilégiés pour cette quête du gibier rare – de celui qu’on ne lève qu’exceptionnellement dans la grande transhumance des poétaillons de tout poil et des romanciers de toute plume, dont l’abondance n’est malheureusement pas gage de qualité par les temps peu giboyeux que nous vivons.

D’où ce moment de grâce, un soir, où surgit sur votre écran le paragraphe qui vous remue les tripes, qui vous fait jurer de bonheur, à vue, ne doutant pas que le bout de peau perçu dans l’œilleton du fusil ne vaille l’animal tout entier, bien vivant, qui caracole sans doute dans quelque manuscrit d’herbe haute et dense et belle. Et on se dit « nom de Dieu ! », et on écrit à la hâte, illico, des fois que la bestiole se perdrait dans la nature, qu’elle tromperait votre vigilance ; et on écrit à peu près ça, où on peut, où normalement ça parvient à l’auteur, et le message est court : « C’est de vous, ça ? », dans l’espoir qu’on vous répondra « oui », et par avance vous vous en pourléchez, craignant quand même le « non » possible, suivi d’une référence à un quelque écrivain fameux – forcément fameux, parce que les qualités d’écriture entraperçues ne peuvent émaner que d’un grand.

Et la réponse vous arrive, et c’est « oui », et vous vous redites « nom de Dieu », et vous sentez que quelque chose est en train d’advenir. – Bref, vous venez de lire un court extrait de ce qui deviendra Irène, Nestor et la vérité, de Catherine Ysmal ; et même sans savoir si cet extrait supposé en est un, tiré de quelque œuvre de plus d’envergure, vous êtes là qui priez le ciel pour qu’il en soit ainsi, bien convaincu au demeurant que cette simple phrase possède en elle toute la ressource vivante nécessaire à l’amplification, s’il est besoin – qu’elle est de toute façon ce bout d’épiderme qu’on peut cultiver dans un laboratoire pour en tirer la belle peau bien tannée devant laquelle bavera tout trappeur à patente.

C’est comme ça que ça a commencé, en ce qui me concerne : par ces quelques mots déboulant sur FaceBook, suivis de cette réponse à ma question. Puis d’autres échanges, puis une publication, bien sûr (sacrément bien sûr : une évidence, une nécessité, une certitude) dans le n° 5 de L’Arsenal. Pour résumer : on a lu beaucoup de livres (parce qu’on n’est plus tout jeune), on est même un peu blasé, quêtant sait-on quel absolu ? – et l’absolu vous tombe soudain du ciel, comme la manne dans le désert. Appelons ça épiphanie. Souvenez-vous : Ce fut comme une apparition : on joue les Frédéric Moreau apercevant Madame Arnoux sur le Ville-de-Montereau. Et croyez-m’en, on reste médusé, bec clos, à remâcher l’éternité, qui n’est pas, en l’occurrence, la mer allée / avec le soleil, mais présence réelle et immédiate : un auteur est né, et l’on ne regrette pas d’avoir joué à l’Âme sentinelle, ni d’avoir murmur[é] l’aveu / De la nuit si nulle / Et du jour en feu, comme écrivait Arthur.

Bien sûr, on ne publie qu’un extrait : le reste est encore en devenir. Mais il advient, ce reste, et c’est ce devenir, cet avènement, que viennent de publier les éditions Quidam dans des conditions acrobatiques relevant à peu près de celles de l’équilibriste dépourvu de balancier, mais qui va son pas ferme de funambule sur son fil pour le moins tendu parmi les bravos de la foule.

*

Que dire d’original sur ce grand livre, sur ce grand premier livre, qui n’ait déjà été dit par la critique (cf. entre autres Claire Laloyaux, Frédéric Fiolof, Pierre-Vincent Guitard) ? Peut-être simplement – si c’est simple – qu’il nous emporte dans un tourbillon de mots, les termes s’appelant les uns les autres :

Et cet oiseau sur mon bras, que fait-il ? C’est effrayant. Il s’écorche les pattes sur des morceaux de verre. Vert, du vert ? Les sonorités me confondent. Je perds la tête. Elle… c’est moi. Je n’ai jamais pensé cela. (p. 17)

pour se tramer dans le flux des monologues intérieurs, pour donner à découvrir des systèmes de pensées qui s’opposent, interdisant toute communication, chaque petit monde personnel se refermant comme des monades sur ses acteurs malgré le recours à une même langue – le français –, mais trompeuse (comme le disent les tenants de la linguistique pragmatique), sans autres interactions que celles d’un quotidien fait de brisures (un verre qu’on casse, un stylographe dont on émousse la plume), chaque être se recroquevillant dans son propre univers chaque jour un peu plus hermétique à autrui. Quelque chose comme des autismes qui se frôlent, des fonctionnements humains incompatibles, des replis. Un paysage de bocage et d’autarcie, des vies de subsistance, chacune dans son domaine, sans guère de partage ni d’échange. Au mieux des effleurements, mais presque toujours des juxtapositions :

Elle était là entre mes cuisses et sous ma main. Sans mélodie. Sous le squelette que je sentais, j’entendais une plainte vive, sonore, effrayée. Sa voix de folle, ce corps dont je ne reconnaissais presque plus rien. (p. 133)

Et rien d’explicite, en tout cela, rien que l’auteur nous dise, qui ne prend jamais position dans le récit, qui jamais ne ramène son omniscience de romancier pour baliser le terrain, poser des jalons, faire aller le lecteur par des chemins bornés de poteaux indicateurs ou le nantir, à tout le moins, d’une boussole – même faite d’un bout de paille et d’une d’aiguille aimantée : non, qu’il aille par ses propres moyens, qu’il se débrouille, dans cette course de désorientation.

C’est là que se situe, exploitée à merveille par Catherine Ysmal, la technique du monologue intérieur. On procède par petites touches de langage : un pointillisme à la Signac créant triptyque de caractères – Irène, Nestor, Pierrot –, chaque « vérité » étant interprétée et réinterprétée à l’aune de sa perception propre (un peu comme dans Les Âmes fortes, de Giono), et peu importe qu’on s’y retrouve, qu’on ait une image claire et précise de la réalité : il n’en va pas d’une image objective, photographique, de l’univers, mais de subjectivités qui se créent et se recréent, incessamment. On pense à Proust, même s’il n’y a pas, en fin de recherche, de Temps retrouvé pour remettre tout en perspective et lui donner un sens unique. Et c’est ce qui est beau, et c’est ce qui est vrai : pas de vérité, mais des flux à l’œuvre, qui n’imposent rien, ou qui – plus justement dit – imposent au lecteur de se frayer son propre itinéraire dans ces friches de pensée et de sensibilité propres à chacun.

*

Relisant l’autre jour le Journal de Jean-René Huguenin, je tombe sur ce commentaire fait par l’auteur de La Côte sauvage à propos de Dostoïevski. Par contraste, il exprime fort bien, me semble-t-il, l’art de Catherine Ysmal tel qu’il s’exprime dans ce premier roman de grand souffle – dire « très réussi » serait trahir ce que j’en pense, le rabaisser à un simple savoir-faire, quand il en va de tout autre chose : d’une puissance inédite dans le concert des petites fadaises contemporaines :

[Dostoïevski] détruit tous ses effets en les faisant remarquer ; le lecteur prévenu se contente d’admirer, là où le lecteur surpris aurait été bouleversé. (p. 91 [éditions du Seuil, collection Points])

C’est bien de cela, qu’il s’agit, dans Irène, Nestor et la vérité : d’un étonnement (au sens fort et classique du terme) qui vous saisit sans trêve, d’un bouleversement, d’un rapt ; d’un roman tout entier à la hauteur de cette phrase un jour surgie sur un écran : non pas prometteuse, mais porteuse, dans sa substance, de toute l’extrême concentration du drame noué dans ces quelque 140 pages, dont aucun lecteur, j’en suis certain, ne peut ressortir indemne.

C’est chez Quidam, donc, qui publie de grands textes, et qu’il faut aider à poursuivre son chemin. Une autre recension ici, d’une de ses publications. Souhaitons bon équilibre au funambule, et à Catherine Ysmal qu’elle continue à convoquer la foudre.

Comme du pain mûr (à propos de « Ils marchent le regard fier », de Marc Villemain [éd. du Sonneur, 2013])

Ils-marchent-le-regard-fierToute première phrase de roman – de bon roman s’entend, bien écrit, bien conçu – en constitue, dit Doubrovsky dans La Place de la madeleine, cette matrice dont découle tout le reste, un peu comme le bout de pain mâché laisse augurer du reste de la miche (j’en ai moi-même souvent fait le constat, comme ici, par exemple).

Or elle est bonne, pleine de sucs, cette première bouchée que d’un geste nourricier nous tend Villemain comme dans ces dégustations offertes à l’occasion dans ces « maisons de confiance » où n’est pas sujette à caution la qualité d’un produit dont on peut être légitimement fier : on sait le travail bien fait, on ne craint pas d’affronter les papilles, mêmes les plus exigeantes ; et cela sans emphase de décorum, sans appellations tarabiscotées, sans esbroufes superfétatoires : le produit, rien que le produit, tel qu’il est, naturel, franc, sans chichi, atemporel, dépourvu des foucades et des affûtiaux du moment.

Prenez-la donc en bouche, cette première phrase, mâchez-la, imprégnez-vous de ses saveurs, sans l’avaler goulûment – il en va d’une lenteur obligée :

Il était comme raidi sur son banc, retiré de tout, lançant aux bestioles du canal ou de la contre-allée des bouts de miche du matin, chaque jour reprenant les mêmes clichés de ce qui pourtant jamais ne s’en irait, les campanules, les jonquilles, les hortensias, toutes ces foutues générations de moineaux et de passereaux, et des fois quand la chance lui souriait il tombait sur un bouvreuil, une mésange, la trogne d’un bruant ou le ventre blanc d’un pouillot.

Fermez les yeux, voyez, entendez-en le goût : goûtant, vous voyez, vous entendez – « l’œil écoute », on est dans du visuel, avec derrière discret petit orchestre, genre joueur de flûtiau rustique mais qui sonne juste, sans excès de virtuosité, avec celui qui frappe d’une paume presque silencieuse le tambour de basque, et en sourdine le pinceur de cordes pour l’épaisseur rythmique et harmonique. Un goût de mélodie hors temps, dès cette première phrase : on pense aux Chants d’Auvergne, de Canteloube, du populaire d’antan revisité par l’orchestration classique. N’en doutez pas : celles qui suivent, de phrases, sont à l’avenant, il n’y a pas tromperie sur la marchandise.

Petite musique du pain bien boulangé, lentement fermenté, qui sent bon le levain, une bonne pâte à l’ancienne. Comme sont de bonnes pâtes d’hommes et de femmes les personnages principaux de cette histoire – presque tous de ces « anciens », d’ailleurs, qu’on appelle aujourd’hui seniors, à croire que les plus jeunes seraient juniors : mais faut-il nommer ces derniers, ont-ils besoin d’un nom, quand les caprices de l’époque et de la mode ont d’eux fait la norme, l’étalon à l’aune duquel, dans nos sociétés contemporaines, tout se mesure et paraît prendre sens ? Pour Villemain, ce sont les Jeunes, avec une majuscule. Capables de tout, ces petits monstres d’égoïsme – et même, disons-le sans trop dévoiler l’intrigue, du pire, quand ils ont en pognes les rênes du pouvoir politique, peu soucieux de solidarité intergénérationnelle – vous pourrez toujours repasser pour la compassion.

Fiction certes.
À moins qu’anticipation  – on sent l’auteur un chouïa pessimiste, très moyennement confiant en notre devenir. Tremblez, seniors,  dans vos chaumières et vos maisons de retraite : l’avenir, s’il devait ainsi prendre corps un jour, ne serait pas tout rose pour les grisons.

Où, quand tout cela se passe-t-il ? Il est bien trop futé, Villemain, pour nous le dire, laissant à chaque lecteur la possibilité de se projeter en ces croûtons rebelles, aussi âpres à donner de la voix contre le jeunisme actif que l’eau-de-vie de prune qu’ils sirotent comme du petit lait. Pas d’ancrage géographique bien défini : la campagne, certes, et partant, la province. À une époque qui pourrait bien être la nôtre, empreinte d’une vague modernité électronique, ordinateurs, téléphones portables. Mais rien de vraiment situé : à chacun, présent comme à venir, de se sentir impliqué, concerné. Tout cela servi par une narration quasi linéaire, sans esbroufes de composition : on n’entre pas dans le récit par la grande scène inaugurale, cela file tout doux dans la bouche du narrateur, un homme modeste qui raconte comme il parle, sans prétendre avoir en paume ces ficelles d’écrivain qui parfois sentent un peu l’artifice. Non, du naturel, qui coule de source, qui suit son cours, qui progressivement gagne en intensité : le ruisseau devient fleuve – disons la Seine, on est vite à Paris –, fleuve humain, des centaines de milliers de personnes qui défilent, manifestant, « flots roulant au loin », avec d’un coup, à l’embouchure,  la jetée dans la mer, la confrontation avec la grande bleue rugissante que la déferlante d’eau douce ne pénétrera pas impunément. On n’en dira pas plus du choc final, la menée romanesque, de grande maîtrise, conduisant à une de ces fins de texte de forte concentration, dans laquelle le début vient se refléter, trouver son sens : et le fleuve, pour ainsi dire, mord la queue du ruisseau pour former le beau cercle.

Beau cercle avec, au centre, ce point de compas générateur qu’on appelle émotion. Car Villemain est un tendre. Comme sont des tendres ses Donatien, Marie et consorts. Il vous distille de l’émotion, de la tendresse, à toutes les pages. C’est ça qui fait du bien dans ce monde de brutes. Il paraîtrait qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ? Resterait à faire la preuve qu’émotion, tendresse, relèvent de ces derniers. D’ailleurs : on s’en fiche bien. Ce qui compte, c’est le ressenti – et croyez-m’en, on ressent.

*

Ce texte court, à l’opposé des grosses machineries de bien des romans indigestes, adipeux de boursouflures, me paraît illustrer la maturité de son auteur. Mûrir en écriture, c’est peut-être accepter d’écrire en marge des conventions du jour, du charivari de la mode, loin du vacarme et des stridences de ce style débraillé où beuglent les trompettes mal embouchées par on ne sait trop quelle gueule de bois, et dont l’originalité supposée se dilue dans un pareil au même dix mille fois ressassé. Après quelques errances, on trouve un jour sa voix, pleinement sa voix, sa juste tessiture, et il me semble qu’avec ce livre, Marc Villemain accède à son registre. C’était bien sûr en graine dans ses ouvrages précédents, mais, je crois, comme quelque chose encore en devenir, comme une mue encore inachevée qui laissait attendre ce ton de l’homme dont on pressentait la prochaine venue. J’ai eu le sentiment, lisant et relisant Ils marchent le regard fier, d’avoir assisté à l’avènement d’une voix, à sa révélation. C’est cet avènement que je voudrais ici saluer. Et par là-même, saluer Marc Villemain, et d’un bon coup de chapeau.

Jean-Marie Dallet : le roman comme de l’art de la tresse (à propos de Ce que disent les morts et les vivants, éd. du Sonneur, 2013)

DalletLes amateurs d’intrigue pourront toujours aller chercher ailleurs de quoi nourrir leur appétit, et trouveront aisément leur pitance dans la flopée des bons gros romans bien gras, bien calibrés, entassés dans ces têtes de gondoles à l’avenant des grilles des rôtisseurs où cuisent, en s’égouttant, sous les feux de la rampe, des poulets de batterie – de ceux de cette Mathilde, « qui tournent à la broche derrière elle – six euros pièce » ? (p. 61) Avec Dallet, on est dans ce rayon « littérature », moins fréquenté sans doute, où l’on côtoie les Claude Simon (dont notre homme ne manque pas de citer L’Acacia – ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd), où la matière proprement narrative est bien moins prégnante que son organisation, où le « sujet » peut sembler à caution, où la rédaction des quatrièmes de couverture relève de la quadrature du cercle.

J’ai bien dit Claude Simon. J’entends murmurer dans les chaumières : « Mais que c’est ch**** ! » avec le nombre idoine d’étoiles pudiquement expirées dans un souffle, parce que quand même, sauf à vouloir se proclamer grande gueule iconoclaste, on aurait scrupule à vouer aux gémonies un écrivain consacré par le Nobel. Quoi qu’il en soit : bien présent, me semble-t-il, l’auteur de La Bataille de Pharsale et d’Histoire, en filigrane de Ce que nous disent les morts et les vivants, comme une espèce de clé en forme de clin d’œil – imaginez le chef d’œuvre de serrurerie ! – ouvrant silencieusement, sans couinement des gonds, la porte de l’art de Jean-Marie Dallet – car c’est bien d’art qu’il en va dans ce texte remarquable, d’un art romanesque, d’un art consommé du roman. Pour préciser : d’un art des entrelacs ; de la tresse à deux, voire à trois mèches. Des mèches de temps nattées comme principe de composition. Passé, présent. La troisième plus diffuse, comme hors de toute chronologie : atemporelle.

Mèche de temps passé ? L’épopée du très philanthropique grand-père Désiré, invalide de la Grande Guerre, la tragédie du père, François, l’écrivain prometteur fauché dans la fleur de l’âge lors de la tuerie suivante, quelques autres emmêlements de souvenirs. Mèche de temps présent ? Celle de l’écriture à l’œuvre dans quelque ville du Sud en bord de mer, et astreinte aux contingences quotidiennes, menus du jour, emplettes sur les marchés, rencontre dans un café d’une belle brune sur laquelle – lui sortant le grand jeu: « Dites-moi, si on passait au champagne ? » (p. 39) – on jette, sans trop y croire, son dévolu, puis d’un beau chien auquel on parle assis près d’une fontaine, après qu’il a « posé son museau entre [vos] cuisses pour [vous] renifler la queue afin de faire amitié. » (p. 66) Bien réel, tout cela, ou fruit de l’imagination, ou nécessité de la fiction ? Allez donc savoir ! C’est qu’on le sent rigoler dans sa barbe, le Jean-Marie, noyant allègrement le poisson, arguant possiblement du « mentir-vrai » cher à d’aucun : pour ne rien dire du braque allemand – c’en est un  –, la belle brune ? :

« Et même si je ne vous ai jamais rencontrée, même si tout cela relève du roman, je veux vous dire encore une fois avant de me taire, avant d’écrire le mot fin, Ma Chérie, mon amour. » (p. 145)

Dernière phrase du texte, et invite explicite à tirer de la matière, comme un fil échappé à la texture, la troisième tresse – même si le texte est, tout du long, passementé de pièces assez métalliques pour refléter le processus d’écriture. « Mise en abyme », dit-on : l’écrivain au miroir, troisième mèche. Dallet y est constamment, devant sa psyché, imbriquant dans la mêlée de sa tresse, en structure atemporelle – tant les époques sont entrecroisées, hors de tout déroulement chronologique bien établi –, des réflexions sur l’écriture. Ce doit être une obsession, chez lui, une sorte de titillation constante, dont il fait bien volontiers l’aveu :

« [J’] entreprends de faire la vaisselle en pensant que tout de même mon écriture tient le coup, que la trame d’un roman d’aventures compte moins que son style, que d’ailleurs c’est la même chose pour tous les livres. » (p. 124)

On croirait entendre Céline dans ses entretiens enregistrés.

Aussi bien cette question du style – cette troisième mèche, donc – est-elle omniprésente dans ce livre, soit explicitement évoquée, soit donnée à lire et surtout à entendre. Parce qu’il travaille, Dallet, faut-il le dire ?, son écriture – et s’en amuse, d’ailleurs, s’auto-citant, reproduisant la première phrase d’un de ses ouvrages de jeunesse, peut-être trop écrite pour sonner agréable à l’oreille actuelle, laquelle se délecte, à mon sens à tort plus qu’à raison, de dissonances – mais belle, cependant, très belle, dans l’absolu. L’écriture de quarante ans plus tôt, celle du Dallet de cette époque :

« C’est bien de moi cette longue phrase que je sais presque par cœur à force de l’avoir travaillée. […] Suffit, j’en ai assez d’entendre ces mots que j’ai écrits autrefois, qui m’attristent autant le souvenir d’ébats amoureux morts depuis des lustres. » (pp. 124-125)

(L’amour, cette autre tresse – à deux mèches…)

Reniement ? Point. C’est qu’on avance en écriture comme dans la vie, comme dans les souvenirs, qu’on apprend avec l’âge la discrétion, préférant aux symphonies toujours un peu pompeuses la petite voix plus sobre de la musique de chambre. La preuve – et qu’importe le motif, pourvu qu’on ait la mélodie : une recette de cuisine, et l’oreille autant que les yeux s’anime à en suivre l’exécution savamment orchestrée :

« J’ouvre une boîte petit modèle de haricots cocos que je rince, égoutte, puis c’est au tour d’un oignon rouge de passer sous la lame – plaisir de trancher vivement à la manière des chefs –, à celui d’une petite touffe de coriandre d’être hachée. » (p. 122)

C’est tout à la fois visuel et délicatement sonore – je laisse écouter, sans commenter plus avant cet art subtil des sonorités.

Trame phonétique comme fils narratifs entrecroisés : on le voit, du micro au macro, de la phrase à la composition, Ce que disent les morts et les vivants résulte, dans sa maîtrise formelle, de ces entrelacs, de cette matière finement organisée, où toute la substance textuelle est mise à contribution. J’appelle ça, moi, du grand art, du grand Dallet. Il suffit, pour peu que l’on soit sensible à ces questions de forme – mais qu’on se rassure : le fond n’est pas indigent –, de lire ce très beau « roman » pour s’en convaincre. Et je me pensais en terminant cette chronique que nombre d’écrivains actuels feraient bien d’en prendre de la graine, et de méditer ce que nous dit, autant que nous disent les morts et les vivants, ce bien vivant, ce si bel écrivain qu’est Jean-Marie Dallet.

NB : une chronique ici, sous ma plume, d’un autre roman du même auteur, Au plus loin du tropique (éditions du Sonneur)

L’Orgie latine, de Félicien Champsaur : des larmes, du sang, mais pour du bleu

 LOrgie-Latine-couverture-provisoire-332x510Ouvrant cette Orgie latine que viennent à bon droit de republier les éditions du Vampire Actif – qu’il nous faut remercier pour cette belle découverte –, on se demande comment Champsaur va s’en tirer, tant le  roman antique est déjà, en 1903, date de la première édition du texte, un genre éculé, dominé par quelques titres dont bien sûr le Salammbô de Flaubert. Difficile de refaire du neuf avec du vieux ? Il doit se dire, le Félicien, qu’il a dans sa boîte à malices bien assez de ficelles de prestidigitateur pour nous en mettre plein les yeux et y jeter sa poudre. Et il y va, franco, tirant de son haut-de-forme, avec un savoir-faire consommé d’homme de lettres, tous ces lapins qui font sourire autant qu’ils font battre les cœurs.

Car on lit L’Orgie latine sans trop y croire (ou voulant, comme des enfants, y croire), comptant les clins d’œil, reluquant les gros sabots du style, mais avec toujours la gourmandise aux lèvres, emporté par une intrigue abracadabrante, fourmillant d’événements et de clichés dont l’écriture a dû bien faire rigoler le vieux maître. Tout y est : Messaline, Bohémiens, jeux du cirque (gladiateurs, chrétiens jetés aux fauves, flots d’hémoglobine), catacombes, patriciens véreux, populace ivre de sang, luxe, volupté (sans trop de calme), tout est là des ingrédients attendus de la romance – mais qui, savamment travaillés à la spatule, donnent une excellente pâte bien lisse, fluide, que l’on dévore, quoi qu’on en veuille, animé d’une fringale évidemment de tigre.

C’est quoi donc, le résultat final, une fois pétries les différentes matières assez primaires qui le composent ? Un pavé de 500 pages de pur plaisir, un régal à lire selon son appétit et sa curiosité, laquelle peut relever du premier comme du deuxième degré. Dans les deux cas ça passe sans jamais casser – ni jamais gaver.

C’est que Champsaur sait jouer avec les genres, qu’il maîtrise parfaitement, en vieux routier des lettres (il a une bonne cinquantaine de titres à son actif). L’Orgie latine est ainsi d’abord une sorte de roman archéologique, d’ailleurs fort bien documenté : topologie de Rome, description des objets, façons de faire, tout est juste, relevant d’une belle érudition. On apprend, par exemple, de quelle manière, au premier siècle de notre ère, on prenait des notes sur des tablettes de cire : « Il tira, d’un pli de sa toge, trois planchettes très minces, couvertes de cire, relevées sur les bords pour préserver du frottement les choses écrites ; avec le bout large et plat d’un style d’ivoire, il effaça sur la troisième feuille quelques notes [ …], en unissant la cire, puis, retournant son style, avec la pointe il grava le pari. » (p. 299) Noms latins des choses, des vêtements, des composantes de l’architecture : rien qui nous soit caché, on plonge dans la latinité pour un dépaysement qui nous ravit, c’est Connaissance du monde à toutes les pages, et en panoramique – Félicien Champsaur, Albert Mahuzier de l’antiquité…

Envie de poésie ? Vous en avez pour votre argent, avec de ces brillances un peu trop clinquantes pour que Champsaur en soit la dupe : il s’amuse, soyez-en sûr, à vous distiller de ces phrases : « Des jeunes filles en subuculae montantes, d’où émergeaient leurs figures – comme, d’un grand lys, le pistil – passaient. » (p. 275), ne ménageant pas ses effets de toge, peignant « les remparts dont la mélancolie pelée se magnifiait dans les pourpres du soir » (p. 245) – magnifique, soit dit en passant, cette mélancolie pelée –, pastichant volontiers le poème à l’antique : « Baisers, papillons frôleurs, – vous me donnez faim de plus profondes étreintes ! » (p. 133) à la façon d’un Pierre Louÿs ou d’une Anna de Noailles, tous deux ses contemporains. Pastiches, vous avez dit pastiches ? – Il suffit, pour s’en convaincre, de lire « le livre cinquième » (à partir de la page 385) et les sonnets qui s’y inscrivent, sans autre intention que burlesque, où l’on croirait entendre un second Henry J.-M. Levey – cet autre maître, à peu ou prou la même époque, de la dérision poétique dans ses Cartes postales,

Sénèque, philosophe à la très bonne tête,
était chez Messaline, à l’heure du lever,
lasse du lupanar. « — Maître, je veux rêver.
Ébranle avec tes mots mon âme insatisfaite. […] »

Roman populaire ? Mais L’Orgie latine, ce sont les Mystères de Rome, comme Paris eut les siens sous une autre plume. Frissonnez, bonnes gens, rien n’est trop bon pour vous mettre en émoi : « Et ce fut, pendant quelques minutes, dans une ovation suprême de la foule, une pluie de roses – que le cadavre ensanglantait. » (p. 318) Érotisme à gogo, tableaux cruels imbus de sang, monstrueuses embroches de toutes sortes : rien, lecteur, ne vous est épargné – pas même l’idoine bondieuserie dans l’accumulation de ses poncifs : miracles ; mise en croix du héros, Sépéos, avec, survenue tel le deus ex machina, sa mère, la vieille Géo, pleurant au pied du pilori ; ours affamé faisant ami-ami dans l’arène avec la chrétienne Filiola, refusant de la dévorer, mais (on n’est pas à ça près…) succombant à ses charmes et forniquant plantigradement avec la malheureuse devant le regard médusé de milliers de spectateurs ; conversion – à la saint Gesnest plus qu’à la Polyeucte : « Une lumière étrange m’illumine… Je l’ai vu brûler dans tes yeux, Filiola ! À présent, je comprends, j’entends, je vois !… Oui, je sais, à présent, la puissance du Dieu de Filiola et de Macris. Sur la Croix, au spectacle des chrétiens, j’ai compris. Je crois en Kreistos, Filiola !… que j’aime !… je vois luire la vérité, ma mère Géo… Une sérénité étrange m’illumine. » (p. 379)

Bref : en deux mots, la totale, comme qui dirait…

De même que l’amateur de cinéma d’auteur peut se régaler de ces films dits « de série B », dès lors qu’il y distingue autre chose qu’une naïve impéritie de cinéaste – la volonté, bien plutôt, de pervertir le genre noble en le travestissant sous la peau d’âne –, on peut, m’est avis, lire L’Orgie latine comme la gigantesque farce (à laquelle on se laisse volontiers prendre), d’un auteur malicieux qui connaît ses classiques. Cependant, – et si c’est bien l’intention de Champsaur –, le roman, consciemment ou pas, va quelquefois beaucoup plus loin : ainsi de tout le chapitre intitulé « Crachat vertueux », où Messaline tente d’affrioler sexuellement le malheureux Sépéos, avec ceci pour tout résultat : « Quelque chose gicla soudain de sa bouche, un énorme crachat qui, tombé juste entre les seins de Messaline, dégoulinait, dans leur val, son écume blanche. » (p. 340). Éjaculation, certes, au sens étymologique du terme, mais pas celle attendue – à quoi fait écho, dans la page suivante, la « bave gluante » de « cent limaces » évoquée par la gouleyante impératrice. Cet exemple me paraît exemplaire de l’écriture de Champsaur dans ce qu’elle recèle de meilleur : il en va d’une thématique subtilement développée, où d’échos en échos, d’images en images, se construit un imaginaire – bien plus poétique, à mon sens, que telles ou telles de ces joliesses dont est ponctuée L’Orgie latine – auquel répond pleinement celui du lecteur, à l’ancre dans cet inconscient, où, selon toute vraisemblance, gîte toute grande et vraie littérature. – Le dirai-je ? C’est cela, surtout, que j’ai aimé, dans ce texte qui remue le plus lumineux comme le plus sombre de l’être.

Sylvana Périgot : 3 balles perdues (éditions Éolienne, 2012)

Disons-le d’emblée : l’intrigue de ce premier roman de Sylvana Périgot n’est pas ce qui m’a le plus retenu. La matière narrative peut se résumer en quelques termes : un lieu (un lac dans une forêt peu fréquentée), un personnage principal (et son point de vue, peut-être un peu court, de narrateur unique), une rencontre, un meurtre, deux temporalités croisées.

Il n’est pas certain que tout cela, mis en scène dans une composition souffrant, m’est avis, de quelques maladresses, suffise à vous emporter dans une de ces lectures qui vous incite, pris d’une fringale insatiable, à vous goinfrer d’un texte. Non : il n’en va pas ici d’une dévoration mais d’une de ces dégustations qui impose la mâche lente pour en saisir toutes les saveurs, et les saveurs les plus subtiles : l’amateur de ces « polars » évoqués dans la quatrième de couverture peut aller chercher ailleurs sa pitance.

Car, en dépit de quelques facilités qui irritent çà et là, 3 balles perdues (titre, il me semble, indu, trop accrocheur et qui circonscrit mal la tonalité très particulière de ce roman) est une de ces petites merveilles que l’on savoure avec lenteur, et pour ce qu’il est dans son essence : un long, magnifique, poème en prose, magistralement orchestré. Dès la première phrase : « Devant le lac, le ponton fait une ligne nette et lisse, une petite architecture impeccable », on sait qu’avec Sylvana Périgot on est en présence d’un auteur qui écrit à l’oreille, doué de cette capacité, rare chez trop d’écrivains contemporains, à mettre en musique des éléments visuels.

La suite ne dément pas, tant s’en faut, cette impression liminaire : Sylvana Périgot sait construire un monde où les sens – la vue, l’ouïe – les plus impliqués dans l’écriture et la lecture ne cessent d’être sollicités, pour notre plus grand plaisir : en témoigne, par exemple, ce passage, vers la fin (page 121)  – mais tant d’autres pourraient faire l’objet d’une citation ! –, où s’exprime, au service de la description, une admirable science du rythme et des sonorités : « J’ai rouvert les yeux à travers un prisme qui divisait et multipliait chaque image de mon passé pour l’incorporer au tain miroitant du présent. Un silence absolu absorbe la forêt. La surface du lac est comme une vitre piquée de lumière devant la chair trouble du fond, plus sombre, presque sourde et marbrée de veines phosphorescentes. Chaque feuille de bouleau tremble dans le jour comme une goutte d’eau et chaque goutte d’eau contient dans un effet de loupe un événement microscopique. »

Un-œil-une-oreille : c’est, en substance, sous la forme de cette association qu’avec son habituelle acuité Rémy de Gourmont, dans son Problème du style (un livre essentiel [Mercure de France, 1902]), définissait le don d’écrire. Nul doute que ce don, Sylvana Périgot ne le possède, manifestant dans 3 balles perdues ce qu’elle est, foncièrement : une artiste. Je ne suis pas sûr que le roman soit la forme littéraire la plus propre à la mise en oeuvre de ses qualités stylistiques : peut-être le poème en prose y serait-il plus propice. Quoi qu’il en soit de cette réserve – à laquelle fait d’ailleurs pièce le concept de roman poétique illustré par les Gracq et autres Alain-Fournier : ce premier texte publié révèle un sacré coup de patte,  et un auteur à suivre, indubitablement.

Une autre recension, sous la plume d’Angèle Paoli, à lire ici, sur Terres de femmes.

Truandailles 1890 : Jean Richepin, aux éditions du Vampire Actif

Hormis les quelques « grands » noms de cette époque qu’ils semblent avoir phagocytée et s’être, pour ainsi dire, appropriée, quel « honnête homme » d’aujourd’hui pourrait citer ceux des autres romanciers ou auteurs de nouvelles des années 1890 ? C’est qu’ils appartiennent, pour la plupart, à cette génération des auteurs nés aux alentours de 1850, qui n’est plus celle du romantisme, ni celle du réalisme ou de son avatar, le naturalisme. De quel mouvement pourraient-ils bien se prévaloir ? Le symbolisme n’a guère, que l’on sache, franchi les limites de la poésie et du théâtre : on est, en 1890, dans un de ces entre-deux que l’histoire littéraire ne reconnaît qu’après coup : la génération précédente a donné ce qu’elle a pu, la brillante génération des natifs de 1870, encore à la fleur de l’âge, n’a guère eu le temps de produire – si l’on met à part le précoce Jean de Tinan, mort trop jeune pour que son œuvre courte pût s’inscrire dans notre patrimoine littéraire – et dont certains procédés, en particulier dans Penses-tu réussir ? (1897) sont proches de ceux décrits ci-dessous. Émergent, parmi nombre d’oubliés, Zola, le dernier Maupassant, Mirbeau, Verne, France, Bloy – ce dernier sans doute le plus fortement typé de cette petite clique, qui publie d’ailleurs, dans le domaine narratif, en 1893 son magnifique Sueurs de sang.

Dès lors : qu’écrire, et comment, en 1890, qui ne soit une resucée, un prolongement des écritures antécédentes, qui ne s’inscrive dans les courants répertoriés de l’époque, et qui manifeste donc une originalité qui surprenne le lecteur, si le lecteur a envie d’être surpris, et lui apporte, peut-être, cette nouvelle vision du monde que lui donnera la lecture de Proust, mais plus tard, ou celle d’un Paul Morand – dont le même Proust, dans Le Temps retrouvé, soulignera, sans le citer nommément, le regard novateur, au point de lui faire oublier celui de France-Bergotte ? L’heure n’est pas encore aux convulsions du langage – pensons à Cendrars ou à Tzara –, ni même à cette introspection convulsive timidement amorcée dès 1888, avec le recours au monologue intérieur, par un Édouard Dujardin, dans Les Lauriers sont coupés.

Donc: qu’écrire ? Mais Truandailles, bien évidememnt, quand on a quarante ans, et qu’on s’appelle Jean Richepin.

***

Les marginaux, de ceux qui font trembler le bourgeois, n’ont pas manqué d’empreindre de leur présence une part non-négligeable de la littérature du 19ème siècle (Hugo, bien sûr, mais aussi Murger, etc.) ; ils constituent même un excellent fond d’édition, si on en juge par les succès d’un Eugène Sue, par exemple (Les Mystères de Paris), ou d’un Vidocq (dans ses Mémoires).

La recette de leur exploitation littéraire est simple – que Zola d’ailleurs, et les Goncourt, reprendront pour partie à leur compte : en gros, faire vivre ces milieux interlopes, et faire parler ces gens comme ils parlent réellement, dans l’étrangeté de leur langage, autant que sont étranges leurs codes et leur façon d’être – en un mot, montrer, exhiber, leur a-normalité, en ceci qu’il s’agit de « monstres », si on s’en tient à l’acception antique du terme[1].

Exhiber, oui, des monstres, écrire une littérature de Foire du Trône (qu’évoque d’ailleurs Richepin, dans Truandailles, lui donnant son ancienne appellation de foire au pain d’épice).

Chez Sue, cela donne ceci : un projet ; une exécution (les citations sont tirées des toutes premières pages des Mystères de Paris) :

Projet : Ce début [des Mystères de Paris] annonce au lecteur qu’il doit assister à de sinistres scènes ; s’il y consent, il pénétrera dans des régions horribles, inconnues ; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais. […] Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. […] Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux, un langage à eux, langage mystérieux, rempli d’images funestes, de métaphores dégouttantes de sang. 

Exécution : La nuit était profonde, l’eau tombait à torrents, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.

Dix heures sonnaient dans le lointain à l’horloge du Palais de Justice.

Des femmes embusquées sous des porches voûtés, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient à demi-voix quelques refrains populaires. […]

— Eh ! Barbillon, tu pitanches donc toujours de l’eau d’aff ?

— Toujours! j’aime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que d’être sans eau d’aff dans l’avaloir et sans tréfoin dans ma chiffarde, dit le jeune homme d’une voix cassée, sans changer de position et en lançant d’énormes bouffées de tabac.

Une narration, donc, en parfait français de code civil, pour reprendre l’expression de Stendhal, et qui contraste avec des dialogues ponctués d’un argot typographiquement indiqué, dont l’insistance pourrait sembler risible. C’est qu’il faut montrer que l’on sait écrire, qu’on est, comme on dit à l’époque, un écrivain de race, et prendre donc un peu de distance avec le « bas langage », insister sur le pittoresque tout en s’en démarquant : donner à voir ce qui détone, faire entendre les dissonances tout en se gardant l’œil propre et l’oreille scrupuleuse.

En bref : une tradition comme une autre.

***

C’est là que survient Richepin, bien oublié lui aussi de nos jours, même si dans les anthologies, les manuels de littérature, résonne encore à l’occasion sa Chanson des gueux, sans aucun doute son texte le plus connu.

Là que survient Richepin et son originalité, dans Truandailles : bas-fonds, certes, et langage coloré, comme chez Sue, comme chez d’autres encore. Mais – et c’est là toute la différence : si les dialogues épousent le langage de ceux qui les profèrent, le narrateur (toutes les nouvelles constitutives du recueil sont à la première personne), qu’on ne peut soupçonner d’appartenir à la famille des bateleurs et autres monstres de foire, écrit aussi comme ils parlent.

Autrement dit, on assiste, avec Truandailles, à l’intrusion du français, sinon argotique (quoique parfois), au moins populaire dans la narration ; à un lissage, au niveau de l’expression, entre parties dialoguées et parties narratives, l’ensemble ainsi écrêté s’inscrivant dans un continuum tonal, dans un même flux verbal – qui en cela préfigure Céline, et se démarque (même si, à l’occasion, Richepin en fait usage) du style indirect libre d’un Zola.

C’est là, me semble-t-il, que se situe la plus grande originalité stylistique de ce texte remarquable à plus d’un titre : en ceci qu’il anticipe, en ces mornes années 1890, une autre façon d’écrire cette narration française dont la forme – semble-t-il épuisée –, doit impérativement se renouveler, tant dans sa structure (et ce sera, quelques années plus tard, À la recherche du temps perdu) que dans son registre.

Les origines de cette trouvaille ? Richepin, de ce point de vue, n’est en fait l’héritier que de lui-même, qui dans sa Chanson des gueux inaugure le procédé qu’il va systématiser dans Truandailles, passant avec brio du vers à la prose, en gardant en prose – et ce n’est pas la moindre de ses caractéristiques – la même tonalité que fait entendre son recueil de 1876.

Qu’on en juge sur pièces :

La Chanson des gueux :

La viscope en arrière et la trombine au vent,
L’œil marlou, il entra chez le zingue, et levant
Sa blouse qui faisait sur son ventre une bosse,
Il en tira le corps d’un chat : « Tiens dit le gosse
Au troquet, tiens, voici de quoi faire un lapin. »
Puis il prit son petit couteau de goussepain,
Dépouilla le greffier, et lui fit sa toilette
Avec le geste d’un boucher de la Villette.
Et l’on riait. Car nul ainsi que ce crapaud
Ne sut déshabiller un matou de sa peau.[2]

Truandailles :

Han ! Aïe donc ! Quelle masse à arracher du sol ! Du cœur ! Ça grouille. Ça s’ébranle. Ça roule. Elle jure. Il halète. Les commères piaillent. Le couple bousculant et bousculé les heurte. On s’empêtre les pieds dans les fagots, les sacs. On tombe sur du charbon qui s’effondre et s’écrase. Il fait noir. Une poussière de ténèbres ! Qui est dessus ? Qui est dessous ? Micmac ! Cris et gnons !

Oh ! gnon, en particulier dans la caboche même du vicomte. Et quel gnon ! (La Vengeance de Polyte)

Transposition, donc, en prose, de ce qui a fait le succès (hors le scandale ayant suivi sa publication) de La Chanson des gueux ; et transposition, faut-il le dire, parfaitement réussie, suffisamment marquante, originale, pour imprégner les jeunes esprits de l’époque, qu’elle va féconder (je pense en particulier à Jean de Tinan, que j’ai cité plus haut).

***

Sans doute n’est-ce là qu’un des aspects du style bien caractéristique de Richepin, dans Truandailles : il resterait à parler de l’humour, constant dans tout l’ouvrage, et de ce ton d’empathie gouailleuse – de ce point-de-vue, Richepin se situe aux antipodes d’un Eugène Sue – pour tous les traîne-misère dont sont faits les portraits. Toutefois, c’est, me semble-t-il, un aspect essentiel, dans la mesure où, pour me répéter, il inaugure certains procédés que reprendra la littérature du début du 20ème siècle – je pense en particulier à ce que, outre Céline, mais plus tard, fera, dans les années 1910, un Francis Carco, et, après la grande guerre, dans un tout autre contexte, un Henri Barbusse.

Il faut donc savoir gré aux éditions du Vampire Actif d’avoir tiré de l’oubli ce texte initiateur – et Richepin, par la même occasion –, publié dans un ouvrage de très belle facture (une des marques de cette maison d’édition lyonnaise) et accompagné d’un appareil critique fourni et de grande pertinence.


[1] « Le monstre est celui dont l’aspect nous est inhabituel par la forme de son corps, sa couleur, ses mouvements, sa voix, et même les fonctions, parties ou qualités de sa nature. » (Saint Augustin, in La Cité de Dieu).

[2] La Chanson des gueux : « Autre eau forte » (partie : « Au pays du largonji »)

L’économie de la spirale : Gabriel Josipovici, Tout passe

Une fois n’est pas coutume : pour rendre compte du texte magnifique (je pèse mes mots) de Gabriel Josipovici, Tout passe (Quidam éditeur, 2012 ; traduction de l’anglais par Claro), c’est à ma spécialité universitaire que je me référerai – qui n’est pas la littérature, comme on pourrait croire, mais la didactique des langues vivantes –, pour en extraire le concept de « progression en spirale ».

Ce dernier définit le processus d’enseignement selon lequel une notion, plutôt que d’être entièrement dévoilée du premier coup, va, au fil de ses reprises, gagner lentement en substance, s’enrichir pas à pas de tous ses développements possibles jusqu’à les épuiser ; revenant donc constamment sur elle-même pour mieux se déployer, se nourrir de sa matière antécédente, pour croître, s’étendre, gagner en volume : la spirale, l’hélicoïde coquille de l’escargot sécrétée par le mollusque à mesure qu’il grandit – et qu’il avance, comme avance à son rythme le vivant, laissant au sol sa trace (appelons « texte » cette trace).

La coquille d’escargot, oui, la spire. Mais une coquille en coupe, comme on parle de coupe anatomique, désemplie de toute chair mollasse (appelons ça « concision »), amputée, même, de brisures (appelons ça « blancs typographiques »), mais dont la forme demeure, clairement définie dans son dess[e]in, et qui tourne, tourne encore et toujours, gravite autour du point central pour mieux s’en éloigner : dans Tout passe, ces quelques mots fondateurs — Tout passe. Le bien et le mal. La joie et la peine. — qui, par leur reprise obsessionnelle, rythment le texte et, à mesure qu’y avance le lecteur, s’écartent de l’origine (titre ; premier paragraphe) tout en restant les mêmes sans demeurer les mêmes (opposition, si on veut, de la forme et du fond, du dire et du dit), et s’enrichissent, s’imprègnent, au fil de leurs occurrences, de la matière sémantique par où elles sont passées.

Qu’on ne s’y trompe pas : il n’en va pas du leitmotiv pour autant, cette simple reprise mélodique (certes bien présente aussi, du fait de l’effet produit), mais bien plutôt d’une variante de cette bonne vieille figure de la répétition (« antanaclase », pour faire savant), qui répète mais sans dire la même chose (écoutons Pascal : « le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point »[1]) – et qui, là, dans Tout passe, généralisée à tout le texte, à l’extrême, pourrait-on dire, ne cesse de répéter mais sans jamais répéter la même chose, augmentée des scènes, des paroles précédentes –, comme une sorte d’écho boule de neige, si on veut, qui, au rebours de l’écho physique, à chaque renvoi gagnerait en épaisseur, en expansion de sa matière. Si bien qu’entre la première occurrence du motif (premier paragraphe) et sa dernière (dernier paragraphe), ledit motif s’est accru de tout le poids des mots qui les séparent, qu’il pèse à la fin autrement plus lourd qu’au commencement : pareil mais plus dense, l’impondérable goutte d’eau transmuée en mercure.

C’est sans doute là ce qui m’a le plus impressionné dans ce texte très court (une cinquantaine de pages, ponctuées de blancs), constitué (théâtre ?) de dialogues et d’éléments se rapprochant de la didascalie : concision, certes, incroyable économie des moyens, au point que la substance proprement narrative est comme amenuisée, réduite à presque rien (mais on trouverait tout cela dans n’importe quelle nouvelle bien troussée), mais surtout – surtout – ce sens inouï, proprement époustouflant, de la composition, articulée, me semble-t-il, autour de cette figure de la spirale que je viens de tenter de décrire.

Poésie ? — d’autres avant moi l’ont dit. Indubitablement, oui, si la poésie est à mes yeux (j’en ai parlé ailleurs) une structure essentiellement rythmique. Mais aussi peinture, dans l’équilibre des moyens qu’elle se donne, dans les renvois de couleurs, dans les effets de miroirs (on penserait à un Cimabue, à ses effets de symétrie amplifiant les personnages sans arrière-fond – ou presque). Mais peu importe, en fait, la nature de ce livre indéfinissable : seul compte que l’on se précipite sur ce très grand texte, et qu’on le lise pour ce qu’il est, me semble-t-il : le modèle d’une forme achevée, réfléchie, rythmée – et la source d’un immense plaisir esthétique.


[1] Le même phénomène, peu ou prou, se trouve employé par Shakespeare (dans Jules César) dans la fameuse tirade d’Antoine (acte III, scène 2)  : la répétition de « honourable man/men » changeant progressivement de sens, en fonction du contexte, à mesure qu’Antoine s’exprime (cf. Jakobson, Eléments de linguistique générale).

Un discours de la méthode

C’est que Montebello ne va pas en écriture du pas direct et tendu de qui marche pour avancer, pour foncer droit à un but défini : il muse en polyglotte (qu’il est) parmi les langues (français, italien, piémontais, latin…) et les souvenirs « 

Aux éditions LE TEMPS QU’IL FAIT, Tous les deux comme trois frères, dernier récit de Denis Montebello.

Chronique en écho sur Exigence Litterature, par Lionel-Édouard Martin.