Introït (Sur un tableau d’Otto Dix : La Jeune fille et la mort)


L’arbre à la mort réserve bon accueil : tronc d’homme
folié d’os. Un squelette habite sous l’écorce
et porte à bout de branche un ciel crépu d’orages.
 

De terre en cime il est debout sous le feuillage
et quelle jeune fille y cueille son rictus
à l’écho d’un sourire ensouché dans son corps ?
Voici, la mort lui prend la main, l’entraîne opaque
vers l’aval de son âge, et rien ne germe en son
ventre ligneux, qu’une colonne de glycines
chevillée dans l’argile en grappes de vertèbres.
(Colmar, novembre 1996)
extrait de Avènement des ponts, éditions Tarabuste, 2012

Froufrou des voiles…

Froufrou des voiles, toiles légèrement empesées : un sillage épicé de cannelle et de vanille, d’embruns de sueur au creux d’aisselles (foule des passantes, houle d’hippocampes à caracos multicolores) excite un désir à l’apparence de brise, un remous presque charnel à la cime des palmiers.

Palmeraie, cathédrale à l’envol, les ailes des colonnes s’appuient sur le ciel à gestes mesurés. Mais nul arrachement ne vient conclure la période éternelle, qu’un battement de virgules, ponctuation souple des heures.

Palmes en désir d’envol, de rupture. Pourtant nul souffle en proue de mer la brise est morte : à peine ma parole au bord de ce poème anime une infime étoile, émeut le feu de ma chandelle.

Table en terrasse, gréée de blanc : mes mots pénètrent la vigie d’un délire insulaire, ma bougie voit des îles au milieu de ma voix, s’agite à cris muets. Que je dise palme et l’archipel

Attise une flamme enthousiaste, un pareil désir d’envol et de rupture, au sommet de mon navire.

Où palpite la palme, le ciel cesse, et tous les morts – même bleu, le ciel est un lieu plein de morts. Est-ce ma parole, mon chuchotis mal perceptible à la tombée du soir et à l’orée du poème, qui prête au cœur-palmier ce mouvement binaire ? J’ai bonnement dit palme et la vie tout là-haut soudain s’est mise à battre ; que je lève les yeux, j’y puiserai ce qu’il me faut de sang pour dessiner un arbre au fond de mes prunelles.

Lionel-Édouard Martin, extrait de Litanie des bulles, Soc et Foc, 2010.

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« Huit heures moins dix, marée d’équinoxe un matin de septembre.»

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C’est là, devant ma porte, que je l’ai vue, elle, la première fois, au tout début de septembre.

D’abord incluse dans un groupe de jeunes indifférenciés, prise telle la reine des abeilles dans un essaim de gestes et de voix. Je les suivais de l’œil, fasciné par leur mouvement. Leur houle, longue et continuelle, vivante, fluait des artères voisines, s’abouchait sur la place avant de s’engouffrer dans la Grand-Rue.

Huit heures moins dix, marée d’équinoxe un matin de septembre.

Je tenais à la main mon appareil photo – l’appareil photo, chez le journaleux de province, est une sorte d’appendice qui prolonge immédiatement la paume. J’ai, à la diable, saisi quelques images. Ça m’avait donné, cette foule d’élèves, une idée d’illustration pour un article à faire, la rentrée des classes vue de la rue, le mouvement vers le lycée, le flot bigarré. Ça changerait des clichés statiques, immémorialement pris dans, devant les écoles.

La foule s’éloigna, le brouhaha décrut.

Ce fut de nouveau le silence.

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Extrait de Anaïs ou les Gravières, Éditions du Sonneur,2012, p.80.

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La vieille est là, donc…

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La vieille est là, donc, qui s’arrose à cascade et se débrène. Diurc n’a pas eu le droit d’entrer. Même dans le noir le plus épais, l’oeil du chien serait une injure. Et pourtant : l’animal a bien évidemment l’innocence d’un bébé, il verrait la chair sans penser à mal, s’il devait la voir, s’il devait penser. Mais la vieille est d’une époque où la pudeur s’égrenait à pleins chapelets, nuit et jour, au point de devenir consubstantielle au corps, de s’y fondre. Alors, tout regard est suspect, le soupçon pèse même sur les objets. Conséquemment : ni bête ni lumière dans le cagibi — que du noir.

Et là, tandis qu’elle verse, et, dans un geste un peu trop large, effleure du coude une bassine à confiture : « Aïe, s’exclame-t-elle, tu m’as fait mal ! » — et qui est cet «elle» qui s’exclame, c’est la question, mais un « elle » parle dans l’obscurité.

Or : la vieille est bien certaine de n’avoir pas ouvert la bouche. Parler d’ailleurs lui fendrait le crâne, elle le sent bien, et elle connaît trop intimement ce réduit pour y éprouver la moindre peur — de celles qu’on exorcise en articulant quelques paroles. Il fait froid, la nudité n’est supportable qu’arrosée d’eau tiède, mais elle suspend son mouvement de noria, s’immobilise, écoute.

Rien.

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Extrait de La Vieille au buisson de roses, Le Vampire Actif, collection Les Séditions, p.118.

Bouts de Brèche

Dans les choses les mots couvent à petit feu ; qu’y touche la paume aoûtée du poète : de la craquelure à peine perceptible à l’oeil ni à l’oreille, ménagée dans la coque par le geste tendrement briseur, sourd l’escarbille.

Et nulle part ne s’embrase mieux le chant qu’à la surface fendille du monde.

L’écorce, on aurait tort de croire qu’elle calfate l’arbre hermétiquement. Disons : elle tâche à l’endiguer, et ses débordements de parole végétale ; à colmater les brèches. Ce qui n’est pas si simple : il faut imaginer la puissance de la pression contenue, et comprendre que, s’arc-boutant comme elle peut, prenant appui sur rien, ou l’air nu, elle retient la poussée à seul force de ses doigts mal joints, et qui laissent filtrer des mots. Pas entiers, le plus souvent : des bribes, des onomatopées, moignons de syllabes, articulations juste ébauchées, mouvements brisés de lèvres, cassots de murmures, en quête d’ensemble. Il serait vain de prétendre aveugler ces bruissements : car que dirait alors l’oiseau ? Mieux vaut aider à leur passage et les recueillir entre ses paumes comme au tronc des pins la résine ; attendre, y instiller un peu de voix humaine.

Pour affiner l’accord.

Extrait de Brèches,  ENCRES VIVES, 2005