Vincenzo da Filicaja (1642-1707) : Huit lamentations sur la mort de la grande-duchesse de Toscane

chêne Courbet

Le Chêne de Flagey (G. Courbet, 1864)


Derniers feux du latin baroque : ces huit déplorations ont été écrites en 1694
à la suite de la mort de Victoria Della Rovere (1622-1694) grande-duchesse de Toscane. 

— 1 —

De milliers de trophées, d’exploits jadis altière,
Et se haussant du chef parmi les hautes brises,
Belle yeuse, immense, auguste, à Jupiter étrusque
Vouée, amie de Jupiter de Tyrrhénée,
Qui couvrait terre et mer de son royal ombrage,
Tenant la paix publique à son tronc appuyée :

Ô douleur ! la voici, dessouchée des tréfonds
Vaincue par son fardeau, qui s’oppresse et les siens.
Mais chutant de son haut, de sa ruine elle ombre
Mainte ruine en tas. – Rapporte l’arbre droit,
Passant, à l’arbre chu : l’arbre droit s’écroula
Soudain, mais s’écroula pour plus droit se tenir.

— 2 —

Las ! nous mourons deux fois, il n’est point assez d’une :
La mort s’entend d’abord, plus tard elle se voit.
– Que dis-je ! c’est périr, Princesse, et repérir,
Que de ne pas mourir avant l’heure avec toi.

Nommer cela « désastre » ? et appeler « plaie » cette
Immense plaie de l’âme, et « douleur » la douleur ?
Impuissance des mots ! termes sans force ! ô que
Souvent ce qui est grand n’a le nom qui lui sied !

Tu te meurs, la douleur démesurée franchit
Ses bornes, et stupeur est ce qui fut douleur.
– Nous nous tairons donc morts en notre mort ; si quelque
Voix parle, ce sera la voix de notre mort.

— 3 —

Où donc vont tant de pleurs ? Jusques à quand, Douleur,
Donner à la douleur, l’en pressant, libre cours ?
L’Étrurie a pleuré presque toutes ses larmes :
Croit-elle donc, hélas, n’avoir assez gémi ?
On célèbre à leur jour dans les pleurs les obsèques,
– Il faut dire les pleurs, dire l’affliction.

Mais quel foudre a détruit espoir, salut public,
Combien la chute d’une opprime d’habitants,
Quel modèle aux rois manque, au royaume quel chef,
Quelle mère, au palais quel pilier – qui dira ?
Las, pleurons moins, pensons à ce qu’il faut pleurer !
Que de deuils ce seul deuil porte dans son ampleur !

— 4 —

Avec la piété revient l’affliction :
Ce cortège pieux convoque mots et larmes.
Qui se fie à son règne, à sa haute fortune,
Ou nie que la grandeur soit précaire : Princesse,
Qu’il t’avise, tombant du comble de ton règne
Et tombant de si haut que le dire est ardu.

Mais tu tombes ; les dons éminents de ton cœur
Ont en vain protégé, en rangs serrés, tes flancs.
Te voici donc vaincue ! Verte et belle vieillesse
Qui a franchi sans mal quatorze olympiades
– La mort semblait avoir avec toi fait accord
Que jamais ne mourrait nulle part de ton être…

Tu meurs âgée ; mais meurs âgée aux yeux de qui ?
– Car qui ne te dirait née tard, et tôt partie ?

— 5 —

Prendre, hélas, une part de nous, nous laisser l’autre ?
Rends-nous, Mort, cette part, ou prends-nous la seconde.
Ou spectatrice étant de ce spectacle, vois
Quelle pompe affligée entoure ton triomphe.

Sagesse et Piété, cheveux défaits chacune,
Triste chacune, en pleurs, et privées de leur lustre,
Justice et Force d’âme, ô pleureuses sans gages,
Demi-mortes, ci, là, gémissent devant l’urne.

Peut-être gémis-tu toi-même, et t’incrimines :
Mais que le chef est beau dont tu viens t’accuser !
Madame est sans vie ? Non, mais la vie sans Madame
– Et n’eusses-tu sévi qu’elle fût moins vivante.

— 6 —

Comme entre les nuées l’éclair, sous le ciel pauvre,
Enténèbre en fuyant le chemin qu’il parcourt :
Ton clair passage laisse, en cette nuit, Victoire,
Le ciel étrusque se couvrir d’une ombre triste.
Et comme s’apâlit l’éclat noir de la foudre,
Brûlent funestes, noirs, ces ternes luminaires.

Or donc : t’enveloppant dans ta propre lumière,
– Peut-on voir le soleil sans secours du soleil ? –,
Qu’à nous ton feu te montre ; et comme voit la nef
Par delà le détroit de nouveaux astres naître,
Nais par-delà la mort, nouvel astre ! Naguère
A brillé ton regard : brille d’âme et d’esprit.

— 7 —

Lamentation de la mer tyrrhénienne 

« Las, j’ai vu, je suis morte ! Ô Mort, qu’ai-je de toi,
Qu’ai-je de vous, mes yeux, qu’ai-je démérité ?
J’ai vu périr ma Dame – Ah, que ne suis-je aveugle,
Que ne puis-je à ces yeux nullement me fier !

Je m’écorche, et mes flots ; et comme l’on peut voir
Sur un bris de miroir un visage en entier,
En tout lieu que mon eau, brisée, m’offre un miroir,
S’y reflètent les traits de ma Dame perdue.

Las, tous ces pleurs de deuil ! – Par trois fois des deux pieds
La Thétis de Toscane a frappé l’eau profonde. »

— 8 —

Adresse à la mer adriatique

Sourds et loin de tes eaux, trop sourde Adriatique,
Écoute ta misère, et plains ta destinée.
Car l’Arno vous annonce, au Métaure et à toi,
Grand malheur et grand deuil – l’Alpe en vain s’interpose.

La Dame de Toscane, annonce-t-il, est morte
Elle dont le renom l’eût fait croire immortelle.
Qu’on frappe un de ses bouts, l’autre bout du bois tremble :
Qu’on frappe une des mers d’Italie, l’autre souffre.

Ah, souffrez toutes deux ; même lieu de souffrir ;
Le Soleil en deux mers voudrait naître et mourir.


— I —

Haeccine mille olim spoliis titulisque suberba,
Atque auras tendens verticem in aetherias,
Puchra, ingens, augusta, Jovi sacra Quercus Etrusco
Haeccine Thyrrheno Quercus amica Jovi,
Quae mare, quae terras texit regalibus umbris,
Et cujus trunco publica nixa quies,

Proh dolor ! haec, ima dudum a radice revulsa
Pondere victa suo est, seque suosque premit.
Lapsa tamen sublimis adhuc, umbramque ruinis
Tot simul aggestis ipsa ruina facit.
Stantem, hospes, lapsae confer : stetit illa repente
Casura ; ut staret firmius, haec cecidit.

— II —

Bis miseri occidimus ; nec mors satis omnibus una est
Auribus appulsa est prima, secunda oculis.
Immo, cum, Princeps, iterumque iterumque perire
Tecum ipsi ante obitum non semel occidimus.

Et clades isthaec dicenda ? et plaga vocatur
Haec ingens animi plaga, dolorque dolor ?
O segnes voces, ignavaque nomina, et o quam
Impar saepe sibi grandia nomen habent !

Te moriente, dolor sua trans pomoeria fertur
Improbus ; et stupor est qui dolor ante fuit.
Nostra ergo exanimes in morte silebimus ; et vox
Si qua sonet, nostrae vox ea mortis erit.

— III —

Quo tot se lacrimae vertent ? et quousque dolori,
Imperiose dabis libera vela dolor ?
Ipsos paene oculos efflevit Etruria ; nec dum
Visa sibi infelix est gemuisse satis ?
Dicta dies lacrimis funebrem instaurat honorem
Et fari lacrimas, maestitiamque jubet.

Sed quali attritae sint fulmine, spesque salusque
Publica : quot populos una ruina premat :
Qua reges norma, qua matre, ac principe regnum,
Quo careat fulcro regia, quis referat ?
Heu quam flere minus miserum, quam flenda referre,
Quotque unum hoc ingens funera funus habet !

— IV —

Instaurat pietas moerorem, in jusque vocari
Et verba, et lacrimas haec pia pompa jubet.
Quicumque aut regno, fortunae aut fidit adultae,
Atque negat fragili grandia stare loco,
Te videat, Princeps ; cadis alto a culmine regni,
Nec parvae est molis dicere, quanta cadas.

Sed cadis ; atque tutum tot jam, velut agmine facto,
Celsae animi dotes frustra obiere latus.
Sed tamen victa es et viridis ac pulchra senectus
Bis septem evasit sospes olympiadas.
Ac tecum potuit mors transegisse videri,
Cum moritura tui portio nulla foret.

Jam longaeva peris ; sed cui longaeva peristi ?
Quis non sero ortam dicat, obisse cito ?

— V —

Heu quid nostri adimis partem, partemque relinquis ?
Vel redde alterutram, mors, vel utramque adime.
Vel de spectaculo spectatrix facta triumphi
Pompa sit ista tui quam truculenta, vide.

Hinc sophia, hinc pietas, convulsis crinibus ambae,
Moestae ambae, ac lacrimis, illuvieque graves :
Justitia hinc, virtusque animi ceu Praeficae ad urnam
Nullo emptae pretio, seminecesque gemunt.

Forsan et ipsa gemes, teque ipsa fatebere sontem,
Sed quam pulchra ream te modo culpa facit !
Non vita Princeps caruit, sed Principe vita ;
Si non saevisses, viveret illa minus.

— VI —

Ut nubes inter fulgur sub paupere Caelo
Dum fugit, emensum jam tenebrescit iter :
Clara per hanc noctem sic dum, Victoria, transis,
Etruscum hoc Caelum tristior umbra tegit.
Fulminis utque atrum pallet jubar: haud secus atrae,
Infaustaeque ardent hae sine luce faces.

Ergo agedum (namque ipsa tuo te lumine velas,
Spectarique nequit Sol nisi Solis ope)
Te nitor ostendat nobis tuus ; ac nova oriri
Trans Abylam, et Calpen ceu videt astra ratis ;
Sic oriare novum trans mortem sidus ; et olim
Si nituisti oculis ; menti, animoque nite.

— VII —

Me miseram ! vidi et perii ? Quid, mors, ego de te,
De vobis, oculi, tam male quid merui ?
Vidi obitum Dominae ; atque utinam vel caeca fuissem,
Vel foret hisce oculis non ita certa fides !

Hinc me, undasque meas lacero ; ac vel ut ora videri
Quolibet in speculi fragmine tota queunt ;
Sic ubicumque mihi speculum fracta unda ministrat
Jacturae faciem conscipit ipsa meae.

Et heu me miseram, sic fata efflevit, et imum
Ter pede Tusca aequor pressit utroque Thetis.

— VIII —

Surge, undisque tuis longe, Adria, surdior, audi,
Quam sis infelix ac tua fata dole.
Grande Metauro Arnus, tibi grande, et utrique dolendum
Frustra interposita nuntiat Alpe malum.

Nuntiat extinctam, cui Tuscia servit, et quam,
Si famae credas, interiisse neges.
Ac ceu parte una trabs icta, utrimque tremiscit,
Icto uno Italiae sic mari, utrumque dolet.

Nempe dolete ambo, par causa utrique dolendi est,
Sol gemino hic voluit nasci et obire mari.

(in Opere di Vicenzio (sic) da Filicaja Senatore Ferentino  [1817] tomo secondo, pp. 33-36)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Vincenzo da Filicaja (1642-1707) : « Tandis que j’agonise »…

Autoportrait aux symboles de vanité (David Bailly, 1651)

Autoportrait aux symboles de vanité (David Bailly, 1651)


La vie s’enfuit si vite ? et les jours volatils
Se liguent donc toujours afin que de me nuire ?
Le temps toujours voleur me dérobe à moi-même,
La mort vient à moi, sombre, et d’un pas que j’ignore.

Lentement je me meurs, en vain le cacherais-je.
Je ne suis aujourd’hui qui je crus être hier.
Le meilleur de moi mort, me reste mon malheur.
Me reste ? Eh non, se meurt tandis que je m’exprime.

Fanée, la fleur ; mon feu voit tiédir son ardeur,
Et ma tête blanchit sous un précoce hiver.
Consulté-je mon cœur et mes forces ? Je sens
Que je meurs peu à peu, que la vie m’abandonne.

Je me plaindrais moins fort, pouvant « J’ai vécu » dire,
Pouvant dire « La Mort, tu me viens sur le tard ;
Dussé-je mesurer l’écoulement du temps,
Combien, combien de jours ont pour moi trépassé ! »

Mais ma vie ne fut rien, honteusement vendue
À l’encan pour le prix du mécontentement.
Mécontentement, oui ; cris, mais deuil sans pareil,
À mes yeux faillit l’eau qui pourvût à mes larmes…

Mais point tout expiré : l’ultime douleur veut
Sa pitance, et de moi se souvient volontiers :
Dans un cœur bourrelé habite la vengeance ;
Les crimes sont pour l’âme eux-mêmes un supplice.

Chargé de tous ces maux, en craignant de plus lourds,
Ô Déesse, je pèse à trente-neuf hivers.
Que faire ? nulle voie pour fuir, pour me sauver ;
Le dernier jour est proche : apporte-moi ton aide,

Ton aide, tu le peux, Déesse aux mille grâces,
Aux mille panacées : apporte-moi ton aide…
Vouloir être sauvé, c’est être sauvé presque :
Je veux être sauvé, non flatter mes souffrances.

La neige s’éternise, épaisse, au haut des Alpes,
Et disparaît plus vite en plaine cultivée :
Le désir effréné de pécher tient de même
L’âme rustre, et ne fait qu’effleurer l’âme noble. […]


Siccine tam velox vitae fuga ? siccine semper
Conjurant volucres in mea fata dies ?
Meque mihi semper fur surripit hora, mihique
Non intellecto mors venit atra pede ?

Paullatim morior : frustra id celare quid ausim ?
Non sum hodie, fueram qui mihi visus heri.
Optima pars nostri periit, manet altera fatum ;
Sed manet ? immo etiam, dum loquor, ista perit.

Extincto jam flore vigor tepet igneus ; et jam
Anticipata meo vertici candet hiems ;
Et si forte animum, viresque interrogo, vita
Sentio me sensim deficiente mori.

Haec levius quererer possem si dicere, vixi
Dicere si possem : mors mihi sera venis.
Quot mihi, si lapsi rationem temporis ipse
Mecum recte ineam, quot periere dies !

Quam nihil heu vixi ! Turpe mea vita sub hasta
Veniit et pretium paenituisse.fuit.
Paenituit, fateor, gemuique, sed impare luctu,
Et lacrimis certe defuit unda meis ;

Necdum animam effavi totam ; dolor ultima quaerit
Pabula ; neque mei nunc meminisse pudet :
Ultricesque habitant laniato in pectore poenae ;
Ipsaque sunt animo crimina supplicium.

His me, Diva, malis pressum, et graviora timentem
Juncta quater nonae tertia portat hiems.
Quid faciam ? Effugii nulla est via, nulla salutis ;
Jamque extrema dies imminet : affer opem.

Affer opem, nam Dea potes : tibi mille juvandi,
Mille medendi artes ; ah precor, affer opem.
Magna salutis enim pars est voluisse salutem;
Hanc volo, nec morbis blandior ipse meis.

Ac veluti alpinis nix alta diutius haeret
Verticibus, cultos at cito linquit agros;
Haud aliter mentes peccandi effrena cupido
Obsidet agrestes, transilit ingenuas.  […]

(in Opere di Vicenzio (sic) da Filicaja Senatore Ferentino  [1817] tomo secondo, pp. 14-15)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Vincenzo da Filicaja (1642-1707) : La blanche hirondelle

Pigeons dans un paysage (P. Picasso, 1957)

Pigeons dans un paysage (P. Picasso, 1957)


La blanche si tendre hirondelle,
____Allant, venant en son errance,
____Harmonieuse et solitaire,
____Me fait par douce violence
____Lui adresser quelques paroles :

« Blanche hirondelle, plus que neige,
____Je vais te dire de quel feu
____Je brûle, vieux déjà. J’aime, une
____Flammette me ronge le cœur 
____Et me dévore les tréfonds.

Oui, j’ai aimé jusqu’à ce jour
____Et j’aime plus que mes prunelles
____Une mignonne sans pareille ;
____Et peu m’importe qu’un Caton
____Puisse surprendre mes amours :

Qu’il les surprenne et en grommelle
____Et qu’il en rie ! – Mais je veux, là,
____Lui envoyer ce petit mot :
____Daigne le prendre sous ton aile,
____Que je l’y cache et l’y attache.

Porte à l’instar de la colombe
____À ma mignonne cette page :
____C’est au milieu de l’Étrurie,
____Qu’hôtesse d’une solitude,
____Près de l’Arno elle a sa vie.

Va : Candeur accueillant candeur,
____Par trois fois, elle embrassera
____Mon petit mot, puis l’ayant lu
____Nouveau baiser, dira : “Le Cher,
____Comment va-t-il” ou “Que fait-il ?

Le Cher, que fait-il à cette heure ?”
____Et t’offrira quelque becquée
____De son pain, de son gobelet
____Une goulette d’eau très bonne.
____Et toi bientôt de tes deux ailes

Mignonnement. tu l’ombreras.
____Je n’ai voulu dire à personne
____Jamais, qui est Amasia,
____Pourtant je vais à toi le dire :
____Elle est la sainte Pureté. »


Hirondelle blanche

(in Opere di Vicenzio (sic) da Filicaja Senatore Ferentino  [1817] tomo secondo, pp. 50-51)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Vincenzo da Filicaja (1642-1707) : Amoureux tout jeune, mais jamais après.

Amour et Psyché (W.-A. Bouguereau, 1890)

Amour et Psyché (W.-A. Bouguereau, 1890)


Je fus tout jeune encore, et n’ayant jamais craint
Ni rien senti de tel, victime du cruel
Amour : par une fille – oh si belle et plus fraîche
Que fruit sous la rosée ! –, par ses noires prunelles
Charmé : d’elle, amoureux, hélas ! à en mourir.
J’aimais être charmé, les chaînes m’étaient douces
Plus que la liberté. Mêmes regards avides :
Elle et moi, nous buvions d’une ardeur appelée
À longuement brûler au fond de nos entrailles.
Nos maisons se touchaient. Rien ne nous empêchant,
Nos cœurs, d’un même cœur, en dehors de chez nous,
Vagabondaient – savoir qui de l’un, qui de l’autre,
Brûlait plus ardemment… Silence sans relâche,
Prudence des regards, et cette flamme aussi
Enclose dans nos cœurs, plus grande que notre âge
N’en pouvait contenir… Que dirais-je de plus ?
Nos yeux plaidaient leur cause, et de chaque côté
L’amour vainqueur touchait sa récompense insigne…

Cela dura six mois, brûlant d’un même feu…
Je dus contre mon gré partir – Non, je dis faux,
Partit mon enveloppe, et demeura mon âme :
Quel baume au fil du temps, quels lieux peuvent guérir
La blessure chérie d’une âme déchirée ?
Il n’est point de remède à cette maladie,
L’Amour ne guérit point. Passèrent trois étés :
Venue en âge d’homme, un fort beau mariage
Lui permit de rejoindre une illustre famille.
Je fus de cendre et glace ensemble, et je ne sais
Comment je ne mourus d’un bloc. – La malheureuse,
Qui ne m’oubliait pas, périt de plaies de l’âme
Et de graves tourments, de douleurs sans espoir,
La torche d’hyménée la mena au bûcher…

Quel dieu n’ai-je blâmé, quel homme ? – Je n’avais,
Malheureux, plus ma tête ; oh, qu’ai-je donc pleuré,
Qu’ai-je poussé de cris ! Sur son sépulcre, alors,
J’ai déposé plaisirs, gâteries, badinage,
Déposé tout espoir, et déclaré la guerre
Aux amours : j’ai depuis, dans mon cœur insensible,
Pour toujours un silex, un cœur de diamant.
Vénus pourrait sur moi se ruer tout entière,
Ou, voulant de nouveau concourir pour la pomme,
Me prier d’en juger le trio de déesses,
Rien ne réchaufferait l’hiver de mon cœur froid.
Pourquoi sur le tombeau d’Achille mis à mort
Pyrrhus immola-t-il la fille de Priam ?
Injuste cruauté ! J’ai fait mourir d’amour
Las ! une malheureuse : ah, ne devais-je pas
Tuer en moi l’amour ? ­– Jamais il n’est tombé
Aucune plus funeste et plus pure victime.


Et me saevus Amor tunc puerum et nihil
Tale unquam veritum, vulnera nec prius
Expertum feriit. Roscido acerbior
Pomo et pulchra nimis Virgo nigerrimis,
Heu me perdite amans, cepit ocelluli.
Gaudebamque capi, vinclaque erant mihi
Libertate magis dulcia. Sic ego
Sic illa aeque avidis luminibus diu
Arsuram penitis visceribus facem
Potabamus. Erant contiguae domus.
Hinc nullo unanimes obice identidem
Nativis animae sedibus exules
Errabant ; dubiumque alter an altera
Arderet gravius. Juge silentium,
Cautique intuitus, flammaque pectore
Plusquam aetas caperet clausa. Quid amplis ?
Egerunt oculi causam, et utrimque amor
Insignem retulit victor adoream.
Semiannus parili nos face torruit ;
Mox non sponte abii. Mentior heu ! mei
Pars externa abiit, restitit intima.
Nam quae balsama vel temporibus, aut loci
Sanent cara animae vulnera sauciae ?
Nulla est arte lues haec medicabilis ;
Non sanatur Amor. Tertius arserat
Jam caelo Procyon, cum viro idoneam
Illustri egregius junxit Hymen thoro.
Arsi una et rigui, nec scio cur ego
Non totius perii. Sed miseram mei
Non sane immemorem plaga animi et gravis
Cura, exspesque dolor Manibus intulit,
Extremique comes taeda fuit rogi.
Quem Divum, atque hominum mentis inops miser
Non culpavi ego tunc ? Quas lacrimas dedi !
Quas voces ! tumulum tunc ego ad illius
Omnes delicias et genium et jocos,
Spemque omnem posui, bellaque amoribus
Indixi, rigido stat mihi perpetim
Exin corde silex, corque adamantinum,
In me tota ruat nec si etiam Venus,
Nec pomum tripices rursus ob aureum
Si certare velint, judice me, Deae.
Bruma unquam tepeat pectoris algidi.
Occisi ad tumulum Pyrrhus Achillei
Mactavit sobolem qui Priameiam ?
Poena injusta et atrox. At si ego perdidi
Affectu miseram, nonne meos modo
Affectus jugulem ? Nulla nocentior,
Nulla unquam cecidit purior hostia.

(in Opere di Vicenzio (sic) da Filicaja Senatore Ferentino  [1817] tomo secondo, pp. 29-30)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

Vincenzo da Filicaja (1642-1707) : Sur sa création / De creatione sua

L’Homme formé par Prométhée et animé par Minerve (J.-S. Berthélémy, 1802)

L’Homme formé par Prométhée et animé par Minerve (Jean-Simon Berthélémy, 1802)


J’étais naguère encor chaos informe et noir :
Mais Dieu fit de la tête un signe – et démêlant
____L’amas confus, me mit son souffle
____En l’âme et son feu dans le sang.

L’eau vint s’adjoindre ensuite aux passions fluides,
Et s’adjoindre la terre inerte au corps inerte :
____Parfois quelque figeante crainte
____Fut à l’image de l’hiver,

Et la verte espérance à l’image d’avril.
Cette dernière année, l’été n’a point failli,
____Ferveur et feu de mon esprit
____Ramenant l’estivale flamme.

Ce n’est donc point l’automne encore ! – Hélas, pourquoi,
Pourquoi vouloir qu’il tarde, ô fou ? Puisse l’automne,
____Riche du fruit de mon travail,
____Me conférer l’éternité !


De creatione sua

(in Opere di Vicenzio (sic) da Filicaja Senatore Ferentino  [1817] tomo secondo, p. 21)


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

 

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